Dans l’histoire du rock britannique, Mansun n'est pas le premier météore des plus éclatants qui disparait sans laisser de trace. Surtout que l'auditeur contemporain a la mémoire courte et sélective. Le bande à Paul Draper appartient à cette catégorie de groupes qui, en 1997, auraient dû s’installer durablement en haut de l’affiche, entre une Spice-mania régressive parfaitement huilée et un Gary Barlow fraîchement émancipé. Mais Attack of the Grey Lantern n’était pas l’album destiné à faire consensus : c’était plutôt une expérience déviante, annoncé comme un concept album autour d'un super-héros inspiré du Green Lantern de DC Comics, mais dont les pouvoirs consisteraient à faire éclater au grand jour la mesquinerie et la duplicité des gens. Sauf que Draper a perdu le fil de ses idées, et que la seconde partie du disque a été agencée sur d'autres bases.
Toujours est-il que dès les premières secondes, The Chad Who Loved Me fait comprendre qu’on ne jouera pas dans la même cour que les cousins germains de la britpop. Mansun ouvre son premier album avec des cordes dramatiques dignes d’un générique de James Bond, un clin d’œil mélancolique et presque gothique qui s’épanouit dans des guitares tourbillonnantes avant de se perdre dans quelques bruits de ferme (qui est capable de glisser un mouton dans une ouverture symphonique sans prévenir, levez la main !). Cette fantaisie iconoclaste s'est avérée être une arme, mais aussi une bombe à retardement. Car Grey Lantern n’est pas un disque cohérent (et tant mieux, ou tant pis) : c’est un roman-feuilleton, un scrapbook, un patchwork que le groupe s’est amusé à recoudre en studio. Mansun ne cherchait plus l’homogénéité, au moment de concrétiser son premier effort, mais l’éblouissement permanent. On y passe d’une parodie Bondienne, donc, à un pastiche psychédélique, d’un riff taquin à une déferlante électronique comme si chaque chanson devait prouver que le groupe refusait d’être rangé sur la même étagère qu’Oasis. Cette boulimie stylistique n’était pas qu’un caprice : Draper and Co. apprenaient littéralement les morceaux en studio, dans une forme de bricolage inspiré qui donnait l’impression qu’ils construisaient un vaisseau spatial avec les restes d’un robot ménager. N'oublions pas, deux ans plus tôt, le frontman et les siens ne savaient pas se servir de leurs instruments ! Évidemment, dans cette agitation permanente, le disque offre des moments de grâce, sinon je ne prendrais pas le temps de vous en reparler. Quand Mansun cesse de s'agiter et de tenter l'esbrouffe, Attack of the Grey Lantern devient hypnotique. Wide Open Space (hymne remixé jusqu’à l’ivresse dans les clubs, par Paul Oakenfold) file vers les hauteurs avec une élégance digne de Radiohead. Disgusting oscille entre spleen, funk discret et valse sous amphétamines. Mais Mansun aimait trop la mise en abyme pour se laisser aller à la facilité L’affaire Taxloss, avec son clip où le label jeta des liasses de billets dans une gare bondée, relevait presque de la performance dadaïste, tout en prouvant que les années 1990 accordaient encore des budgets délirants à des idées catastrophiques. Quant au fameux morceau caché dans lequel Paul Draper explique que tout ceci n’était qu’une blague (oui, patientez un peu en fin de galette, vous entendrez), il laisse derrière lui un parfum de supériorité déplacée. Après avoir peint une toile de maître michelangiolesque, Mansun se contente de pisser sur son tableau avant de repartir en sifflotant. Pourtant, presque trente ans plus tard, quelque chose persiste. Non pas l’idée d’un chef-d’œuvre oublié, mais celle d’un objet sonore étrange, audacieux, parfois maladroit, toujours fascinant. Ce premier album condense une époque où l’on pouvait encore dissimuler du prog-rock sous une couche de britpop pour tromper la vigilance des radios. Le disque revient régulièrement sur les platines de ceux qui savent, je peux vous le certifier par expérience. Attack of the Grey Lantern n’a jamais prétendu être parfait. Mais il est curieux, nerveux, un peu fou… et c’est peut-être pour cela qu’il résiste mieux que tant d’autres. Trop ambitieux pour les charts, trop indiscipliné pour entrer dans les anthologies, il flotte dans un entre-deux délicieux, qui le rendra peut-être éternel.

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