vendredi 20 juillet 2018

ESSEX COUNTY : LE CHEF D'OEUVRE DE JEFF LEMIRE

Essex County, coeur profond de l'Ontario. C'est là que Jeff Lemire a grandi, c'est son monde, le terreau fertile de sa sensibilité. Il ne s'y passe pas grand chose, l'histoire semble même s'y être arrêtée, d'une certaine manière. Mais derrière l'apparente immobilité du cours des choses, se cachent des récits poignants, ceux du quotidien d'êtres comme vous et moi, cette humanité impersonnelle qui va de l'avant malgré les drames, qui aime et souffre, pleure et jouit. Lemire va dépeindre tout cela avec une classe folle dans cette trilogie datée 2008 et 2099, qui sera deux fois nominée aux Eisner Awards, sans pour autant décrocher la récompense, injustice scandaleuse. Ce portrait croisé de cabossés de la vie s'ouvre avec un jeune garçon, Lester, qui vient de perdre sa mère, morte d'un cancer. Lester n'a jamais connu son paternel, et c'est son oncle qui en reçoit la charge, sans jamais l'avoir souhaité, et s'y être préparé. Les deux se regardent en chien de faïence, doivent apprendre à s'apprécier, à communiquer, à accepter ce que leurs existences respectives sont devenues. Au rythme fascinant des saisons, sous le manteau ouaté de la neige, Lester confie son ennui et ses distractions à un ancien joueur de hockey, solitaire un peu benêt, reconverti en pompiste isolé. Avec pudeur, retenue, sensibilité, des fils se nouent, se dénouent, la vie s'expose, dans sa beauté nue et crue. Ensuite, vient le récit d'un vieil homme atteint de la maladie d'Alzheimer, qui entre une période de conscience, et une autre de crise d'identité, se remémore les moments de complicité avec son jeune frère. Tous les deux entament même une carrière de joueur de hockey sur glace professionnels, mais la solitude de l'aîné contraste avec la félicité simple et pure du cadet, qui a trouvé l'amour, et souhaite avant tout fonder un foyer, et quitter la grande ville pour retourner vivre en Essex. Une présence féminine importante se glisse, qui va catalyser la séparation entre les frangins, et faire imploser cette fragile unité qui se désagrège inexorablement sous nos yeux. Un bonheur qui s'estompe, au rythme de la maladie qui ronge et rogne les souvenirs. Comment un artiste aussi jeune (trente ans) peut alors écrire de telles choses, avec une telle honnêteté, cela reste un mystère à mes yeux. 

Dernière partie de la trilogie, une belle histoire mettant en scène Annie, une infirmière, mère célibataire, en charge du vieillard déjà évoqué. Elle aussi n'a pas eu l'existence dont elle aurait pu rêver, étant petite, mais elle a su garder une humanité exemplaire, rester au service des autres. Les trois parties de la trilogie finissent par s'imbriquer, alors que les rapports et les liens familiaux et affectifs qui unissent les différents personnages apparaissent au grand jour. Le récit se fait saga générationnelle, tourbillon de trajectoires brisées, interrompues, ou simplement déviées, vers un nouveau départ, de nouveaux horizons. La sensibilité de Jeff Lemire n'est pas de la sensiblerie de bas étage, du pathos à pleines mains pour verser des larmes faciles. Le trait de Lemire peut dérouter, sembler simpliste et caricatural au premier abord, mais il est lui aussi chargé en émotions. Allant des grands yeux des personnages, à leurs oreilles décollées, le nez cabossé, à la variation dans l'épaisseur du trait, qui oscille entre le noir charbon et l'ébauche légère, selon le rythme des saisons et le ton dominant. C'est si peu orthodoxe et en apparence sommaire que le lecteur de passage peut voir cela comme un story-board à dégrossir, mais un regard plus attentif démontre à quel point la maîtrise du cadrage, le travail presque cinématographique (Jeff Lemire a fait des études de cinéma) de l'artiste prouvent qu'il contrôle parfaitement son oeuvre, comme peu en sont capables. Essex County est un chef d'oeuvre total et intemporel. Il associe existences privées et communauté rurale, folâtre doucereusement et joue avec nos sentiments. Et appuie avec mélancolie sur les absences, que ce soit celle de longs dialogues ou d'échanges verbaux prolixes (l'incapacité à communiquer les sentiments est un des moteurs de Essex County) ou d'une figure paternelle recherchée mais qui est fuyante, que la vie s'est refusée d'offrir, ou a emporté trop tôt. Dans le ciel cristallin et froid de l'Essex, une corneille vole par endroits, tisse de minces liens entre les histoires, comme le lecteur qui observe et apprend, page après page, ce que signifie laisser fluire le destin, sans jamais pouvoir intervenir. Chef d'oeuvre total publié en VF chez Futuropolis.


dimanche 15 juillet 2018

LE BONHEUR ET LA COUPE DU MONDE

"C'est le bonheur partout en France..."
"La France avait besoin de ça..."

Alors, quelques remarques pour en finir.
Remporter une compétition footballistique, ce n'est pas le bonheur, c'est au mieux une grande satisfaction, une belle soirée entre amis avec de bonnes bouteilles à déboucher. 
Le bonheur c'est autre chose. C'est par exemple de se réveiller chaque matin dans un pays où vous avez la certitude qu'en y mettant aussi un peu du votre, chaque mois, chaque année qui passent, sont autant de pas en avant dans l'amélioration de votre cadre de vie, de vos espérances, les vôtres et celles de vos enfants, petits-enfants. C'est être membre d'une société, d'un peuple, où les valeurs d'humanisme, de respect, de solidarité, priment sur toutes les considérations économiques, égoïstes, d'exclusion.
Voilà ce que peut être, ce que serait le bonheur. La France de Macron (mais je vous le concède, cela n'a pas commencé avec Macron, mais bien bien avant...) ce n'est pas le bonheur. C'est un recul permanent, une lente humiliation des plus faibles, justifiée par le besoin des plus forts de manifester et renforcer cette puissance. C'est un pays qui est gouverné par ordonnances, par mensonges, qui lacère peu à peu toute idée de contrat social "à la française", sans pour autant que les foules s'insurgent, comme le voudrait la glorieuse histoire de la patrie.

Non, les français "avaient besoin de ça". Ils avaient besoin, dans un tel contexte, que des types comme Pogba ou Giroud remportent la Coupe du Monde. Ils vont klaxonner, hurler, boire comme des trous, jusqu'au petit matin, pour manifester ce bonheur retrouvé, qui tenait à si peu de choses! Une balle en cuir à pousser dans des filets, par la grâce d'une pointure 44 de milliardaires "ensponsorisés". 
Oui, ça c'est le bonheur, le vrai.
Et attention, mauvais français que je suis, que vous êtes peut-être. Réfuter cet axiome, c'est être anti patriotique. Chiant. Râleur. Ne pas se sentir représenté par des freluquets (certes doués) et leur génération décérébrée, c'est être donc un vieux con, qui va contre la modernité, la liesse, l'oubli.

La France n'avait pas forcément besoin de "ça" non, par contre il semblerait qu'elle avait besoin de sa dose, peu importe quoi, opium, cannabis, n'importe quelle substance pour rêver un soir, qu'elle a encore un avenir qui chante, que le soleil reste à son zénith, alors qu'il est pratiquement couché sur l'horizon, et que le crépuscule arrive. 
Mais bon, champions du monde, hein.


dimanche 1 juillet 2018

R.I.P FRANCOIS CORBIER (1944-2018)

Depuis ce matin, c'est l'avalanche des R.I.P François Corbier. 

Corbier est décédé cette nuit, à Evreux. J'avais pu le rencontrer récemment encore, à Fréjus, lors de l'avant dernière (si je ne me trompe) édition en date du Mangame Show. Une personne d'une grande simplicité, d'une gentillesse évidente, contrainte de jouer le rôle de Corbier pour le restant de ses jours, au détriment de François Corbier, l'artiste, le chansonnier. Tout en nous confirmant combien cela lui tenait à coeur, et combien c'était lui, finalement, il était obligé de coller au personnage, et d'interrompre fréquemment ses confidences ou simplement son repas (dégueulasse, mais on était au Mangame, et donc c'était des bouts de pizzas froides dans un stand caché par des rideaux) pour pousser une gueulante "à la Corbier" et amuser la galerie. Avec l'inflation des conventions geek et l'infantilisation croissante du public, le club Dorothée est revenu en vogue, et ce qui voici 10/15 ans semblait être le summum de la bétise et du mauvais goût est devenu "deliciously vintage" grâce à l'incroyable pouvoir aveugle de la nostalgie. 

Ne nous y trompons pas, François Corbier gardait d'excellents souvenirs de ses amis, sa petite troupe, et une foule d'anecdotes, mais il vivait beaucoup moins dans la nostalgie que les fans quadras ou que ces jeunes qui ne l'ont jamais réellement connus, à part le temps d'un selfie. Corbier donc, errant d'un stand à l'autre, malade, avant d'aller se reposer quelques heures, et revenir hanter les allées du Mangame Show. Je me rappelle avoir éprouvé de la tristesse devant cette exploitation bête et stérile des souvenirs d'enfance, d'une génération prête à tout pour oublier qu'elle est adulte, majeure et vaccinée, et se réfugier dans les madeleines virtuelles d'un passé éhontément magnifié. La grande chance qu'on a pu avoir c'est de pouvoir échanger un repas avec François, pas avec l'amuseur du Club Dorothée, et croyez-moi, le type en valait la peine, et j'en garde un très bon souvenir.