samedi 6 novembre 2021

MONSTRES DE BARRY WINDSOR-SMITH (CHEZ DELCOURT)


Barry Windsor-Smith est un artiste aussi rare que talentueux. Cela faisait bien longtemps que nous n'avions plus de nouvelles véritables de ce grand maître de la bande dessinée américaine; il est de retour cette année avec Monstres, un ouvrage colossal publié aux éditions Delcourt. Cette histoire à beaucoup mijoté et il a fallu des lustres pour enfin aboutir au résultat définitif. Force est de constater que le jeu en valait la chandelle, l'attente est récompensée avec ce chef-d'œuvre de narration, qui place au cœur du récit la figure du monstre. Qu'il ne faut pas uniquement interpréter en tant que disgrâce physique, mais aussi manifestations de l'inhumanité et de la perversion qui résident en certains d'entre nous. Composé d'environ 360 pages, Monstres présente l'histoire d'une recrue de l'armée américaine qui se retrouve impliquée dans une expérience militaire secrète, initiée par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Un sergent tente bien de protéger les victimes de cette expérience, mais trouve toute une série de monstres sur son passage, au propre comme au figuré. La victime, c'est Bob Baley, un jeune homme au passé trouble, sans papiers d'identité, qui se présente au bureau de recrutement militaire avec l'espoir de servir son pays. On pense à un Steve Rogers taiseux et lunaire, mais ici point de sérum du super soldat et de grand destin, ce qui attend l'infortuné volontaire, c'est le projet Prométhée, qui a plus à voir avec la torture, les délires eugénistes du docteur Mengele, qu'avec la science proprement dite. Sa transformation sera radicale, et il deviendra un monstre. Difforme, énorme, mais aussi doté d'une force surhumaine, lui qui n'a plus grand chose d'humain, en définitive. La scène de l'évasion n'est pas non plus sans faire écho au célèbre Arme X qui place Wolverine dans une situation assez similaire; là aussi le pathos et le drame sont omniprésents, et la créature est prise en chasse, dans une optique de destruction. En fait, pour tout comprendre, il faut patienter. Les premières scènes de l'enfance de Bob, avec une maltraitance paternelle évidente, et des bulles de paroles austères en ce qui semble de l'allemand, trouvent une explication au fil des pages, qui font fi de toute idée de narration linéaire. On remonte le temps, repart de l'avant, rembobine à nouveau, et le processus dévoile, couche après couche, les motivations, les plis de l'histoire, les moments clés, de ce qui va être une tragédie, et un énorme gâchis. 


L'horreur des expériences est liée au délire nazi, puisque le responsable du projet Prométhée fut autrefois membre du parti national socialiste allemand, et ce que l'histoire nous dévoile de lui, progressivement, donne froid dans le dos. Un monstre de plus, capable des pires obscénités, et qui semble se repaître du malheur qu'il provoque. Entre ses mains, les malheureux "volontaires malgré eux" ne peuvent que souffrir atrocement, et mourir. L'idée première de ce Monstres glaçant remonte au milieu des années 1980, et c'était initialement une histoire centrée sur Hulk, avant d'être étoffée et révisée pour devenir distincte de l'univers narratif de Marvel Comics. Au fil des ans, Windsor-Smith a montré quelques planches de son projet, qui semblait pourtant en léthargie depuis trop longtemps. Mais fin 2019 l'auteur avait annoncé sa parution, sans indiquer le nom de la maison d'édition (Fantagraphics, aux States, Delcourt chez nous, donc). On y retrouve cette obsession pour le passé lourd de secrets et de douleurs, qui irradient jusque dans le présent, pour en noircir le quotidien. Tous les personnages sont ici pris dans une toile tissée depuis des années, parfois à leur insu. La famille Bailey, avec une histoire d'amour inavoué et inassouvi, poétique, un destin domestique si tragique et qui aurait pu être différent, avec d'autres choix plus clairvoyants. Le recruteur McFarland est aussi dans une situation similaire, lui qui est l'héritier d'une tradition familiale, celle des sensitifs, dotés de dons leur permettant d'entrer en communication avec d'autres plans de l'existence, de savoir et ressentir les choses, de manière surnaturelle. Involontairement, il va donner l'impulsion pour la descente aux enfers du jeune Bobby, en fuite de tout, de tous, sans le réaliser. Et pour le père du jeune homme, le passé est le grand traumatisme, là où il s'est perdu, où son esprit a cédé, devant l'innommable, ce qu'on ne peut voir et appréhender.  La narration s'offre aussi des excursions vers d'autres manières de faire, avec par exemple des pages entières extraites du journal intime de la mère de Bobby, où la sensibilité et la pudeur d'une femme se heurtent à son manque d'indépendance et aux injonctions d'une autre époque. C'est encore la corruption qui suinte de chaque page, de tous les micro récit qui se croisent et se complètent, et elle est "magnifiée" par le trait précis, très fouillé, par le jeu permanent des ombres dévorantes de Barry Windsor Smith, qui procède par petites cases serrées largement servies en dialogues, et qui s'alternent avec des moments explosifs et révélateurs, qui gagnent en espace et investissent la pleine page. Tout ceci pour offrir aux lecteur une œuvre dense et exigeante, qui ne peut être parcourue distraitement mais nécessite un réel investissement, y compris émotif. Le résultat en vaut la peine, tant il est splendide et touchant. 






SQUID GAME : REGARDE CE QUE TON FILS REGARDE

 🎬 Squid Game (Netflix) 

Vous avez peut-être découvert Squid Game le jour où votre petit dernier, élève de sixième au collège de Troufouillie les oies, est revenu à la maison avec une déviation de la cloison nasale et un double traumatisme crânien et thoracique. Les jeunes sont espiègles, ils s'amusent d'un rien. Ou alors c'est qu'ils s'inspirent de la série coréenne du moment, diffusée sur Netflix, et qui leur est pourtant interdite (mais encore faudrait-il que les parents lèvent le nez de leurs propres smartphones, pour que soit respectées les consignes élémentaires de sécurité sur le net). Écrite et réalisée par Hwang Dong-hyuk, la série se concentre sur de terribles mésaventures impliquant 456 personnes en marge de la société, qui décident de participer à un jeu de massacre aussi dingue qu'inattendu, pour gagner une somme faramineuse. Une récompense qui pourrait leur rendre un avenir, jusqu'ici bien sombre. Six épreuves en tout, six jeux en apparence anodins, pour ces Olympiades du désespoir (à commencer par un,deux,trois soleils en ouverture) où la défaite signifie aussi mourir, froidement abattu. Squid Game, c'est donc un récit de survie, de détresse économique, la version ultra torturée, gore et cynique de Parasite, récente palme d'or à Cannes. Là aussi la cassure entre ceux qui ont tout, et ceux qui n'ont presque plus rien (à perdre) assume une dimension tragique. La pauvreté et le besoin sont les leviers que manipulent les organisateurs, tout comme les ultra riches gagnants du capitalisme orchestrent nos vies, chaque jour, à la lisière de l'humiliation, et nous les remercions pour les quelques miettes qui tombent du festin dans nos maigres escarcelles. Homo homini lupus, et oubliez donc la solidarité, l'espoir, et envisagez plutôt d'accepter jusqu'où vous êtes prêts à aller, pour décrocher la timbale. Squid Game est en fait une série intelligente, horriblement contemporaine, qui parvient à mélanger camp de concentration et fête foraine géante (là où les joueurs sont détenus/accueillis), fascisme et révolution populaire, satire sociale et misère humaine. Votre petit dernier n'a probablement pas tout vu, tout compris, et il y a fort à parier qu'il s'est contenté de la touche avance rapide pour sélectionner uniquement les moments forts, l'hémoglobine et la violence. Autrement ce serait une très bonne chose, car il y a de belles envolées lyriques et une vraie science de la narration dans Squid Game. Qui je le répète, lourdement, n'est pas un problème en soi. Rambo n'a jamais provoqué l'apparition de millions de survivalistes en bandana, ni the Walking Dead l'apparition du cannibalisme dans les cours de récré. Par contre la bêtise et l'ignorance peuvent faire en sorte que des adultes aient peur de Squid Game, peut-être par paresse d'admettre qu'il existe un contrôle parental, ou que leurs enfants soient juste de sombres demeurés.