Tous des fachos, alors?
Je vais vous raconter une anecdote d'enfance. Pas de misérabilisme ou de romance nostalgique, j'essaie de m'en tenir aux faits, sans les juger.
J'ai grandi dans un contexte économiquement fragile, pour être pudique. Ma mère (qui lira ces lignes et pourra confirmer) ne parvenait pas à boucler les fins de mois (qui pouvaient advenir bien plus tôt que l'arrivée du salaire paternel). Bref, pour faire les courses à la supérette Coop du Moulin de Tous-Vents, nous avions un crédit à discrétion des gérants. Qui notaient sur un bout de papier l'étendue de la dette, à régler dès l'arrivée du salaire. Un cercle vicieux mais indispensable pour les commissions. Parfois, ma mère m'envoyait faire les courses, aussi parce qu'elle savait que la dette commençait à augmenter dangereusement, et un enfant, c'est plus attendrissant au passage en caisse. Ce que je comprends parfaitement, aujourd'hui. Sauf que je me suis fait refouler plusieurs fois. On m'a aussi vertement fait la leçon, devant les autres clients, à moi, le gamin de dix-douze ans. Ou pire, je m'en souviens parfaitement : un jour, la caissière (qui elle -même ne devait pas disposer d'un capital colossal en banque…) s'est permis de faire le tri dans les achats, en me disant que "ça oui, c'est indispensable, ça non, vous n'avez qu'à vous en passer". La violence, la vraie, ce n'est pas une vitrine brisée, c'est tenir ce genre de propos à un gamin de sixième qui appartient à une famille pour qui faire les courses le 20 du mois est quasi impossible.
La montée du RN en France, ce n'est pas que "boutons les arabes hors de nos belles frontières" : c'est cela, le grand problème irrésolu. Cette France qui n'intéresse personne, aucun de nos responsables politiques, sauf lorsqu'il y a un bulletin de vote à glisser dans l'urne, et un poste de député en jeu, avec tous les avantages et les privilèges rattachés à la charge. C'est une caste politique qui se sert des citoyens alors qu'elle devrait se mettre à leur service. C'est une gauche qui s'est lentement mais inexorablement ouvert au monde fantastique de l'économie de marché débridée, qui pense que la défense des droits des transsexuels ou des non-binaires (ne lisez pas de travers, je suis pour l'égalité entre tous les citoyens, et convaincu que le sujet mérite qu'on monte au créneau) est plus prégnante que celle de l'ouvrier payé au smic et condamné à vivre dans un deux pièces à cinquante piges et subir l'inflation. Qui pense que la Palestine Libre et Unie vaut mieux que la justice sociale dans le Pas-de-Calais ou la Picardie (oui, le conflit au Moyen-Orient est une abomination. Mais c'est un piège politique qu'on vous a tendu et dans lequel vous avez sauté à pieds-joints, par pure opportunisme électoraliste). Le vote RN n'a pas besoin qu'on l'excuse. Peut-on excuser des nostalgiques pétainistes ou des racistes qui trient les hommes sur leur couleur de peau ? Mais le vote RN s'explique, il s'analyse. Et surtout, il a des coupables. Macron et la génération de jeunes chacals qui ont tout détruit en sept ans, une gauche nombriliste et moralisatrice qui a trahi tous ses idéaux depuis les années 1980, des écologistes (pour qui j'aurais normalement tendance à voter) qui se sont soumis aux délires féminolâtres et totalitaires d'une frange de joyeux idiots utiles de la politique…
Superposez la carte de la misère sociale et celle du vote RN et vous comprendrez que le barrage au RN, dont tout le monde se remplit la bouche ce matin, n'est que la énième pitrerie d'une caste affolée à l'idée qu'on vienne lui prendre le gâteau dont elle se réserve les meilleures parts, depuis des décennies (PS, LR...). Les nouveaux venus, eux, ne sont pas des gourmets qui ont faim, juste des porcs qui veulent bâffrer les mêmes pitances, dans les mêmes plats.
Quand on a faim, quand on est en colère, quand on a froid, et qu'en plus, assez souvent, on est totalement inculte, on vote RN, et c'est le plus évident du monde. Le grand défi, la vraie opposition, c'est d'apaiser, de nourrir, de réchauffer, d'éduquer. Bref, de se mettre au service des gens, ces mêmes-gens (comme Mélenchon les appelle souvent, par erreur, avec condescendance) qui ne sont que des pions au service de misérables carrières, d'élus juste bons à être entretenus grassement, à coups de bulletins dans l'urne. Car "the show must go on", tant qu'on ne débranche pas la prise.