En 1994, Portishead publie Dummy, un disque qui entrouvre une porte sur une pièce où personne n’aurait vraiment envie d'entrer : pas d'annonce urbi et orbi ou de pétards en rafale, juste une intensité souterraine qui fait immédiatement vaciller ceux qui tendent l’oreille. Tandis que le monde oscille entre les guitares râpeuses du grunge déglingo et les éclats stroboscopiques des raves party, le trio de Bristol propose une alternative étrange : une musique qui ne cherche ni la catharsis ni l’euphorie, mais une forme d’intimité sombre, presque clandestine. Écouté aujourd’hui, trente ans plus tard, ces morceaux ne paraissent pas avoir vieillis : l'ensemble respire encore cette brume nocturne qui lui donne l’air de n’avoir jamais vraiment appartenu à une époque précise.
Dummy, c’est l’art de l’épure transformé en piège sensoriel. Geoff Barrow assemble des beats poussiéreux, Adrian Utley glisse des éclats de guitare qui hantent chaque piste, et Beth Gibbons… Beth Gibbons chante comme si chaque phrase pouvait se briser entre ses doigts. Elle ne force rien, ne cherche jamais à impressionner : elle habite les morceaux, avec un mélange unique de fragilité et de lucidité, la clope à la main; singulière façon de murmurer des vérités que personne ne veut entendre. On peut deviner une connaissance intime du manque, de la fatigue émotionnelle, de ce moment où la solitude devient presque un paysage réconfortant. Le son du disque, lui, est minimaliste, ce qui ne veut pas dire maigre. Portishead travaille la texture comme d’autres travaillent la lumière. Tout semble jaillir d’un magnétophone fatigué : les craquements de vinyle, les boucles hypnotiques, les cordes soudain irréelles, les guitares qui passent comme des silhouettes furtives. Un agencement austère qui dessine une atmosphère dense, presque palpable. On a souvent résumé Dummy à un jalon du trip-hop, mais cette étiquette paraît étriquée : le disque se nourrit autant de jazz mutant que de hip-hop sous lexomil, autant de bandes originales de vieux polars humides que de dub étiré jusqu’à la léthargie. Ce qui frappe, surtout, c’est la manière dont Portishead parvient à donner du poids à des petits riens qui flirtent avec le risible, l'anecdotique. Les paroles de Beth Gibbons ressemblent à des pensées furtives qu’on n’aurait pas dû entendre. Ses textes parlent de fatigue, de désir, de honte, de ces doutes qui vous attrapent par la manche avant que vous ayez compris ce qui vous arrive. Jamais frontal, toujours pudique, Dummy fait de l’allusion une arme redoutable. Alors oui, beaucoup font la moue parce que ces titres sont tristes, ça ficherait le bourdon. C’est une simplification consternante. En vérité, Dummy explore un territoire bien plus complexe : celui des émotions silencieuses, des inquiétudes nocturnes, des certitudes fragiles. Vous voudriez du réconfort ou simplement quelqu’un qui comprenne votre malaise ? Décidez-vous avant l'usage. Wandering Star et Glory Box, les joyaux de cette sombre couronne, Mysterons et Sour Times en dignes compagnes, rien à jeter ou presque dans un disque qui se passe aisément de l'exercice paresseux de la description titre après titre, tant il forme un ensemble homogène, une chappe poisseuse qui vous repasse au mazout et vous fige dans l'écoute. Dummy n’a jamais cherché à convaincre quiconque de sa grandeur. Dummy se contente d’exister, et de nous faire savoir qu'on peut écouter autant le silence que la musique. Ce qui n'est pas dit, ou pas audible, et parfois encore plus impressionnant. Vous en connaissez beaucoup qui sont capables de bâtir un univers sonore aussi imposant et friable dès le premier album?
30 ans se sont écoulés depuis Dummy. Pour l'anecdote, j'étais allé voir le groupe en concert au Festival du Devenir à Saint-Quentin, pour lequel je donnais un coup de main à l'organisation. Malgré ce petit avantage maison, nous nous étions fait subtiliser un appareil photo par la sécurité obtuse au possible, pour avoir osé prendre des clichés de Beth en pleine performance, à la sauvette. Trois décennies plus tard, tout le monde filme les moindres et faits des gestes des groupes sur scène et en dehors, ou le diffuse en direct sur les réseaux sociaux. Nous étions les pionniers du souvenir à l'arrache; vous ne connaitrez peut-être jamais l'adrénaline du jetable qu'on introduit en douce tel un sachet de poudre stupéfiante, bien caché dans le slibard.

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