En ce début d'année 2025, Brett Anderson décrivait Antidepressants comme « un disque post-punk de Suede », et il n’exagérait certainement pas. Certes, l’ombre de Bowie plane encore sur ces nouveaux morceaux, mais les arrangements lorgnent cette fois du côté de Joy Division ou d’Editors, loin du glam frimeur auquel le groupe nous avait habitués. En fait, c'est un mini coup d'éponge sur l'ardoise. Tu te rappelles Suede, le premier album éponyme, la guitare aguicheuse et acérée ? Retour en arrière, baby, comme si les pépites pop qui ont jalonné le chemin depuis comptaient pour du beurre. Enfin, presque pour du beurre. Sur la couverture du disque (sur la pochette, pour les irréductibles) Anderson rejoue une photo de Francis Bacon : torse nu, encadré de deux morceaux de barbaque, comme des ailes organiques et en décomposition. Le ton est donné : entre exaltation et désespoir, distorsion et mise en scène, on va se fendre la poire. De la musique brisée pour des gens brisés, je n'invente rien, c'est dans le tracklisting.
L’album tout entier joue la carte du double maléfique et du décalage avec le précédent, le très bon Autofiction. Là où ce dernier captait le bruit brut d’un groupe en salle de répétition, Ed Buller injecte ici des notifications électroniques, des sons de transport public, même l’écho d’un message de la police des transports britanniques qui nous envoie directement en plein Crash de Cronenberg. Musicalement, Antidepressants alterne le percutant et le convenu, sans pour autant que ce soit foncièrement négatif (Suede tu voulais, Suede tu auras). Dancing With The Europeans hésite entre Interpol et Bowie et trouvera vite sa place dans la set list des refrains repris en cœur par le public. Criminal Ways et Trance State jouent la carte de la basse neworderienne de Mat Osman et les claviers de Neil Codling. Suede retrouve de son panache et de sa morgue quand on en arrive au chapitre pop flamboyante : Sweet Kid ou encore June Rain, entre romantisme spectral et michetonnage rock, et Broken Music for Broken People dont un lyrisme glauque épouse parfaitement l'idéologie et la verve de Brett Anderson. Le type a soixante piges et il enchaîne les passements de jambe et les frappes en lucarne comme les époux Balkany collectionnent les mises en examens. Son chant, son cri, nous fait toujours frissonner et nous pousse à choisir entre l'optimisme héroïque du loser qui n'a plus rien à perdre, et le désespoir fondamental de celui qui est au sol, terrassé. Anderson sait charger le quotidien et sa misère existentielle d’une intensité qui arrache le cœur sans anesthésie. En fait, j'ai employé un peu plus haut le terme de convenu mais c'est précisément pour cela qu'on aime aussi ce groupe : la sensation de toujours les retrouver au sommet de leur forme, égaux à eux-mêmes, avec un Brett qui joue de sa tessiture vocale et finit par te convaincre qu'il est possible de se vautrer dans la merde et de rentrer chez soi sans sentir mauvais. Que faire partie de ceux qu'on ignore ou à qui on réserve le pire n'est pas nécessairement une malédiction, mais un motif de fierté. Que l'existence réserve bien des surprises et englobe tout un panaché d'expériences, de l'atome aux étoiles (somewhere between an atom and a star), toute la diversité de ce que l'on appelle la vie, tout banalement. C'est ça que chante Suède depuis les années 1990; pas de quoi révolutionner l'univers, pas de quoi crier à la Révolution Existentielle, juste la prise de conscience que même le gris le plus glauque peut avoir des fulgurances et des éclats lumineux, comme on en voit rarement.

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