lundi 15 septembre 2025

INTERNET : LA GRANDE FOSSE SCEPTIQUE

 Si comme moi vous fréquentez assidûment les réseaux sociaux (et je ne le fais pas par choix, mais la plupart du temps parce que j'y ai une activité semi-professionnelle à développer), vous vous êtes peut-être rendus compte de l'extrême droitisation de ceux qui s'y illustrent. Ou en tout cas, de la parole décomplexée, comme on dit pudiquement, qui s'exprime désormais du matin au soir sur les pages de tous les médias, quelle que soit leur obédience politique, ou simplement dans les conversations entre amis. Comme si les droitards de tout bord s'étaient donné rendez-vous sur la toile pour pouvoir vomir en paix leur idéologie nauséabonde, ou tout simplement leur paresse et leur crasse intellectuelle. Et c'est exactement ce qui se passe : ces gens-là, en règle générale, n'ont aucune chance de faire long feu dans un débat public ou dans un échange constructif entre personnes dotées d'un minimum d'intelligence. Tout leur logiciel est basé sur le rejet de l'autre, la victoire de celui qui parlera le plus fort, et clairement, dans la vie réelle, ça ne fonctionne guère qu'un bref instant ou entre teubés consanguins. Alors il existe dorénavant Internet. Là où autrefois on pouvait déblatérer au comptoir du coin, en se faisant rajouter une mousse toutes les demi-heures jusqu'à ce qu'on rentre complètement bourré à la maison tout en s'apercevant d'avoir perdu les clés, il est aujourd'hui beaucoup plus économique et rapide de venir commenter

Les réseaux asociaux, c'est donc surtout l'opportunité extraordinaire de voir ce qui se passe réellement dans la tête des gens, quand personne ne les regarde, quand ils sont convaincus qu'ils peuvent donner libre cours à leur moi profond, d'autant plus que bien caché derrière un pseudo, il est possible de rugir férocement, même quand on a l'apparence d'un chaton castré. Ils sont là, partout, sur tous les réseaux, une véritable armée de débiles profonds qui ne comprennent rien à rien, dans l'incapacité manifeste de faire preuve de subtilité, dans un français langue vivante étrangère 5 donc ils ont l'air particulièrement fiers. Allez leur expliquer qu'il existe un Bescherelle, vous allez voir les réactions (et accordez-moi, au moins, la licence poétique du "sceptique" employé dans le titre). Ces gens-là sont partout, ces gens-là écrivent comme d'autres dégueulent après une crise de foie, ces gens-là commentent comme d'autres défèquent après une bonne gastro. Ils en mettent partout, ça sent la merde, le purin, l'urine et l'alcool, et vouloir leur opposer une réponse constructive est l'assurance d'une foire d'empoigne, d'une course à l'insulte. Ces gens-là ne sont rien d'autre que de sombres et pathétiques crétins, qui parce qu'on leur laisse la possibilité de s'exprimer, s'imaginent que ce qu'ils ont à dire présente soudainement un intérêt quelconque. Il s'obstinent encore et encore à rêver de lendemains qui chantent, alors que l'histoire enseigne que leurs champions finissent pendus par les pieds sur une place publique, suicidés dans un bunker, ou encore tout récemment emprisonnés pour plusieurs décennies après une tentative de coup d'état. Ces gens-là ont toujours essayé ( cette engeance systémique et qui se reproduit comme des lapins) d'imposer leur violence et leurs conneries au reste de l'humanité. Par chance, ces gens-là finissent toujours dans les toilettes, juste avant que l'on tire la chasse. Ne vous laissez pas tromper par leur omniprésence et le vacarme de la réacosphère, ne vous laissez pas impressionner par le pouvoir qu'elle semble en mesure de conquérir, et soyez prêts à la combattre, lorsque le moment sera venu : ce sont des pleutres, des cuistres, des exemples qu'avant de mettre un préservatif, il faut toujours vérifier qu'il n'est pas troué. Pas de quoi pleurer quand ils se prennent une balle, qui plus est quand cette balle vient de leur propre camp, de ces ganaches xénophobes et haineuses que personne ne regrettera. 



samedi 13 septembre 2025

INTERVIEW DE BRETT ANDERSON POUR LE NME (SEPTEMBRE 2025)

 En 2022, alors qu’il présentait Autofiction, Brett Anderson confiait au NME que le prochain disque de Suede serait « bien plus expérimental », ajoutant qu’il aimait croire que « leur travail le plus audacieux était encore à venir ». À l’heure d’Antidepressants, pense-t-il avoir tenu parole ?

« Aujourd’hui, j’aborde chaque album avec cet état d’esprit », répond-il. « Je suis fier de la place que nous avons trouvée dans le paysage musical. Je ne crois pas qu’il existe un autre groupe de notre génération qui continue à produire des disques aussi essentiels que les nôtres. Beaucoup d’artistes considèrent un album comme un simple prétexte à repartir en tournée ; nous, nous voulons encore écrire de la musique excitante, faire évoluer notre son, éviter de tourner à la caricature de nous-mêmes. Je n’ai jamais voulu que Suede se repose sur ses lauriers. »

En revenant sur son rôle de pionnier malgré lui de la Britpop, Anderson précise : « Je suis fier de ce que nous avons fait dans les années 1990, mais ce n’est pas à cela que je pense au quotidien. Ce qui m’obsède, c’est ce disque et le prochain. » Alors que l’Angleterre vit un retour de flamme pour cette décennie (Oasis en pleine tournée, Pulp qui triomphe avec une tournée et un nouvel album) Anderson se refuse à transformer Suede en groupe pour nostalgiques.

« On peut toujours en parler, mais je n’ai plus rien de neuf à dire sur le sujet », admet-il. « Ça ne m’intéresse pas vraiment. La dernière chose que je voudrais pour Suede, c’est de devenir un groupe-musée. Dès 1992, j’avais le sentiment que nous étions seuls, à chanter le quotidien des Britanniques quand personne ne le faisait. Nous avons survécu ainsi, à contre-courant parfois, mais toujours en suivant notre propre voie. »

Avec Antidepressants, Suede se mesure à l’air du temps de 2025 en proposant un disque « plus sociétal », personnel mais tourné vers la recherche de lien dans un monde fragmenté. « L'humeur du XXIᵉ siècle, voilà ce que j’ai voulu capter : la névrose, la sensation de contrôle latent », explique Anderson. « J’ai intégré des effets sonores parasites, comme si nous étions bombardés en permanence de consignes et de bruits de fond. Le disque est sombre, mais il exprime aussi la joie de s’échapper à cette oppression. Des titres comme The Sound Of The Summer ou Dancing With The Europeans parlent justement de cela : trouver une connexion dans un univers déconnecté. Il y a tant de beauté dans la vie, même si elle est parfois difficile à saisir. »

Présenté hâtivement comme « leur album post-punk », Antidepressants prolonge en réalité l’exercice de style déjà amorcé avec Autofiction. « J’ai appris à simplifier le discours », sourit Anderson. « Quand vous décrivez un disque à la presse, vos mots sont répétés partout, il n’y a plus de place pour la nuance. Autofiction n’était pas un album punk, c’était notre album punk. Antidepressants n’est pas une imitation post-punk, mais l'influence est là, oui »

Cette impression vient surtout de Richard Oakes, guitariste arrivé en 1994, qui, à 17 ans, avait remplacé Bernard Butler. « Dans les années 2020, Richard est devenu un élément central. Ses influences — PiL, Siouxsie, Joy Division, New Order — transparaissent plus librement qu’auparavant. Suede devient aujourd’hui plus post-punk que rock 70s, ce que nous étions parfois dans les années 1990. C’est son langage musical qui s’affirme, et c’est exaltant à voir. »

Anderson insiste : le post-punk offre une liberté que le punk n’avait pas. « Le punk était plus étroit d'esprit, là où le post-punk ouvre le champ, accepte les hybridations, l’expérimentation. » Une attitude qui prolonge l’esprit frondeur de Suede, resté fidèle à son identité d’outsider. « Au début des années 90, nous jouions dans des pubs vides, on mangeait des chips et de la pita salade, on avait tous connu des petits boulots, parfois nettoyer des toilettes. La fameuse ‘Cool Britannia’ n’était pas encore là. Ce que nous faisions alors (chanter la vie au Royaume-Uni) a fini par marquer la décennie, mais personne n’y croyait à l’époque. »

Suede pourrait émerger aujourd’hui ? Anderson en est persuadé : « S'il suffit d'aimer passionnément la musique, alors oui. Il faut passer par l’échec, l’indifférence, parce que c'est tout ça qui vous forge. Je le dis toujours à mon fils : il n’existe pas d’échec, seulement des réussites et des apprentissages. »

Ce goût du risque irrigue aussi leurs concerts, qui restent imprévisibles : « Comme disait John Peel des Fall : ‘toujours différents, toujours les mêmes’. C’est exactement cela. Pas de chorégraphies, pas de paillettes, mais de la surprise et de l’énergie brute. Je pense sincèrement que nous sommes l’un des groupes live les plus excitants du moment. » Les Manic Street Preachers, qui ont partagé plusieurs tournées avec eux, le confirment : James Dean Bradfield a reconnu que Suede les avait poussés à se dépasser. Anderson, élogieux, se souvient de concerts « merveilleux » et de soirées passées à admirer Motorcycle Emptiness et A Design For Life depuis les coulisses.

Prochaine étape : investir le Southbank Centre à Londres, avec un concert « off-mic » (sans micro, en acoustique totale) et le tout premier spectacle orchestral de Suede. « Nous avons toujours eu assez de curiosité pour oser de nouvelles choses : un show rock classique, mais aussi une collaboration avec le Paraorchestra, ou une expérience plus intime, presque comme une répétition dans une chambre d’ado. » Et après ? Anderson reste tourné vers l’avenir : une tournée d’hiver en 2026 et surtout l’album numéro 11. « Il y a toujours un prochain disque à imaginer. Tant que les gens nous écoutent et nous suivent, c’est une chance incroyable. Je ne sais pas encore où cela nous mènera, mais j’ai la certitude que ce sera passionnant. »




NME le 9 septembre, interview réalisée par Andrew Trendell.

Version originale : https://www.nme.com/news/music/suede-brett-anderson-antidepressants-interview-90s-future-tour-3891098


mercredi 10 septembre 2025

LE POINT POLITIQUE DU 10 SEPTEMBRE : TOUS COUPABLES ET COMPLICES ?

 Petite devinette pratique : est-il possible de gouverner un pays tout en méprisant ouvertement l'opinion exprimée par la majorité de sa population, lors des élections législatives ? C'est-à-dire ce moment où les citoyens choisissent leurs représentants. La réponse est évidente : c'est non. Enfin, il est toujours possible d'essayer, par le truchement des accords politiciens et de la consanguinité des élites, cette tambouille infecte qui est un des moyens légaux et régulièrement employé pour tordre le bras à la démocratie. C'est le sport préféré de l'empereur Macron, qui depuis son accession au trône continue de nier la réalité. Pire, de la récrire à l'image ses fantasmes. Je parle là du rejet intrinsèque de sa politique, de sa personne, de ses objectifs et même de son premier cercle, de ses affidés, puis de ceux qui sont montés sur le char en cours de route… voire même, de ses derniers soutiens, qui malgré le crépuscule qui s'annonce ont accepté de se vendre bassement contre un plat de lentilles périmées. Parlons de François.

François Bayrou a donc dû quitter le gouvernement après avoir reçu un bon coup de pied dans les fesses. La question n'est pas de savoir si on peut appeler ça une déflagration politique, la question est de savoir comment il a été possible de le nommer, sans qu'instantanément le peuple ne s'exprime avec la pluie grande véhémence (pas juste sur les réseaux sociaux) et que ses représentants ne le censurent immédiatement. Il faut croire que décidément, l'obéissance aveugle et la résignation sont devenus une fierté bien française et que les places de députés, si chères aux yeux des candidats, si confortables une fois obtenues, brouillent les esprits et facilitent la trahison des promesses de campagne. Nous avons donc maintenant Sébastien Lecornu en guise de chef du gouvernement, autrement dit, absolument rien ne change, la direction reste la même, celle impulsée par un monarque seul maître à bord, qui se gargarise du processus démocratique tout en démontrant quotidiennement qu'il n'en tient absolument aucun compte. Le poulet n'a plus de tête et entame un énième tour de la basse-cour. Nous ne sommes plus face à une opposition populaire, nous sommes face à un rejet complet, mais que faire dans une telle situation ? Descendre dans la rue, au risque d'une réponse policière gilet jaunesesque, c'est à dire une pluie de coups, de matraques, et des arrestations arbitraires ? Tenter de réveiller les foules anesthésiées par le verbe, ceci alors que la grande majorité des Français continue de se présenter au travail le matin même des jours de grands mouvements nationaux, chacun se trouvant une bonne excuse pour ne pas réaliser que sans un sacrifice collectif à court terme, nous allons tous plonger dans l'ignominie à moyen long terme ?

Nous sommes face à un problème insoluble, principalement pour trois raisons : la démocratie n'a pas le même mode de fonctionnement qu'une oligarchie; une petite caste au pouvoir ne peut pas se substituer à la volonté populaire, qui rappelons-le, certes a le devoir et le droit d'élire ses représentants, mais peut aussi les faire chuter, notamment par l'expression de revendications sociales concrètes, lorsque le moment semble venu (ces 10 et 18 septembre, pour ceux qui ne comprennent rien). Parce qu'une charge publique, quelle qu'elle soit, signifie se mettre au service des administrés, des concitoyens, et pas le contraire. Le président de la République travaille en quelque sorte aux ordres de 60 millions de patrons à qui il doit rendre des comptes, il n'a pas sous ses ordres 60 millions de soldats, prompts à obéir au moindre de ses caprices. Enfin, il n'est pas possible de gérer les affaires de l'État comme s'il s'agissait de dégager des intérêts privés, au bénéfice d'investisseurs dont la richesse personnelle donnent de nouveaux vertiges chaque année, et qui jettent avec nonchalance quelques miettes de la table en fin de repas. La théorie du ruissellement, appelée aussi celle du mépris et de l'humiliation. En somme, réveillez-vous, sortez de votre confort, libérez-vous du cocon ouaté dans lequel on vous berce : l'Empereur sait que le peuple n'est pas affamé. Il a l'estomac qui gronde, il voudrait plus de dessert, mais c'est de la gourmandise. Au peuple de lui prouver qu'il a tort. Mais a t-il vraiment tort ? De votre réponse dépend la démocratie.





lundi 8 septembre 2025

SUEDE : ANTIDEPRESSANTS

 En ce début d'année 2025, Brett Anderson décrivait Antidepressants comme « un disque post-punk de Suede », et il n’exagérait certainement pas. Certes, l’ombre de Bowie plane encore sur ces nouveaux morceaux, mais les arrangements lorgnent cette fois du côté de Joy Division ou d’Editors, loin du glam frimeur auquel le groupe nous avait habitués. En fait, c'est un mini coup d'éponge sur l'ardoise. Tu te rappelles Suede, le premier album éponyme, la guitare aguicheuse et acérée ? Retour en arrière, baby, comme si les pépites pop qui ont jalonné le chemin depuis comptaient pour du beurre. Enfin, presque pour du beurre. Sur la couverture du disque (sur la pochette, pour les irréductibles) Anderson rejoue une photo de Francis Bacon : torse nu, encadré de deux morceaux de barbaque, comme des ailes organiques et en décomposition. Le ton est donné : entre exaltation et désespoir, distorsion et mise en scène, on va se fendre la poire. De la musique brisée pour des gens brisés, je n'invente rien, c'est dans le tracklisting.

L’album tout entier joue la carte du double maléfique et du décalage avec le précédent, le très bon Autofiction. Là où ce dernier captait le bruit brut d’un groupe en salle de répétition, Ed Buller injecte ici des notifications électroniques, des sons de transport public, même l’écho d’un message de la police des transports britanniques qui nous envoie directement en plein Crash de Cronenberg. Musicalement, Antidepressants alterne le percutant et le convenu, sans pour autant que ce soit foncièrement négatif (Suede tu voulais, Suede tu auras). Dancing With The Europeans hésite entre Interpol et Bowie et trouvera vite sa place dans la set list des refrains repris en cœur par le public. Criminal Ways et Trance State jouent la carte de la basse neworderienne de Mat Osman et les claviers de Neil Codling. Suede retrouve de son panache et de sa morgue quand on en arrive au chapitre pop flamboyante : Sweet Kid ou encore June Rain, entre romantisme spectral et michetonnage rock, et Broken Music for Broken People dont un lyrisme glauque épouse parfaitement l'idéologie et la verve de Brett Anderson. Le type a soixante piges et il enchaîne les passements de jambe et les frappes en lucarne comme les époux Balkany collectionnent les mises en examens.  Son chant, son cri, nous fait toujours frissonner et nous pousse à choisir entre l'optimisme héroïque du loser qui n'a plus rien à perdre, et le désespoir fondamental de celui qui est au sol, terrassé. Anderson sait charger le quotidien et sa misère existentielle d’une intensité qui arrache le cœur sans anesthésie. En fait, j'ai employé un peu plus haut le terme de convenu mais c'est précisément pour cela qu'on aime aussi ce groupe : la sensation de toujours les retrouver au sommet de leur forme, égaux à eux-mêmes, avec un Brett qui joue de sa tessiture vocale et finit par te convaincre qu'il est possible de se vautrer dans la merde et de rentrer chez soi sans sentir mauvais. Que faire partie de ceux qu'on ignore ou à qui on réserve le pire n'est pas nécessairement une malédiction, mais un motif de fierté. Que l'existence réserve bien des surprises et englobe tout un panaché d'expériences, de l'atome aux étoiles (somewhere between an atom and a star), toute la diversité de ce que l'on appelle la vie, tout banalement. C'est ça que chante Suède depuis les années 1990; pas de quoi révolutionner l'univers, pas de quoi crier à la Révolution Existentielle, juste la prise de conscience que même le gris le plus glauque peut avoir des fulgurances et des éclats lumineux, comme on en voit rarement.




vendredi 5 septembre 2025

KOLKHOZE D'EMMANUEL CARRÈRE

 Quiconque est familier de l'œuvre d'Emmanuel Carrère sait à quel point le "Je" est le pronom sujet autour duquel gravitent les préoccupations majeures de l'écrivain. Que ce soit à travers l'exploration d'une généalogie qui se mêle à des considérations sur l'histoire de la Russie et de l'Union soviétique, ou un attendrissement et une fascination à la limite du morbide, pour toutes les formes de dépression et bipolarité qui semblent caractériser l'écrivain abonné aux tempêtes émotionnelles. La question était donc légitime : avions-nous besoin d'un ouvrage de plus cinq cent pages pour retracer l'existence de sa mère, Hélène Carrère d'Encausse, récemment décédée ? Un livre, par ailleurs, qui durant tout son premier tiers plonge ses racines dans le passé trouble des aïeux, qui oscille entre petite noblesse et misère noire, victimes collatérales de la révolution bolchévique de 1917. Nous ne le savions pas, mais la réponse est oui. Carrère possède le don de la clarté et de l'excursus narratif. Il est abordable, construit des écrits sans effets de manche ou rodomontades stylistiques. Il sait quand il convient de prendre un chemin de traverse, qu'il est parfois nécessaire de lever un peu le menton pour regarder la cime des arbres, quand on ne veut pas se contenter d'une marche forcée, tête baissée, droit vers l'objectif. Le voyage entrepris sera une fois de plus un vagabondage lumineux, une randonnée bohème, plutôt qu'un marathon sportif et austère. Quatre générations en guise de guides touristiques, dont les destins croisés et parfois vraiment singuliers, les rencontres impromptues et les non-dits gênés, rythment l'exploration des documents que Carrère a entrepris de consulter, après la mort de sa mère, et qu'il nous restitue ici sous forme de fresque généreuse. Une généalogie à deux voix, presque, puisque son père, décédé peu après l'épouse, était lui aussi un féru de la matière, et qu'il avait entrepris de retracer et approfondir, au fil des ans, le grand récit choral des ancêtres (surtout ceux de sa femme, quitte à combler les vides par une interprétation audacieuse des trous dans la raquette). Carrère revendique l'objectivité (pour autant que cette notion existe en littérature), il tente de poser le regard sur chaque facette des faits et écrit en magicien : l'égo est une fois de plus posé là, au centre de la table, sans qu'il encombre réellement l'espace et ne perturbe la lecture. Sans surprise, c'est d'ailleurs la dernière partie, lorsqu'il est question de la maladie de la mère et les répercussions sur la famille, la manière dont les dernières semaines ont été vécues et digérées, que le roman devient extrêmement poignant. Outre le cancer, c'est aussi l'humble existence de l'époux d'Hélène Carrère d'Encausse qui retient l'attention, un homme qui a su aimer celle qui vraisemblablement a cessé de le regarder, voire même de le considérer, assez rapidement. Louis, un père et un mari transformé en simple satellite, appelé à tourner désespérément autour de l'astre de la famille, relégué au rang de faire valoir des décennies durant, et qui ici, par la grâce de quelques pages saisissantes et d'une infinie tristesse, reçoit un hommage inattendu. La question n'est en réalité pas de savoir si Carrère est un écrivain nombriliste, car de toute manière la réponse est aussi évidente que désormais connue de tous. La véritable question est de savoir si ce qu'il essaie de transmettre vaut la peine d'être lu. Et sauf à faire preuve d'une mauvaise foi évidente ou d'un illettrisme profond, il est impossible de dévorer les 500 pages de Kolkhoze sans être ému, parfois même jusqu'au larmes, et intrigué, par un destin que l'on pourrait qualifier d'improbable, emblématique aussi d'une époque ou la République pouvait encore offrir de telles trajectoires, même à ses enfants adoptifs. Kolkhoze n'oublie pas non plus d'aborder le conflit entre l'Ukraine et la Russie et d'en tirer quelques conclusions lumineuses de désespoir, qui nous rappellent que les vaincus, les déclassés et les méprisés d'aujourd'hui auront toujours au fond d'eux mêmes la tentation d'être les tyrans de demain. Une leçon jamais apprise et qui se répète éternellement dans l'histoire, et qui vient ajouter une touche universaliste à ce qui est non seulement un des grands romans de la rentrée, mais probablement un des grands romans tout court de ces dernières années.