lundi 28 juillet 2025

SEVERANCE - LA SAISON 2 VAUT-ELLE LA SAISON 1 ?

 C’est le mensuel culturel (? point d’interrogation de rigueur) Les Inrockuptibles qui a mis le doigt sur le problème — tout en appuyant avec sa condescendance habituelle, insistance qui finit par virer systématiquement à la caricature. Il paraîtrait donc que la saison 2 de Severance "peine à se réinventer".

Ce qui me fait sourire dans cette histoire, c’est cette idée absurde qu’une série, après seulement une saison et neuf épisodes, devrait déjà songer à "se réinventer". Le véritable enjeu ici, c’est de prolonger intelligemment ce qui a été amorcé, pas de complaire aux grands penseurs germanopratins. Oublions les révolutions, oublions les réinventions : Severance, saison 2, continue d'explorer une idée forte, celle d’un monde où la vie professionnelle et la vie personnelle sont littéralement deux univers distincts, où opèrent deux individus distincts. Mark Scout et ses collègues ont désormais eu un aperçu de ce qui se passe quand ils sont vraiment eux-mêmes, non pas ces marionnettes soumises à la volonté absurde d’une entreprise qui les méprise. Les révélations ne sont plus seulement d’ordre intime : elles touchent aussi aux manigances opaques de Lumon, ce conglomérat dystopique qui semble cacher des projets toujours plus sinistres. À commencer par la captivité secrète de Gemma, la femme de Mark, que tout le monde croit morte dans un banal accident de voiture. La recherche de la vérité devient donc le premier fil rouge de cette deuxième saison, où l’on parle beaucoup de licenciements, de réintégrations, de disparitions, de personnages invités à prendre la porte mais qui rentrent par la fenêtre. Les excursions hors des bureaux, rares et toujours inconfortables, apportent de l'air mais aussi du malaise : stage de survie en pleine nature, gîte en montagne, dîner chez Burt… autant de tentatives pour reconnecter les innies à un réel qu’ils ne comprennent plus. Pour autant, difficile de ne pas constater quelques hésitations physiologiques. Après le final insurrectionnel de la première saison, cette suite peine à maintenir le même niveau de tension narrative. La progression des informations est bien plus lente, plus dispersée, et parfois sacrifiée au profit de saynètes baroques, voire anecdotiques. L’épisode centré sur les chèvres et une ferme expérimentale illustre à merveille cette impression de remplissage. D'autres détours nous titillent sans forcément convaincre, comme la parenthèse de Miss Cobel, épisode huit, qui transforme l’ex-patronne sadique en source potentielle de salut (quoique son rôle et ses motivations restent confus). Et si certaines intrigues secondaires touchent au cœur, comme celle d’Irving et Burt ou la réminiscence amoureuse de Dylan, elles semblent aussi jouer les bouche-trous en certaines occasions. Jamais simple d'abattre la carte des sentiments, de faire vibrer la corde de l'amour pour insuffler un esprit de rébellion. La sensation que "tout pourrait avancer plus vite" revient souvent. À chaque évocation du processus de réintégration (fusion des deux individus), on se surprend à penser : "oui, bon, et ensuite ?". Car même après le grand final choquant, la plupart de ces pistes restent en suspens. Irving s’enfuit en train, Dylan démissionne (enfin, il essaie), Huang disparaît, et la Lumon semble attendre patiemment que Mark termine son mystérieux projet Cold Harbor avant de passer à la phase suivante. Qu’est-ce que Cold Harbor ? La réponse pourrait fera trembler les murs de l’open space et propose une vie violée (dans tous les sens du terme, on le comprend), foulée aux pieds, brisée et démultipliée. Et c’est là que la série retrouve un souffle. Dans l’avant-dernier épisode, remarquable, Mark découvre l’existence d’expériences sordides : des dizaines de clones mentaux de Gemma, isolés dans des pièces, figés dans une boucle identitaire infernale. Miss Cobel, soudain humanisée, le pousse à retourner se jeter dans la gueule du loup pour tenter de l’en libérer. Mission impossible, évidemment, mais au moins promesse d’un enjeu enfin précisé. Alors non, Severance ne se réinvente pas. Mais elle continue d’explorer, avec une minutie parfois frustrante mais souvent fascinante, les rouages de l’aliénation moderne. Le problème n’est pas tant ce que la série raconte — c’est ce qu’on attend d’elle. Et si l’on veut des rebondissements toutes les dix minutes, mieux vaut aller frapper à la porte d’une série moins ambitieuse. Ici, le temps s'étire, les couloirs sont vides, et la vérité, comme toujours chez Lumon, se cache derrière une porte fermée à double tour. De quoi encourager ou justifier l'explosion des arrêts maladie, et la croissance exponentielle des jours de carence votée par ceux qui du travail en savent le moins. Severance, la fiction qui met en abime l'inanité et la cruauté de notre monde professionnel réel. 




dimanche 27 juillet 2025

SUPERMAN Vs FANTASTIC FOUR ROUND 1 : LE SUPERMAN DE JAMES GUNN

 Alors, Superman ou Fantastic Four ?

On commence aujourd'hui par le film de Warner / DC.

Avec son Superman tant attendu, James Gunn ne signe peut-être pas un film destiné marquer à jamais le cinéma de son empreinte… mais il livre assurément un excellent film de super-héros. Un de ceux qui réussissent à conjuguer spectacle familial, réflexion humaniste et passion/connaissance pour son médium d’origine. Le pari était risqué : relancer l’univers de la Distinguée Concurrence après les échecs et les errements du DCU précédent. Mais Gunn, en vieux briscard du genre, semble avoir compris l’essentiel : Superman ne se résume pas à une cape rouge et une mâchoire carrée en béton armé. Il est, d’abord, un symbole de bonté désarmante, d’humanité sans filtre, d’espoir candide dans un monde qui s’en méfie. Subversif, non ? Dès les premières scènes, Gunn coupe court aux poncifs et nous évite la litanie des origines : pas de chute de Krypton, pas de révélation larmoyante des pouvoirs, pas même le sempiternel malentendu avec Lois Lane, qui se laisser berner par une simple paire de lunettes : ici, elle est déjà en couple avec Clark depuis trois mois et sait tout la double identité de son fiancé à l'épreuve des balles. Superman existe déjà, reconnu des foules, actif depuis plusieurs années, dans un monde où les méta-humains font partie de l’histoire depuis trois siècles. C’est un univers inédit qui n'a pas l'ambition d'être trop réaliste, inspiré par les pages bariolées des comics plutôt par les manuels de stratégie militaire. Tant mieux, car on n'en pouvait plus de la sinistrose ambiante, de l'envie de tout rendre tendu, contemporain, martial, iconique. Un peu de sain divertissement, de temps en temps, personne n'est contre. Loin du dieu tourmenté incarné jadis par Henry Cavill, le Superman de David Corenswet est sans doute le plus vulnérable à ce jour. Il saigne, vacille, doute, tombe, mais se relève. Dans le privé, il est même susceptible de se prendre le chou avec sa fiancée pour des questions déontologiques ou d'idéaux. Il n’a pas non plus besoin de lunettes pour jouer les humains : il l’est profondément, jusque dans ses maladresses, ses hésitations, et une politesse old school qui ferait rougir Captain America. Gunn le montre généreux, parfois naïf, mais jamais ridicule. Une figure de l'héroïsme d'autrefois, devenue presque incongrue à force d’être sincère, qui mord la poussière et s'en remet à un super chien (Krypto) quand les événements l'y poussent. Face à lui, un Lex Luthor glaçant, campé par Nicholas Hoult, mi-Elon Musk mi-sociopathe visionnaire, obsédé par le pouvoir technologique et la domination symbolique. Certes, le personnage manque clairement d’épaisseur et de subtilité, mais sa dangerosité réside justement dans cette simplicité brutale : il incarne les travers d’un monde obsédé par le rendement, l’influence et l’immortalité digitale. Son armada de singes-bots occupés à troller Superman sur les réseaux sociaux est une des fulgurances les plus drôles et mieux senties de toute l'histoire des cinécomics. Rien que pour ce genre de moment, on l'aime, James Gunn.



La réussite du film repose aussi sur son casting presque impeccable. Rachel Brosnahan donne à Lois Lane un mélange d’aplomb, d’ironie et de détermination qui en fait une co-protagoniste à part entière, sans avoir besoin de la sexualiser à outrance. Les personnages secondaires, de Jimmy Olsen à Guy Gardner en passant par Mr. Terrific ou Hawkgirl, existent chacun à leur manière, sans jamais faire tapisserie. Et sans qu'il soit nécessaire de revisiter leurs costumes improbables des comics, sans parler de l'odieuse coupe au bol du Green Lantern, nec plus ultra de l'audace capillaire. Même les scènes d’action, un peu trop nombreuses en fait, sont convaincantes et nous font trembler pour un héros qui à priori à toutes les cartes en règle pour s'en sortir sans gros ennuis. Ce Superman ne se contente pas de tordre le cou aux habitudes : il revendique un héritage, celui du Superman de Richard Donner, dont il utilise ouvertement le thème musical, tout en injectant çà et là des clins d’œil à All-Star Superman, aux Super Friends, ou à d'autres versions plus loufoques du passé. Gunn connaît la matière, et surtout, il en devine le potentiel. Il sait que Superman, depuis ses origines, est un personnage politique, un immigré surpuissant dont l’histoire parle d’exil, d’acceptation, et de bien commun. Pas besoin de discours appuyés : le film le rappelle avec tact, humour et une forme de tendresse un peu désuète mais assumée. De quoi donner des sueurs froides aux super trous du cul qui parlent de long métrage super woke. Cet instant jouissif et pathétique où vous réalisez que malgré des décennies d'aventures et une ribambelle de films, ces rachitiques du bulbe n'ont toujours pas saisi qui est Superman. Alors oui, tout n’est pas parfait. La bande-son, sans éclat. Quelques longueurs en milieu de parcours. Un monde en construction qui peine parfois à trouver son équilibre entre exposition et narration. Mais ces défauts, loin d’handicaper le film, lui donnent un certain charme artisanal (c'est drôle quand on connait le budget), une sincérité qui contraste agréablement avec le cynisme ambiant du genre. Avec Superman, James Gunn lance son DC Universe sur des bases solides : pas de révolution esthétique, pas de complexité tordue à la Nolan, pas de testostérone monochrome à la Snyder. Juste un film qui croit encore en quelque chose, qui croit aussi que le super-héroïsme dans les salles obscures peut avoir des lendemains qui chantent encore. C’est peut-être ça, aujourd’hui, être original, ou punk rock, comme le dit Lois à un certain point. Ramer contre le courant pour se rapprocher de la source, accepter l'idée que ce n'est pas l'exotisme de la destination qui compte, mais là où on veut aller vraiment, et pourquoi. Gunn a coché presque toutes les cases, sans avoir peur de la dérision, du grand guignol, du ridicule. Il a fait un film qui ressemble fort à ce qu'il aime trouver dans un comic book, et par là-même, il a peut-être bien ressuscité tout un genre moribond et lui a offert un semblant de début de nouvelle légitimité. Super fort, non ?



dimanche 20 juillet 2025

VIPÈRE AU POING (de Hervé Bazin)

 Vipère au poing, c’est l’histoire d’une haine familiale, d’une vengeance patiemment mijotée et largement méritée. Folcoche – surnom inoubliable de la mère – autrement dit à demi folle, à demi cochonne, (selon le respectueux langage imagé de ses fils), incarne une marâtre sadique et inflexible. Elle est la mère du jeune Jean Rezeau, alias Brasse-Bouillon, héros narrateur de cette tragédie domestique. La famille a des origines nobles, certes, mais les jours heureux et brillants appartiennent clairement au passé. Le présent, lui, est surtout fait de petites économies mesquines et d’un déclassement silencieux, dans une France des années 1920 en pleine mutation. Mutation qui, bien entendu, n’arrive que très lentement dans la campagne angevine, où se déroule l’action. Jean n’est pas seul dans cette guerre larvée : il a un frère aîné et un frère cadet. Ce dernier alterne sans cesse entre le rôle de petit délateur zélé et celui de conspirateur hésitant. Le père ? Une chiffe molle, un ectoplasme en veston, incapable d’imposer la moindre autorité. Il préfère détourner les yeux quand sa femme se déchaîne sur leurs enfants, qu’elle méprise, qu’elle brime, qu’elle écrase à la moindre occasion. L’amour maternel existe bel et bien, paraît-il… mais il n’est pas systématique. Et son absence cruelle est ici le moteur d’un règlement de comptes à la fois dramatique et souvent cocasse. Fuir, s’affranchir du joug de cette marâtre qui frappe, condamne et avilit : tel est le défi. Le temps devient un allié précieux. Les années passent, les enfants grandissent et, petit à petit, ils prennent suffisamment de poids – au sens propre comme au figuré – pour couper le cordon ombilical… à coups de serpe. Le roman d’Hervé Bazin est un classique. Et quelle langue ! Je me surprends, en le relisant, à constater qu’il figurait parmi les lectures imposées au collège, en classe de 5e, dans les années 1980. Une remarque qui explique bien des choses… y compris, peut-être, pourquoi certains lycéens aujourd’hui peinent à déchiffrer Harry Potter en terminale. La littérature, c’est comme un marathon : on ne prend pas le départ sans un minimum d’entraînement à l’endurance.

Publié en 1948, Vipère au poing est en réalité un autoportrait acide, une autofiction avant l’heure, dans laquelle Bazin règle ses comptes avec sa propre mère. Ce qui frappe, au-delà de l’inventivité rageuse du style, c’est la précision chirurgicale avec laquelle il dissèque les hypocrisies bourgeoises, les faiblesses masculines, et l’autoritarisme féminin dès qu’il vire au sadisme. C’est un roman de guerre – guerre d’usure, guerre froide domestique, guerre à peine larvée. Sous les coups de fouet, sous les injures, dans les silences empoisonnés du manoir de La Belle-Angerie, quelque chose résiste. Une vitalité, une volonté de vivre, une voix. Celle de Brasse-Bouillon, bien sûr, qui grandira pour devenir écrivain, sans jamais concéder le pardon. On rit souvent jaune, mais on rit quand même. Et on comprend, à travers cette enfance volée d’un gamin livré à Folcoche, que l’écriture peut être une revanche, un exutoire, une manière de reprendre le pouvoir. Les têtes peuvent ployer un temps, mais la colère sourde gronde encore, et toujours. Conclusion à appliquer au tissu social contemporain, pour une rentrée endiablée, souhaitons-le. Vipère au poing, s'il le faut. 



mardi 15 juillet 2025

L'ACCIDENT DE PIANO (De Quentin Dupieux)

 On avait presque eu l’impression, en regardant les derniers films de Quentin Dupieux, qu’une certaine forme de normalisation était en cours. Que l’humour absurde du réalisateur tentait une percée vers le grand public, en cherchant à devenir un brin plus consensuel, tout en continuant, bien évidemment, à creuser une veine très personnelle. Et puis est arrivé L’Accident de piano, à déconseiller formellement à tous ceux qui sont allergiques au cinéma de Monsieur Oizo.

Il y est question de Magali, influenceuse absolument détestable (Adèle Exarchopoulos, méconnaissable), qui, depuis l’adolescence, a pris l’habitude de poster des vidéos sur les réseaux sociaux dans lesquelles elle se met en scène… tout en se mettant en danger. Il faut dire qu’elle possède une particularité assez extraordinaire : elle est incapable de ressentir la moindre douleur physique. Chaque apparition devient donc le prétexte à des expériences aussi loufoques que potentiellement tragiques : machine à laver qui lui tombe sur les jambes, lame enfoncée volontairement dans le corps… Ne cherchez pas à comprendre ni pourquoi ni comment. Elle guérit très vite, et elle est toujours là, des années plus tard, à empocher des sommes faramineuses pour alimenter ses abonnés avec ce genre de débilités, tout en maltraitant son agent (un Jérôme Commandeur transformé en simple larbin) contraint de satisfaire le moindre de ses caprices et de subir ses insultes humiliantes. Oui, mais voilà : le jour où une journaliste (Sandrine Kiberlain, on ne peut pas gagner à tous les coups) commence à exercer sur elle un petit chantage afin d’obtenir une interview (son frère était présent lors de la dernière vidéo, tragique, que l’influenceuse a tournée, et dont je ne peux évidemment pas vous révéler les détails sans divulgâcher l’intrigue, comme on dit de nos jours. Cela dit, le titre est éloquent);toute cette histoire part joyeusement en vrille. D’abord parce que le film/l'entretien fictif tente de cerner les motivations, et donc les failles, qui peuvent pousser cette "vidéaste" à se comporter ainsi. Bien entendu, c’est vu à travers le prisme de Dupieux : inutile d’attendre une introspection psychologique vertigineuse. Ce sera plutôt une critique au vitriol de notre fascination morbide pour les performances les plus grotesques. Dupieux se moque de cette addiction à l’argent, à l’image, à cette obsession de l’instant de gloire pour lequel on est prêt à vendre son âme,  pourvu que cela génère du clic et fasse grimper le compte en banque. N’est-ce pas là, finalement, le rêve d’une bonne partie des nouvelles générations ? On rit donc beaucoup moins que d’habitude dans L’Accident de piano. La farce est atroce. Il faut attendre la dernière partie du film, lorsque le récit bascule dans un règlement de comptes grand-guignolesque, pour que les amarres soient enfin lâchées et que le spectateur puisse s’abandonner à un gros éclat cathartique. Qui fonctionne, il faut l’avouer, assez bien. Le film est loin d’être le plus accompli du cinéaste, mais il mérite toutefois d’être vu. Comme toujours, il est bref, concis, dérangeant. Il gratte, pique, et provoque une véritable sensation d’inconfort, tout en offrant de solides raisons d'être apprécié. Le cinéma de Dupieux — à l'image ici d'une Adèle Exarchopoulos impeccable en nombriliste repoussante et infecte — ne cherche pas à séduire. Il est capable d’éliminer le moindre artifice et de se montrer sous son jour le plus sordide, le plus hideux. Mais quand c’est fait avec talent et maîtrise, ce qui ressemblerait chez d’autres à un suicide formel devient juste une preuve d’audace de plus.



lundi 14 juillet 2025

FRANÇOIS COCHET : LA GRANDE GUERRE

 La guerre, en substance, ce sont toujours ceux qui ne la font pas (vraiment) qui en parlent le plus. Ou, pour être exact, plus vous êtes éloigné du front, plus vous êtes susceptible d’être animé par un élan belliciste que rien ne semble devoir réprimer. Les soldats en première ligne, eux, ne sont que de la chair à canon : de jeunes hommes enrôlés dans un conflit qui les dépasse, face à un ennemi désigné, lequel, la plupart du temps, se trouve dans la même situation. Destruction mutuelle à la fleur de l’âge, pour complaire à la folie de dirigeants qui s’affairent comme des poulets sans tête autour de cartes d’état-major, à imaginer le scénario du pire : assauts insensés, percées mortifères… Voilà le véritable visage de la guerre. Voilà son leitmotiv, inchangé depuis des décennies. Des siècles.

Et il conviendrait de le rappeler à certains sinistres individus, comme notre Empereur Macron Ier, qui ne rêve que d’entrer dans les manuels d’histoire en tant que grand artisan de la paix — après avoir triomphé dans une nouvelle boucherie insensée, dont il doit probablement rêver la nuit. Alors, à lui, et à sa cohorte — est-elle encore vraiment si nombreuse ? — d’admirateurs, nous recommandons la lecture de ce livre de François Cochet : La Grande Guerre. Un petit pavé, certes, mais d’une richesse remarquable, qui retrace avec précision le déroulement du conflit de 1914-1918. Cochet y interroge aussi bien les origines de ce déchaînement de violence que la chronologie des faits, les « hyper batailles », et les effets de la guerre sur les populations, dans toute leur diversité sociale. C’est une mine d’informations, parfois un peu aride pour qui n’est pas sensible au sujet, mais ô combien passionnante et éclairante pour quiconque souhaite approfondir un tant soit peu. C’est aussi, surtout, le récit de la première guerre post-révolution industrielle, celle où les morts se comptent par dizaines de milliers, où les armes ont progressé de manière spectaculaire, au point de rendre possible — et même désirable, pour certains — une destruction massive et aveugle. Guerre de tranchées, guerre de position, guerre mondiale, avec des points chauds et des champs de bataille aux quatre coins du globe, où la jeunesse internationale est sacrifiée sur l’autel de la folie humaine. C’est glaçant. C’est bien écrit. C’est terriblement d’actualité. Et peut-être que ce genre d’ouvrage pourrait aussi contribuer à empêcher de futurs carnages, si les peuples du monde entier prenaient conscience que la soif de sang de leurs dirigeants peut être jugulée de la manière la plus simple qui soit : en leur bottant les fesses, et en les invitant à disparaître du débat public une bonne fois pour toutes. Dehors, les fanatiques, du balai les généraux d'opérette. La Première Guerre mondiale, c’est en réalité ce moment de l’Histoire où il n’y a dorénavant plus vraiment de vainqueur ni de vaincu, mais où chacun a forcément quelque chose à perdre : son humanité, son avenir. Pour rien, pour si peu.



vendredi 11 juillet 2025

SEVERANCE (SAISON 1) : DOUBLE JE AU TRAVAIL

 Et si le seul moyen de concilier vie privée et vie professionnelle consistait à vous scinder en deux ? Littéralement. Dans Severance, série souvent contemplative et hautement stylisée diffusée sur Apple TV+, le salut passe par une neurochirurgie invasive : un implant cérébral qui sépare vos souvenirs de bureau de ceux de votre quotidien. Résultat ? Deux versions de vous-même cohabitent dans le même corps sans jamais se croiser : le premier est condamné à une boucle infernale de journées de travail absurdes, mais le second, libre mais totalement inconscient de ce qui se trame entre les murs aseptisés de Lumon Industries, est épargné par les boucles Whatsapp et les coups de fil intempestifs des collègues en dépression. En théorie.

Bienvenue dans le corporate horror, sous-genre mi-futuriste mi-kafkaïen où l’entreprise devient une prison aseptisée et silencieuse, parcourue de couloirs infinis, et peuplée de personnages flippants comme Patricia Arquette en directrice fanatique. Mais Severance ne se limite pas à son concept dystopique : la série y greffe des thématiques métaphysiques sur le libre arbitre, l’identité, la mémoire et l’aliénation. Elle prend le temps de construire une tension rampante, presque clinique, avant de s’emballer dans un final étouffant, où les révélations s'entrechoquent comme les verres à la cantine, un soir de pot de départ. Portée par un casting au diapason — Adam Scott, tout en fêlure contenue ; Britt Lower, en héroïne révoltée ; John Turturro et Christopher Walken, bouleversants et patauds dans une parenthèse romantique inattendue — Severance dessine un monde glacial où l’empathie tente malgré tout de percer. Car au-delà des néons blafards et du lexique managérial insensé, il reste des êtres humains qui aspirent à se (re)connecter. Le style de la série évoque autant The Office sous tranquillisants que Black Mirror sous Prozac, avec un soin extrême porté à la direction artistique : la Lumon est un purgatoire blanc immaculé, où chaque bureau ressemble à une cellule, et chaque pause, à un privilège négocié. À l’extérieur, l’univers n’est guère plus accueillant, parasité par le deuil et le vide existentiel. Mais c’est justement dans cette fracture que Severance excelle : elle ne propose pas de solution, elle enfonce le scalpel dans la plaie. Créée par Dan Erickson, mise en scène avec une rigueur quasi militaire par Ben Stiller, la série évite le piège du gadget high-tech pour offrir une parabole puissante sur le monde du travail, la soumission volontaire, et les mécanismes d’un capitalisme devenu culte. Chaque détail du récit — du manuel de l'entreprise à la salle où les employés fautifs doivent gagner le pardon — participe d’un puzzle que le spectateur reconstitue avec angoisse. Et s’il ne comprend pas tout, tant mieux : ici, comme au bureau, le mystère fait partie de la fiche de poste. Trime et ne pose pas de question. Je vous assure, c'est très contemporain. Cynique, brillante, pathétiquement drôle, Severance est peut-être la meilleure série Apple à ce jour (et tant pis pour Fondation, qui échoue tout de même loin de l'œuvre d'Asimov). Avec un cliffhanger final, aussi brutal qu’élégant, qui achève de nous convaincre qu’on n’est pas prêts de quitter Lumon. Même si, franchement, on aimerait bien démissionner. Au fait, je n'ai pas accepté la rupture conventionnelle de contrat que l'éducation nationale me proposait. En voilà un ministère, qui n'a rien a envier à Lumon !



jeudi 19 juin 2025

ADOLESCENCE : RÉSEAUX ASOCIAUX ET ADOS SOUS INFLUENCE

 Je vous vois venir avec vos gros sabots. Par quelle autorité pourrais-je parler des adolescents, sachant que je n'ai pas d'enfant et n'ai jamais dû me confronter au plaisir des poussées hormonales juvéniles à la maison ? Rassurez-vous, devoir en gérer trois dizaines par heure, cuits dans leur jus post cours d'EPS, de seize à dix-sept le vendredi après-midi, ça forme et instruit son bonhomme pour la vie. Vie de prof, vie de merde ? Du coup, Adolescence : derrière cette mini-série au titre presque anodin – mais ô combien trompeur – se cache une œuvre tendue comme un string, qui mêle drame familial, critique sociale et plongée vertigineuse dans les abysses du cyberespace, là où grandissent (et parfois explosent) les nouvelles pathologies adolescentes. Pendant que les parents pensent (à tort) avoir la paix pour faire peu ou prou… la même chose.

Imaginée par Jack Thorne (Skins, Enola Holmes) et Stephen Graham (également acteur dans la série), produite par la société de Brad Pitt (oui, oui, un malin le Brad), Adolescence ne se contente pas de raconter une histoire : elle l’injecte en intraveineuse directe. La caméra de Philip Barantini nous traîne dans un plan-séquence ininterrompu pendant plus de 40 minutes à chaque épisode, sans respiration, sans échappatoire. Ce n’est plus une série, c’est un marathon émotionnel filmé à la Steadicam, du théâtre social et d'une justesse assez bluffante. Tout commence à l’aube, dans une banlieue anglaise ordinaire, quand la police débarque chez les Miller et embarque leur fils Jamie (le jeune acteur est parfait), 13 ans à peine, accusé de meurtre. La famille est comme foudroyée et tente de comprendre l’incompréhensible. Le spectateur, lui, est plongé dans une enquête étouffante, qui va et vient entre commissariat, interrogatoires, cellule familiale en ruine et un déni assez ridicule et stérile, qu'on sait devoir voler en éclats à la première preuve venue (treize ans et tu ignores l'existence des caméras de surveillance, fiston ?). Les épisodes épousent différents points de vue – les policiers, Jamie lui-même, la psychologue, les parents – pour mieux recomposer les pièces du puzzle et étudier tous les effets du drame. Mais ce qui fait la vraie force d’Adolescence, c’est son fond. Derrière l’affaire judiciaire se cache aussi une dissection chirurgicale d’un phénomène qu’on préférerait ignorer : la culture incel. Des “célibataires malgré eux” qui se regroupent en ligne pour haïr les femmes et glorifier un modèle de virilité toxique et mythifié, convaincus (ont-ils vraiment tort ?) que 80 % des femmes ne s’intéressent qu’aux 20 % des hommes les plus séduisants. Une théorie aussi creuse qu’une vidéo de Monsieur Pof pour qui voudrait apprendre le bon français, mais qui, pour un ado isolé et en quête de sens, peut devenir un dogme destructeur. La série ne s’arrête pas là : elle explore la “manosphère”, cet écosystème numérique peuplé de blogs, forums et gourous testostéronés, où l’on enseigne que le féminisme est une oppression et que prendre “la pilule rouge” (Matrix, encore et toujours) revient à ouvrir les yeux sur un monde soi-disant contrôlé par les femmes. Il y a là un croisement consternant entre les théories du complot, la haine en ligne et la bêtise crue, et Adolescence s’y attaque sans pathos mais avec une rigueur glaçante. Ce qui est encore plus glaçant, c’est la justesse avec laquelle la série capte le décalage entre les générations. Les parents – brillamment interprétés par Graham et Christine Tremarco – assistent, impuissants, à la révélation brutale d’un fils qu’ils ne connaissaient pas vraiment. Les réseaux sociaux, le langage codé des ados, les silences lourds, les écrans omniprésents : tout cela forme une barrière invisible que même les meilleures intentions parentales ne suffisent pas à franchir. Ils le croyaient bien à l'abri, derrière la porte, en train de mater (au pire) du porno gratuit, ils n'avaient rien compris. Bon point pour l'ensemble, Adolescence n’est jamais (trop) moralisatrice. C’est une série qui questionne plus qu’elle n’explique, qui montre sans trancher, et qui, dans un monde saturé d’images, choisit la fluidité d’un plan-séquence pour nous forcer à rester dans l’instant, à observer, à écouter, comme si nous étions là et concernés au premier chef. Un choix formel qui est aussi éthique. En gros, Adolescence est un électrochoc utile. Pour les parents fatigués qui pensent que leur ado ne court aucun risque parce qu'il est en train de jouer en ligne avec Kevin et Timéo (pas aux échecs, hein, plutôt ce genre de jeux avec une kalashnikov où il est question de descendre tout un village). Pour les ados qui ne comprennent pas toujours que la vie réelle commence dès lors qu'ils éteignent cette engeance de portable (le jour où éclatera la troisième guerre mondiale et que les câbles de la fibre seront tranchés, les ados risquent de saturer les urgences aux hôpitaux, comme leurs aînés grabataires durant l'ère du covid). Et pour tous ceux qui croient encore que ce qui se passe sur Instagram ou Tik-Tok reste sur Instagram ou Tik-Tok. C'est valable également pour Facebook, pensons aux boomers et aux darons. Une série perturbante, à voir sans hésitation. Mais avec les nerfs solides. Un bon débat familial peut servir de débriefing, et sachez que personne ne vous en voudra s'il vous vient l'irrésistible pulsion de craquer le code du portable de votre rejeton pour y jeter un œil inquisiteur. Et si Dieu avait inventé les ados pour punir les parents ?



mercredi 18 juin 2025

DEPECHE MODE : LE 18 JUIN 1988 FOR THE MASSES "101"

 Nous repartons 37 ans en arrière. En Californie. 

Le 18 juin 1988, Depeche Mode transforme le Rose Bowl de Pasadena en cathédrale électro-pop devant plus de soixante-quinze milles fidèles en transe (doit-on revenir sur la première partie assurée par Orchestral Maneuvres in the Dark, qui a toujours revendiqué en avoir attiré un certain pourcentage ?). Un concert mythique, immortalisé sous le nom de code 101 (le nombre de shows donnés durant la tournée), qui tient autant du rituel collectif que du manifeste sonore, quelque part entre la messe noire et la rave party synth-pop. Depeche Mode n’y donne pas un concert. Le groupe y donne le concert. Et 101, bien plus qu’un simple live, est le témoignage d’une apothéose avant la mue. La chenille envisage de devenir un aigle, carrément. Le spectacle commence dans une tension presque liturgique : Pimpf, instrumental martial d’à peine une minute, frappe comme une mise en garde. Puis, sans prévenir, le groupe balance Behind the Wheel : claquements électroniques, foule en délire, et Dave Gahan, torche humaine en veste de cuir, qui incarne le sexe, le vice et le salut sans que ça semble gêner personne. D’entrée, Depeche Mode met les choses au clair : ils sont à la maison. Et cette maison est peuplée de synthétiseurs, de cris, de névroses, de fans corbeaux ou de iels en résille. On va s'amuser. Un peu plus en retrait, les trois claviéristes - Gore, Wilder, Fletcher - se tiennent en formation quasi militaire derrière leurs machines, comme des techniciens affairés à installer la fibre. Ce qui aurait pu n’être qu’un trio de laborantins froids devient pourtant une mécanique bien huilée : Strangelove, Sacred, Something to Do… chaque morceau est un coup de pioche dans la mémoire collective adolescente des années 1980, et on n'en finit pas de deviser sur le péché et la rédemption, de broyer le tout avec extase. La performance atteint des sommets d’intensité avec Blasphemous Rumours, dont le texte macabre déclenchait jadis les foudres des curés. Ici, le public hurle de joie à l’évocation du suicide d’une ado et de Dieu, qui semble bien se marrer à cette idée : preuve que chez Depeche Mode, le malaise est aussi une forme de communion. Mais 101, c’est aussi un étrange équilibre entre la noirceur et la lumière. Martin Gore, dans ses ballades chantées à fleur de peau avec son falsetto légendaire (Somebody, A Question of Lust), vient briser le déluge électronique avec une vulnérabilité presque embarrassante… et pourtant bouleversante. Le type recueille les suffrages chez les hétéros, les gays, les non binaires (qui ne le savaient pas encore) et les aliens. À ses côtés, Gahan semble parfois dompter l’arène d’un simple mouvement de hanche ou d’un cri caverneux : sur Never Let Me Down Again, il entraîne le stade entier dans une danse de damnés, bras levés, comme des épis de blé synthétique pris dans le vent du beat. Si certains titres peuvent paraître un peu plus fades (Pleasure Little Treasure, pastiche new wave qui est de toute façon une simple face B), on enchaîne tout de même les uppercuts dans les molaires : Black Celebration, People Are People, Master and Servant, hymnes sombres mais toujours dansants, dénonciations en latex de l’hypocrisie sociale. Le contraste entre la gravité des thèmes et la ferveur festive de la foule crée un vertige saisissant, qui explique probablement le succès foudroyant de Depeche Mode. Même Just Can’t Get Enough, vestige naïf de l’époque Vince Clarke, trouve sa place dans ce chaos parfaitement orchestré, comme une blague pour finir la soirée. On passe du “tu me traites comme un chien” au “tu es comme un arc-en-ciel” en moins de cinq minutes. C’est absurde, c'est parfait, ça résume un peu tout le concert. Techniquement, la performance est millimétrée. Le tout est enregistré et passe à la postérité avec le démiurge de l'esthétique Modienne, Anton Corbijn, mais aussi sous la forme d'un documentaire road movie (axé sur les fans, le plus souvent) signé D.A. Pennebaker. Si la scénographie reste minimaliste (trois gars debout derrière des claviers, en fin de compte), la tension dramatique repose entièrement sur le charisme  de Gahan, qui court dans tout les sens et harangue les spectateurs, qui à l'époque n'ont pas tous un smartphone et sont donc encore un minimum réceptifs. Certes, 101 n’est pas parfait. Le live est daté, parfois maladroit, alterne les fulgurances et les maladresses, les tubes et les curiosités. Mais il saisit Depeche Mode au bord du précipice, entre deux ères : celle des synthés bruts et naïfs et celle du rock industriel planétaire à venir (Violator, Songs of Faith and Devotion). C’est la photo floue d’un instant incandescent. Reste le final, avec tout le Rose Bowl qui entonne le refrain de Everything Counts... on ne sait plus s’il s’agit d’un concert, d’un happening politique, ou d’une séance de spiritisme new wave. Un peu des trois, la formule magique de Depeche Mode, probablement. 



lundi 16 juin 2025

DE MAUVAISES NOUVELLES EN PROVENANCE DES CIEUX

 J’ai de mauvaises nouvelles en provenance des cieux. 

De très mauvaises nouvelles, même, venant de celui que vous appelez votre Dieu. Le plus drôle, dans cette histoire, c’est qu’il est multiple — ou qu’ils sont plusieurs. Chacun est persuadé de tenir le bon, le seul, l'unique; l'original. Mais n’est-ce pas, après tout, la plus formidable et absurde démonstration d’égocentrisme que de croire cela ? En tous les cas, il est bien étrange, votre Dieu. Son emploi du temps doit être assez creux, ses prérogatives particulièrement étriquées, s’il lui reste assez pour se préoccuper de ce que vous mangez, comment, quand, de quelle façon et quel jour. S’il passe ses journées à mesurer les centimètres carrés des tissus que vous portez, à s’ériger en police de la mode pour vous expliquer comment vous vêtir et ce qu'il faut couvrir (même en période de canicule, Dieu est farceur). Ce même Dieu qui exige de savoir si vous baisez, quand vous baisez, avec qui — et par quel trou. L'idée même de ce Dieu-là a de quoi faire débander, de toute manière. Mais plus sérieusement, vous pensez vraiment qu’il existe une entité divine qui passe ses journées à enregistrer minutieusement le moindre de vos faux pas, de vos pets ? Et qui ne rêve que d’une seule chose : vous voir anéantir le voisin, chasser l’infidèle, trucider celui qui semble différent et qui n’adresse pas les mêmes prières à la même personne, dans la même langue au même endroit ? Je ferais appel à votre bon sens… mais je sais depuis longtemps que je perds mon temps. Après tout, est-il seulement possible de raisonner avec des gens qui pensent sérieusement qu’un type a écarté la mer Rouge d’un simple geste de la main ? Qu’un autre est capable de transformer de l’eau en vin ? Qu’un troisième a promis un bon paquet de vierges au paradis à celui qui ira se faire exploser dans un marché ? Peut-on vraiment encore avoir l’audace d’espérer quoi que ce soit d’une foule d’imbéciles pour qui ces inepties sont comme gravées dans la pierre ? Ces préceptes, ces règles de conduite absolue, justifiant la pire des barbaries. Du même acabit qu'un extraterrestre venu de Krypton ou qu'un type qui s'est vu investi des pouvoirs d'une araignée après une morsure lors d'une expérience sur un campus. Crédibilité zéro. La religion — toutes les religions — existent sous différentes formes uniquement parce que les différents peuples de notre planète ont toujours, sous toutes latitudes et à toutes les époques, cherché un moyen de rationaliser la vacuité et l’âpreté de l’existence. Quelle question insondable que celle de notre présence en ce bas monde, et de notre sort demain — un souffle et nous ne sommes plus, comment envisager notre disparition dans le néant le plus complet ? L'effroi nous saisit. Et nous brodons. Nous divaguons. Nous nous rassurons. Nous nous emplissons la tête de vaines promesses, édictées et maintenues par des dieux vengeurs qui n’existent que dans notre propre délire existentiels. Et tout cela est bien pratique pour s’assurer la docilité des peuples. Pour les mener à l’abattoir sans qu’ils n’osent s'ébrouer et brailler, comme de pauvres bêtes qu'on va d'abord tondre. Pour obtenir gloire, richesse et pouvoir. Pour écraser sous le talon les masses aveugles, bercées par des textes sacrés écrits par des inconnus, traduits, recopiés, trahis par d’autres illustres inconnus, jusqu’à ne plus être qu’un fatras de fadaises — tout juste bonnes à être apprises par cœur et récitées bêtement lors de cérémonies sectaires, pendant que l'officiant se remplit les poches et la panse avec ce qu'il dérobe à ses fidèles à genoux.

Ouais, j’ai de mauvaises nouvelles en provenance des cieux : il n’y a personne qui vous regarde. Personne pour vous juger. Personne pour vous récompenser. Pas de Terre Promise pour toi, Benjamin ou Simon, pas de vierges pour Ali ni de paradis pour Marie-Catherine ou Yves-Emmanuel. Vous êtes les dindons de la farce, vous vous êtes laissés fourrer jusqu'à l'os, et en retour, vous rêvez de voir rôtir le voisin à la broche. Bande de cuistres, de pleutres, pathétiques créatures qui osent croire qu'IL vous a fait à son image. On pourrait l'espérer plus doué, quand même, votre Dieu, non ? La bête, le diable, l'impie, l'ennemi, dans cette histoire… c’est vous tous. Et vous seuls. Baisse les yeux et ne te cherche d'excuse, petit morveux.



dimanche 15 juin 2025

PULP : MORE (LA FATIGUE DU RETOUR)


 I was born / to perform
. Inutile de t'excuser, Jarvis. On peut le comprendre, avec l'âge, la sensation de ne plus occuper que les seconds, voire les troisièmes rangs de la photo de classe. L'heure est revenue de monter sur scène et de faire ce que tu as toujours su faire de mieux. Pulp, quoi. Vingt-trois ans après We Love Life, les vétérans de Sheffield remettent ainsi le couvert avec More, un album qui sent bon la naphtaline (pour peu que vous appréciez l'odeur), le velours râpé et les introspections de la soixantaine. On aurait pu craindre un come back mollasson, nourri à la Britpop tièdasse et à coups de refrains recyclés. Ce n’est pas exactement le cas. Ce n’est pas tout à fait une renaissance non plus. Le single Spike Island, sorti au printemps, avait jeté un pavé prometteur dans la mare, entre cri existentiel et clin d’œil auto-parodique. Le morceau, nerveux, théâtral, presque ironique, fait illusion. Malheureusement, le reste de l’album ne maintient pas toujours ce fragile équilibre entre lucidité et flamboyance, et le premier tiers est même marqué par une forme d'ennui, de difficulté à décoller. Car More, derrière sa pochette élégante et sa production léchée (signée James Ford), avance comme un dandy fourbu. Quelques titres tentent bien de ranimer la flamme (Got to Have Love, Tina)à coups de basses funky, de disco larvée et d’allusions sexuelles plus ou moins explicites — mais on sent que le moteur tousse un peu et qu'il n'a vu le garagiste depuis belle lurette. Come on, let’s have a threesome baby / You, me and my imagination, ose Jarvis, et on se sent limite gêné pour lui, sur ce coup-là. Certes, on retrouve ici tout ce qui fait l’ADN de Pulp : les monologues existentiels, l’humour noir, les portraits obsessionnels de personnages bancals, et cette façon unique de transformer les déambulations urbaines en fables sur la solitude. Grown Ups et Background Noise poursuivent cette veine avec justesse et évoquent l’usure de l’amour, le vieillissement, et l’absurdité tranquille de l’existence avec une élégance désabusée. L’ironie reste intacte, mais c'est le mordant qui s’est émoussé. On sent d’ailleurs que le groupe a voulu faire un album sur le temps qui passe, mais c’est du coup le temps lui-même qui semble passer (trop) lentement en l’écoutant. Le disque traîne les pieds, trop souvent. Farmer’s Market, pourtant construit pour monter en intensité, se contente de planer mollement. Sunset, en clôture, nous berce plus qu’elle ne nous bouleverse. Même My Sex, pourtant hilarant si vous avez un sens de l'humour assez peu regardant, finit par ressembler à un sketch de fin de soirée entre vieux amis un peu éméchés. Et pourtant, malgré cette fatigue, il y a dans More quelque chose de touchant. Peut-être justement parce que l’album n’essaie pas de faire comme si nous étions encore dans les années 1990. Contrairement à certains de leurs camarades, Pulp ne rejoue pas la carte du revival clinquant. Cocker et sa bande livrent un disque imparfait, contemplatif, sincère, où l’on sent le deuil de Steve Mackey, les regrets assumés, et la conscience aiguë de la retraite imminente. Ce n’est pas un disque pour les stades, plus pour les fins de nuits, les dimanches de pluie, ou les moments où l’on se surprend à se demander si l’on a vieilli correctement, si la déchéance est pour demain. More n’est ni une claque, ni un naufrage. C’est un disque gris clair, à la fois habité et fatigué, dans lequel Pulp essaie encore de raconter la vie ordinaire — avec un peu moins de panache et de souffle, mais toujours avec style. Les darons sont devenus grand-père, est-ce leur faute ? Pulp, c'est moi quand je vais courir. Des séances d'entraînement qui sentent bon la bonne volonté et la flamboyance d'autrefois, mais qui finissent souvent par la langue pendue sur le chemin du retour et les ménisques qui sifflent. 



lundi 2 juin 2025

GARBAGE : LET ALL THAT WE IMAGINE BE THE LIGHT

 Garbage a toujours été le genre de groupe qu'on voit bien rôder dans les gravas et qu'on imagine pouvoir ressurgir quand tout va mal. Depuis leurs débuts, ils font leur nid dans le fracas : guitares saturées, beats cyberpunk, mélodies vénéneuses… mais toujours avec un sens du refrain irrésistible, enrobé de barbelés. Avec Let All That We Imagine Be the Light, huitième album au titre bizarrement lumineux, le groupe opère une mue surprenante sans rien renier de sa férocité : Garbage s’ouvre, sans se ramollir. Entre deux hurlements, on nous glisse qu'il faut y croire, toujours, mais les crocs sont toujours là, bien plantés dans la jugulaire.

Shirley Manson, 57 ans, revient de loin. Une opération lourde à la hanche, des années de douleurs (elle est rentrée chez elle, après la dernière tournée en date, dans un fauteuil roulant), et toujours cette posture d’éclaireuse punk qui refuse de se taire. Elle chante souvent comme on crie sous l’eau : avec urgence, intensité, et la rage de ne pas se noyer. Le groupe, contraint de composer à distance sans elle, a envoyé des maquettes par mail, a empilé les sons comme on recolle les morceaux d’un vase brisé, pendant que la chanteuse se remettait de sa chirurgie, tout en abusant du Tramadol. Le résultat est un étrange équilibre entre la fracture et la fluidité : un disque à la fois éclaté et cohérent, minéral et organique. Dès l’ouverture, There’s No Future in Optimism donne le ton : un beat qui claque comme un fouet, des guitares rampantes, une Shirley qui souffle l’apocalypse à l’oreille. Pas de consolation véritable, mais une énergie brute qui transforme l’angoisse en propulsion. On enchaîne avec le redoutable Chinese Fire Horse, attaque frontale contre le sexisme intergénérationnel, clin d’œil au signe astrologique de Manson, à son impulsivité qui fait parfois partir dans le décor. Elle en fait un hymne incendiaire, à la fois intime et universel, comme si elle crachait dans la soupe misogyne de la pop culture avec panache. Mais Let All That We Imagine n’est pas qu’une succession d’uppercuts sonores. Garbage y glisse des moments plus subtils, presque tendres. Hold se fend d’un refrain désarmant, glisse sans prévenir de la tempête au murmure. Have We Met (The Void) plonge dans une torpeur lynchienne, avec un groove spectral et une Manson déguisée en prêtresse désabusée. Plus loin, Love to Give élève la voix et le cœur : un sommet d’émotion brute, portée par une performance vocale incandescente. Dans un monde qui semble chaque jour plus cabossé, Garbage choisit de ne pas choisir : l’amour et la colère, la révolte et la compassion, la noirceur et l’espoir. Ce n’est pas une synthèse fadasse, plutôt une coexistence volontaire. On décèle chez Garbage quelque chose d’étrangement apaisant, comme un groupe qui aurait traversé les enfers, en serait revenu abîmé mais debout, prêt à y croire encore. Là où le précédent No Gods No Masters (déjà pas mauvais du tout) balançait sa colère contre un monde en chute libre, Let All That We Imagine Be the Light regarde les ruines et rassure les survivants : on va bientôt vous remettre la lumière. C’est un album de la maturité – pas celle qui s’assagit, mais celle qui a survécu. Un disque de cicatrices, de douleurs chroniques et d’épiphanies nocturnes. Comme l'hilarant The day that i met God, d'une beauté planante, où Dieu réside essentiellement dans l'effet puissant du Tramadol déjà cité, antidouleur à base de morphine capable de vous faire croire à tout et n'importe quoi, au-delà des doses recommandées. Un disque pour qui lutte contre l’effondrement, en somme, sans renoncer à la beauté. Garbage, contre toute attente, fait de l’optimisme une posture punk. Et à l’heure où l’industrie recycle les faux rebelles en série, on se réjouira de les voir encore là, entiers, vivants, et brillants. En attendant la prothèse pour l'autre hanche, qui ne saurait tarder ?



jeudi 29 mai 2025

DANS LES DÉCORS TRUQUÉS (de Jean-Pierre Andrevon)

 Parmi les multiples plaisirs que réserve la lecture d’un livre de Jean-Pierre Andrevon — et ils sont nombreux, tout comme les ouvrages eux-mêmes —, il en est un qui se manifeste dès la couverture : le titre. L’auteur a indéniablement le don de ferrer le chaland avec des formules percutantes, intrigantes et toujours pertinentes. Dans les décors truqués ne fait pas exception. Ce recueil de cinq nouvelles, de longueur variable, s’étale sur près de 280 pages et souffle tour à tour le chaud et le froid, pour une cuisson idéale.

Où commence la fiction ? À quel moment la réalité nous échappe-t-elle ? L’avons-nous d’ailleurs jamais vraiment saisie ? Cette frontière floue est au cœur du recueil, tout comme la guerre, omniprésente, qui continue d’infuser l’œuvre d’Andrevon. Il faut dire que l’auteur a été bien "aidé" par l’atmosphère paranoïaque de la guerre froide, où l’on promettait à la planète entière un anéantissement nucléaire imminent. Le livre s’ouvre sur un petit garçon apeuré, incapable de se dépêtrer des draps de son lit alors que sa mère le presse d’aller à l’école. « Tu te noies dans un verre d’eau ! » ne cesse-t-elle de répéter (pour cause, la nouvelle s'intitule Dans un verre d'eau). Ce sera le refrain de toute son existence, qui va se dérouler sous nos yeux comme une trajectoire aussi creuse que désespérante; tout le vide et l’absurdité de la condition humaine enrobés dans la grisaille d’un quotidien sans relief. Puis vient l’apocalypse nucléaire, abordée à travers le regard d’un groupe de promeneurs (Les retombées). Ils devront comprendre ce qui s’est passé, et surtout tenter d’imaginer ce que pourra bien devenir leur avenir dans un monde irrémédiablement transformé. Un régal pour nos amis complotistes, par ailleurs. Andrevon nous confronte ensuite à un soldat — ou plutôt à des soldats —, archétypes de ce conflit éternel entre les peuples, entre les races, que l’on envoie au front comme chair à canon, pendant que leurs dirigeants se repaissent du spectacle morbide. Le propos est dur, mais la lucidité sans faille, dans une nouvelle au titre parfait, Le jeu de la guerre. Autre récit, autre ambiance : une famille tente d’installer dans la cave d’une maison de campagne une machine à remonter le temps, espérant fuir leur époque et retrouver un passé plus paisible. Ils faut dire qu'ils sont présentement confrontés au début de la Première Guerre mondiale… mais à chaque bond vers le passé, c’est une nouvelle raison d’avoir peur, de se battre qu'ils découvrent (dans Régression). Quand la machine finit par s’emballer, c’est une fuite en arrière sans fin qui s’opère, jusqu’aux origines mêmes de l’humanité. Enfin, le recueil s’achève sur un petit vaisseau spatial qui s’écrase dans une campagne endormie (Le temps du météore). Tout autour, les habitants — agriculteurs, gamins, maîtresse d’école, maire — poursuivent leur petite vie grise, indifférents ou presque à l’événement. Chacun y va de son hypothèse, mais surtout de son profond désintérêt. Les enjeux politiques et économiques prennent rapidement le pas sur l’extraordinaire, sur l’énigme du visiteur venu d’ailleurs. L’infini cosmique se heurte ici au ridicule du quotidien, et c’est dans cette tension que s’épanouit l’auteur, plus maître de son art que jamais. Avec Dans les décors truqués, Jean-Pierre Andrevon nous prend par la main pour une promenade vertigineuse dans des mondes instables, incompréhensibles, inquiétants. Et l’on avance sans jamais savoir exactement par qui, ni comment, ni pourquoi ce théâtre d’illusions a été monté. C’est cela aussi, vivre.



mercredi 28 mai 2025

FLOW (de Gints Zilbalodis)

 Dans une année cinématographique déjà surchargée en animation avec des poids lourds comme Le Robot Sauvage et Vice-Versa 2, Flow de Gints Zilbalodis a pourtant réussi à tracer sa propre voie : douce, silencieuse, mais ô combien singulière. Ce second long-métrage du réalisateur letton, coproduit par la Lettonie, la France et la Belgique, s’ouvre sur une image aussi simple qu’éloquente : un chat noir contemple son reflet dans une eau qui, tour à tour, incarne la vie, la menace, et la révélation de soi. À elle seule, cette image pourrait résumer toute l’ambition poétique de Flow. Première (bonne) idée, pas de dialogues, pas de sidekicks bavards ni de clins d’œil à la pop culture. Les animaux ne parlent pas, ne dansent pas, ne citent pas Shakespeare. Ils vivent, fuient, explorent, s’étonnent. Ce minimalisme assumé, presque provocateur face au tumulte infantile des productions mainstream, confère au film une grâce rare, celle d’un conte primal qui parle à notre instinct plus qu’à notre intellect. Le chat, héros silencieux, croise tour à tour un capybara (gros rongeur, j'ai fait mes recherches) placide, un chien loyal, un lémurien féru de miroirs (probablement l'animal le plus anthropomorphisé), et un oiseau blanc, tous réfugiés sur une embarcation improvisée dans un monde submergé. Le réalisme animalier est l’un des paris les plus audacieux du film. Loin d’une approche disneyenne rassurante, Flow choisit l’observation et l’instinct comme seuls guides narratifs. Si cela peut dérouter, notamment dans certaines séquences où les animaux semblent tout de même maîtriser l’art de la navigation sans jamais se parler (parce que quand même, un grand oiseau à la barre, c'est assez peu probable), le film transforme cette étrangeté en force. C’est justement cette tension entre nature brute et construction narrative qui fait toute l’identité de Flow : une fable sans paroles, mais qui n'en est que plus convaincante. Visuellement, Zilbalodis mêle habilement une animation 3D stylisée, presque tactile, avec un soin du cadre et du mouvement qui évoque tantôt Miyazaki, tantôt Malick. L’univers semble respirer à l’écran, porté par une caméra flottante et des paysages noyés dans une lumière liquide. Chaque arrêt sur image pourrait être encadré et suspendu au mur d’un musée dédié à la mélancolie post-apocalyptique. Et pourtant, malgré cette splendeur contemplative, l’ensemble ne verse jamais dans le maniérisme. L’émotion naît du regard lumineux du chat, des silences partagés, des micro-drames animaliers, comme cette étonnante scène d’affrontement entre oiseaux où se jouent, sans un mot, l’exclusion, la peur et la quête d'une place parmi les autres. On pourrait reprocher au film une certaine incursion mystique mal digérée — notamment une scène finale où les personnages se mettent à léviter sans que rien, auparavant, n’ait laissé présager une telle rupture de ton. Un moment un peu perché, au propre comme au figuré, qui donne l’impression que Flow hésite entre le réalisme poétique et le trip cosmique. Mais c’est une faute de goût pardonnable dans un film qui, jusque-là, frôle l’harmonie totale. En 85 minutes qui passent comme une bonne bière en été, Flow réussit à émouvoir sans un mot, à captiver sans action frénétique, à raconter l’altérité sans didactisme. Une épure audacieuse, qui laisse au spectateur la soin de ressentir, de contempler, de se projeter. Car au fond, Flow ne raconte peut-être rien d’autre que notre propre besoin de lien, de refuge, et de ce petit quelque chose d’insaisissable qui nous pousse, nous aussi, à avancer malgré la crue. Sans tenir compte des espèces, de notre nature carnassière, de notre misérable humanité.





vendredi 23 mai 2025

THE SUBSTANCE (de Coralie Fargeat)

 Enfin, j'ai vu The Substance, le film de Coralie Fargeat. Désolé pour le retard. En voilà un long métrage qui bave, saigne, gicle, scrute, martèle, se répète — et qui, étrangement, fascine (et dégoûte). Une œuvre mutante, éclatée, furieuse, où la chair féminine est à la fois matière première, champ de bataille et manifeste politique. Une sorte de Black Swan outrancier, remixé par Cronenberg, produit par Sorrentino et réservé à un public sous rails de coke. Autant dire que l'expérience peut en choquer plus d'un, notamment la dernière demi-heure et son approche baroque, voire putassière.

L’histoire, en deux mots : Demi Moore (magnifique, pour une femme qui assume pleinement d'avoir 62 ans, dans la vie réelle) incarne Elisabeth Sparkle, ancienne star de l’aérobic télévisée et symbole d’une Amérique musclée à grand renfort de leggings fluos. Mais voilà : elle a 50 ans (dans le film. C'est donc encore jeune, compte tenu des faits). Scandale. Crime contre l’industrie. Son émission est supprimée, son patron (un Dennis Quaid aussi répugnant que jouissif) la traite comme une vieille console périmée, et son entourage la congédie avec un bouquet de roses et un « You were wonderful » bien senti (were, et pas are. Les temps sont des signifiants cruels). Elle est foutue, donc, socialement, médiatiquement, esthétiquement. Alors, quand un mystérieux infirmier lui glisse un numéro dans la poche, elle n’hésite pas : elle s’inscrit à un programme scientifique expérimental et surtout clandestin, qui lui permet de générer une version jeune et sublime d’elle-même, Sue (jouée par Margaret Qualley, en très grande forme… pas grand chose à jeter dans une plastique au millimètre). On sent vite venir le désastre, évidemment. Le clonage mental et physique, les doubles identités, les disputes de miroir, la jalousie entre l’original et sa copie, toute une panoplie éculée mais bien amenée. Fargeat s’en empare comme d’un terrain de jeu sanglant pour pervertir les codes du male gaze, et pulvériser dans la même explosion l’idée même de beauté comme valeur refuge. Le corps féminin, omniprésent, est à la fois idolâtré, fragmenté, pourri, recousu, magnifié puis massacré, jusqu’à l’absurde. C’est un film de fesses, de sang, d’egos et de décomposition, où les moindres plans sentent le latex, la sueur et le gel antiseptique. Une orgie sensorielle dont la morale serait : « Tu veux rester jeune ? Tiens, prends ça, et débrouille-toi avec ta nouvelle tronche. Et n'oublie pas, il y aura un prix à payer en caisse ». Mais The Substance n’est pas qu’un bain d’acide féministe — ou du moins, pas au sens convenu du terme. Il n’y a pas ici de triomphe de la femme forte, ni de revanche exutoire sur le patriarcat. Les hommes sont tous des loques lubriques ou des lâches, certes, mais les femmes ne valent pas beaucoup mieux. Elisabeth est une icône en fin de vie qui s’accroche à sa propre légende comme une moule à son rocher ; Sue, une garce narcissique qui n’a rien à envier à sa matrice. Leur combat fratricide dégénère en boucherie sanguinolente, sans que l’une ou l’autre ne gagne jamais vraiment. Tout se dilue dans un final grand-guignol, où l’horreur esthétique dépasse le grotesque pour atteindre une forme de beauté monstrueuse. Personnellement, j'ai trouvé tout cela éprouvant, comme si le film aurait gagné à être plus court d'une bonne vingtaine de minutes, celles où Elephant Man (Woman, en fait) croise Massacre à la tronçonneuse. Too much, comme on a coutume de le dire, outre Atlantique. The Substance serait un film féministe ? Franchement, on s’en fout. Ce qui compte, c’est que le film ose, tape, provoque et refuse le confort idéologique. Pas de leçon, pas de morale, pas de conclusion rassurante. Juste un constat glaçant : dans ce monde, l’image qu’on projette vaut plus que ce qu’on est — et celle que les autres veulent voir, exigent de voir, à un certain point, écrase tout le reste. Que ce regard soit masculin, féminin ou algorithmique, il juge, trie, efface. Elisabeth ne veut pas exister autrement qu’à travers lui ; Sue, elle, ne veut pas disparaître. Résultat : elles s’annihilent mutuellement dans un crescendo de viscères, au risque de placer le spectateur dans l'inconfort le plus complet. The Substance est un film sale, bruyant, hystérique, mais d’une maîtrise formelle impressionnante, jusque dans son leitmotiv sonore pour annoncer l'emploi ou l'apparition du produit. Il a divisé, scandalisé, enthousiasmé, aussi. C'est mérité et compréhensible. Parce qu’il dit quelque chose de terrible et que c'est dit avec style. Puisque la forme prime toujours sur le fond, dans une société néocapitaliste, autant pousser le concept à son paroxysme. 



jeudi 22 mai 2025

MOON PALACE (DE PAUL AUSTER)

 Certains romans avancent masqués ; ils commencent comme une chronique urbaine et finissent en parabole existentielle. Moon Palace est de ceux-là. En apparence, c’est l’histoire d’un jeune homme un peu paumé dans l’Amérique des années 1960. En profondeur, c’est surtout une variation vertigineuse sur la perte, l’identité, et cette farce sublime (ou tragique) qu’on appelle le hasard. Marco Stanley Fogg — M.S. pour les intimes et les initiales symboliques — est un orphelin comme la littérature américaine les aime : sans attaches solides, livré à lui-même dans la jungle de Manhattan. Son seul point d’ancrage, l’oncle Victor, clarinettiste de seconde zone mais homme de cœur, lui lègue avant de disparaître une bibliothèque de 1492 ouvrages. Un clin d’œil transparent à l’année de la "découverte" de l’Amérique : Auster ne serait pas Auster sans ce petit jeu continuel de références croisées. Bientôt ruiné, Marco vend ses livres un par un, puis son mobilier, puis son toit. Le voilà errant dans Central Park, mendiant de fortune, philosophe à jeun, quelque part entre Thoreau et Chaplin. Auster consacre à cette période des pages saisissantes, presque hypnotiques, où la déchéance devient un rite de passage, une version moderne et cosmopolite de l’ermite en forêt. Impossible de ne pas en sortir secoué. Mais le sort, chez Auster, a de l’humour. Surgit alors Kitty Wu, étudiante d’origine chinoise et lumière fragile dans l’obscurité de Marco. Puis vient Thomas Effing, vieillard tyrannique, aveugle, ancien peintre et mystificateur professionnel, qui engage Marco comme assistant personnel. Avec Effing, le roman bascule à nouveau : on passe du trottoir new-yorkais aux étendues désertiques du sud-ouest américain, dans un récit enchâssé qui a des allures de western halluciné. Auster orchestre le tout avec son art coutumier des coïncidences gigantesques, des récits gigognes et des destins croisés comme dans un roman du XIXe filtré par la postmodernité. À force d’improbables rencontres et de révélations romanesques (la filiation cachée, le passé enfoui, l’amant perdu), Moon Palace flirte parfois avec le baroque, le trop-plein. Certains crieront à l'outrance, à la mécanique narrative qui grince. Mais même ces excès font partie du charme austérien : une littérature où la vraisemblance cède souvent le pas à la beauté du motif. Le roman touche par ce qu’il raconte, une vie écorchée vive, mais surtout par ce qu’il suggère : le lien fragile entre les générations, la mémoire comme labyrinthe, et cette question obsédante : que reste-t-il quand on a apparemment tout perdu ? La réponse, chez Marco Fogg, n’est ni une morale ni une illumination, mais un pas de plus. Le rythme d’une marche obstinée. Une errance volontaire. New York, bien entendu, est partout : dans les rues, dans les non-dits, dans la solitude peuplée des parcs. Mais la ville n’est qu’un point de départ : comme chez Melville, autre grand arpenteur de l’inconnu, c’est vers l’Ouest que se tend le regard. Go west ! Là où l’espace devient miroir intérieur. Là où, peut-être, la lune peut enfin se refléter dans l’assiette froide d’un dîner chinois. Moon Palace n’est pas un roman parfait — il est même parfois trop généreux, trop explicite dans ses symboles — mais il possède une qualité rare : celle de poursuivre longtemps son lecteur, bien après la dernière page. Un roman de la solitude et de la quête, aussi mélancolique qu’exubérant, où les pas de Marco Stanley Fogg résonnent comme ceux d’un Candide moderne dans le désert américain. Et vous hantent des nuits durant. 



mardi 20 mai 2025

LE PROFANATEUR (DE PHILIP K. DICK)

 Parmi les trésors à (re)découvrir de la galaxie dickienne, Le Profanateur (the man who japed) tient une place étrange et discrète. Loin des cathédrales métaphysiques de Ubik ou des labyrinthes ontologiques de L’Œil dans le ciel, ce troisième roman de science-fiction signé Philip K. Dick, écrit en 1956, est une sorte d’éprouvette narrative où le jeune auteur fait déjà bouillir les ingrédients de sa future folie littéraire. Globalement, ça ressemble surtout à un pied de nez lancé à l’Amérique des années 1950 et à ses fantasmes de pureté morale.

L’histoire, en apparence, sent le déjà-vu : nous sommes en 2114, dans un monde post-apocalyptique sous la coupe d’un régime ultrapuritain — le Moral Reclamation ou Remor, pour les intimes — instauré après une guerre nucléaire. Le moindre écart de conduite, un mot de travers ou une affiche suggestive peut vous envoyer illico à la rééducation, voire pire. Face à cette société bien propre sur elle, l’île d’Hokkaido fait office de contre-modèle déglingué et abrite les derniers vestiges de la décadence pré-1985 : musique de jazz, comédies légères, chewing-gums et pensées lubriques. Au milieu de cette dystopie schizophrène, Allen Purcell — publicitaire, citoyen modèle, mais franchement pas clair dans sa tête — devient l’instrument involontaire d’un scandale politique retentissant, en décapitant (au sens littéral comme symbolique) la statue du fondateur du régime. Mais là où Bradbury faisait brûler des livres avec le plus grand sérieux (Fahrenheit 451), Dick préfère saboter les statues pour la beauté du geste, en se fendant la poire. Son héros, à la fois ironique, névrosé et vaguement anarchiste, est presque une anecdote involontaire. Purcell ne renverse pas le pouvoir en brandissant un manifeste ou un fusil : il plaisante, il provoque, il subvertit. Et le verbe anglais du titre original — jape, blague, farce — donne le ton. Dick ne copie pas Orwell, il le pastiche. Il rend hommage à Huxley tout en le caricaturant. Il utilise l’humour non comme échappatoire, mais comme arme de démolition massive. Et vous le savez probablement, les régimes autoritaires, tout comme les petits chefs qui veulent imposer l'autorité qu'ils n'ont pas (j'en ai croisé, des proviseurs dans le genre), n'apprécient pas du tout ceux qui font de l'humour et désacralisent leur doctrine. En cela, Le Profanateur n’est pas un roman d’apprentissage, comme on le dit parfois, mais un manifeste déguisé. Certes, on y retrouve des maladresses de jeunesse, des envolées satiriques un peu forcées, une trame qui lorgne du côté de Bradbury. Mais derrière cette façade se cache un laboratoire en pleine effervescence : Dick y teste ses futurs jouets narratifs. Le thème de la double identité, par exemple, prend ici une tournure jubilatoire quand Purcell est emmené contre sa volonté dans une tranche de vie de couple surréaliste, sur une autre planète. Autre constante dickienne en germe : le refus de l’exil. Là où tant de récits de SF rêvent d’un ailleurs interplanétaire, Le Profanateur reste ancré sur Terre. Purcell, bien que tenté par l’échappée vers les colonies spatiales, choisit de rester, de lutter, de déconstruire le réel de l’intérieur (jusqu'à la toute dernière page, où il doit opérer un choix décisif). Pas de planète B pour lui, mais un monde A à saboter joyeusement, dogme après dogme. Si Dick abandonnera peu à peu l’humour dans ses œuvres ultérieures — au profit d’une noirceur hallucinée — ce roman est une éclatante exception. Et c’est peut-être là sa force la plus troublante : faire de la subversion une comédie, de la révolte une bouffonnerie. Histoire de dire les choses, sans en avoir l'air. 



lundi 19 mai 2025

ANORA (de Sean Baker)

 Festival de Cannes oblige, retour sur la dernière Palme d'or en date. Attribuée à Sean Baker, chez qui la réalité n’a pas besoin d’effets spéciaux pour ressembler à une hallucination collective. Depuis The Florida Project, il s’attarde sur les marges de notre société toxique entre tendresse documentaire et causticité pop. Avec Anora, on a clairement droit à son film le plus audacieux, le plus drôle, le plus cruel aussi – et, comme toujours, le plus sincèrement ambigu. Ani, stripteaseuse dans un club new-yorkais, à peine adulte mais déjà blindée contre les désillusions, incarne ce paradoxe : une jeune femme qu’on regarde trop, mal, ou de travers, et qui soudain, se met à regarder en retour. L’histoire pourrait ressembler à une comédie romantique sous stéroïdes et vodka : Ani rencontre Vanja, héritier crétin d’un oligarque russe, en vacances hormonales à Manhattan. Quelques verres, quelques liasses, un lit king size, et la magie des hormones opère : direction Las Vegas pour un mariage improvisé. Cendrillon a remplacé ses pantoufles de verre par des plateformes shoes fluo, le carrosse est une limousine… Baker, fidèle à sa logique de glissement de genre, envoie valser la bluette et opte pour un road-movie névrotique et une farce hystérique, avant de replonger tout ce petit monde dans une dernière partie où la comédie s’étrangle sur un sanglot.


On rit, beaucoup, souvent jaune, devant l’absurdité de ce conte détraqué. Mais Anora est aussi un film qui observe, qui interroge, et qui dérange. Baker questionne notre rapport à l’image, à la féminité fantasmée, au voyeurisme d’un cinéma qui prétend dénoncer tout en continuant de scruter. Ani, au départ objet érotisé parmi d’autres, prend progressivement le contrôle de la narration, s’habille à mesure que le film la dénude émotionnellement. Elle n’est plus vue : elle est. Existe, enfin. Et tant pis si cette existence se construit et se déploie sur un artifice grossier comme l'argent facile et les turpitudes qu'il rend possible et banalise. Vanja est creux, stupide, un idiot heureux en crise d'adolescence tardive. Je le hais. Et puis il y a Igor. Le gopnik, le sbire de l’oligarque, figure secondaire qu’on croirait sortie d’un jeu vidéo russe des années 1990, et qui devient peu à peu la clef de voûte du récit. Ce bouffon tragique, incarnation de la post-soviétisation ravagée, offre à Ani ce que Vanja n’a jamais pu lui donner : un regard non pas concupiscent mais compatissant. Il ne la possède pas, il la laisse pleurer. L' homme presque silencieux et maladroit qui n'est là que pour obéir, servir, et qui lui aussi voudrait exister, s'incarner. La dernière scène est d’une beauté désarmante : Ani, lessivée, humiliée, ruinée, se laisse tomber dans les bras d’Igor, après lui avoir concédé quelques secondes de sexe à la volée. Elle se demande pourquoi le gorille n'a pas essayé de la violer, lui se demande pourquoi elle se pose la question, et relève l'évidence : parce qu'il n'est pas un violeur. Parce qu'il est le seul être vraiment humain dans cette farce amère. Avec Anora, Sean Baker continue de disséquer le rêve américain avec une acuité féroce. Mais cette fois, il y ajoute une touche de farce shakespearienne et un sens du rythme quasi cartoonesque. Le résultat est une œuvre bancale, flamboyante, irritante, sans temps mort. Une montagne russe qui finit dans de gros sanglots, et rappelle aussi que parfois, Cannes décerne des Palmes qui sont comme des évidences, même pour ce grand public maintenu derrière les barrières du Festival, pendant que les protagonistes s'enivrent au champagne et se ruinent le foie au caviar. Anora, comme un miroir. 



lundi 12 mai 2025

LES CAFARDS DE L'EXTRÊME DROITE : LA DÉRATISATION EST NÉCESSAIRE

 Il ne s’agit pas de se faire une opinion : il s’agit de prendre en compte les faits et d’en tirer les justes conclusions. De choisir son camp. Car en 2025, il est impossible d’être un adulte responsable et de feindre l’ignorance au sujet du fascisme ou du nazisme. Tout le monde sait très bien à quoi renvoient ces idées nauséabondes, comment elles ont prospéré au XXe siècle, et la période cauchemardesque durant laquelle elles ont accédé au pouvoir pour précipiter le monde au bord du gouffre. Alors aujourd’hui, qu’un gouvernement complice — car oui, notre gouvernement est complice, que cela soit dit clairement (il vous suffira de lire les ajouts à la suite de ce billet) — laisse se dérouler ce que nous avons vu ce samedi à Paris, il ne faut pas s’y tromper : le ministre de l’Intérieur a parfaitement les moyens de court-circuiter ce genre de manifestations. Il en va de même pour les hautes autorités italiennes. Là-bas aussi, vous voyez la peste brune envahir les rues sans provoquer la moindre réaction d’indignation. Et pour cause : ils en sont les héritiers directs. Ces gens-là, cagoulés avec courage pour ne pas être identifiés — on notera d’ailleurs que la règle interdisant de manifester le visage couvert ne vaut que pour les agitateurs de gauche, et que plus on se situe à droite sur le spectre de la bêtise, plus on peut s’en affranchir — ces gens-là, donc, ne rêvent que d’une seule chose : avoir les coudées franches pour reproduire l’infamie de leurs tristes ancêtres. Oui, au risque de sembler un tantinet véhément, je pense que ce sont des individus qu’il faut désormais éliminer, éradiquer par tous les moyens possibles — aucun n'est à exclure. La dératisation est pressante. Ne vous y trompez pas : nous avons aujourd’hui la chance de vivre dans une époque de paix relative. Mais si demain nous étions replongés dans un contexte semblable à celui des années 1930, ces mêmes personnes que vous voyez défiler, tout de noir vêtues, n’auraient aucune hésitation, aucun remord à employer les mêmes méthodes que celles en vigueur durant ce que l’on nomme, en Occident, la pire période de l’histoire moderne. Il ne tient qu’à nous de décider si nous acceptons — ou non — ce glissement vers l’ignominie. Si nous sommes prêts à nous réveiller un jour avec cette engeance au pouvoir, ou en tout cas assez puissante pour nuire à l’ensemble de la société.

Face à ce genre de racaille, il ne doit y avoir aucune hésitation, aucun état d’âme. Aucune solution ne doit être exclue. Une traque doit être organisée, systématique, et pas un seul ne doit échapper à la vindicte salutaire et sanitaire. Traque médiatique, traque politique, traque judiciaire, traque physique. Rappelons-le : le fascisme et le nazisme ne sont pas des opinions politiques, ce sont des délits. Il appartiendrait donc, dans un État digne de ce nom, à un gouvernement sérieux, respectueux de la Constitution et de la loi, de mettre un terme définitif à ce pourrissement. Mais aujourd’hui, une partie des forces de l’ordre, comme de ceux qui prennent les décisions, est complice. Parce que ce sont leurs idées. Parce que ce sont leurs objectifs. Parce qu’ils ne peuvent pas les revendiquer ouvertement, et se servent de ces imbéciles congénitaux pour remettre au goût du jour leur idéologie mortifère. Vous avez le droit de regarder ailleurs, de penser qu’il vaut mieux parler de choses positives, de retourner à vos vidéos de chatons ou à vos matchs de foot. Mais lorsque vous vous réveillerez demain au bruit des bottes, acceptez au moins de faire partie — d’une certaine manière — des rangs des responsables.






Petit rappel de la loi française, à l'attention d'un ministre très distrait ou de ceux qui applaudissent :

Apologie de crimes contre l'humanité :

Article 24 alinéa 5 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse :

Est puni de 5 ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende « celui qui fait l’apologie […] des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, des crimes de réduction en esclavage ou d’exploitation d’une personne réduite en esclavage ».

Tenir des propos glorifiant Hitler, le IIIe Reich ou les massacres nazis, défiler en arborant des tambours des la Jeunesse Hitlérienne en tête de cortège, arborer des tatouages nazis, tombe sous cette loi.

Provocation à la haine raciale, à la discrimination ou à la violence

Toujours article 24 de la loi de 1881 :

Sanctionne ceux qui provoquent publiquement à la haine, à la violence ou à la discrimination contre une personne ou un groupe en raison de son origine ou de son appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion.

Une rhétorique fasciste reposant sur des boucs émissaires est donc pénalement punissable. Sauf que c'est désormais un argumentaire politique courant et relayé par des médias en service commandé. 

Port de symboles nazis ou fascistes

Même si la simple détention de tels symboles n’est pas toujours interdite, leur usage public dans des manifestations, publications ou événements tombe souvent sous le coup :

de l’apologie de crimes contre l’humanité,

ou de l’incitation à la haine raciale,

ou encore du trouble à l’ordre public (voir Code pénal, article R645-1 pour les insignes nazis par exemple).

Samedi, à Paris, il suffisait de regarder, sans même avoir besoin d'enquêter ou de fouiller. Mais les forces de l'ordre n'ont plus d'opticiens agréés, apparemment. 

samedi 10 mai 2025

LE FAISEUR D'UNIVERS (DE PHILIP JOSE FARMER)

 Imaginez que vous ouvriez votre placard pour tomber sur autre chose qu’une colonie de mites et trois pulls made in Bangladesh achetés sur Ali Express. Imaginez qu’il mène à un autre monde, un monde où des dieux capricieux organisent la géographie comme s’ils jouaient aux Legos cosmiques, et où l’aventure devient le maître-mot d'un quotidien aussi merveilleux que dangereux. Voilà ce qui arrive à Robert Wolff, anti-héros très moyen et bedonnant, propulsé dans Le Faiseur d’univers, premier tome du cycle de la Saga des Hommes-Dieux (Thoan), concocté par l’esprit bouillonnant — qui ne carburait pas uniquement à l'eau de source — de Philip José Farmer.

Farmer, c’est ce type d’auteur qu’on imagine capable de débattre à la fois avec Freud, Flash Gordon et un prédicateur baptiste, sans qu'il ne perde le fil de son discours. Hétéroclite et savant.  Il est à la science-fiction ce que le cocktail molotov est aux manifestations parisiennes : imprévisible, explosif et inévitablement dérangeant. Au fil d’une carrière jubilatoire, il a bousculé les codes, s'est joué malicieusement des tabous religieux et sexuels de la SF, a anticipé le postmodernisme tout en s’amusant comme un petit fou avec des récits d’aventure bigger than life. Des livres qui ne dépareilleraient pas sous forme de blockbusters estivaux au cinéma, où ils n'ont pas encore connu (à ce jour, et c'est une injustice criante) la fortune qu'ils mériteraient. Le Faiseur d’univers, publié en 1965, est un condensé de cette énergie incontrôlable. On y suit donc Wolff, un monsieur-tout-le-monde qui emprunte un passage dimensionnel situé dans un placard (lui-même disposé dans une maison qu'il visite avant un achat éventuel) et atterrit dans un monde en forme de tour de Babel géante, où chaque étage correspond à un royaume différent : mers antiques, jungles barbares, panthéons recyclés et autres bizarreries dignes d’un best-of de la pop culture sous acide. Le tout est cependant cohérent, fascinant, remarquablement exposé. À peine arrivé, le brave Wolff voit son corps rajeunir de jour en jour et il s'embarque dans une quête fantasmagorique, durant laquelle il croise Kickaha, un Indien facétieux dont le vrai nom est Paul Janus Finnegan (faites attention aux initiales, Philip José Farmer s’amuse et s'idéalise en scène). Ce dernier, sorte de trickster interdimensionnel, sera le fil rouge de la saga — un peu comme si Loki avait eu le privilège de devenir le véritable héros de la saga de Thor. Ensemble, ils affrontent des demi-dieux, des clones, des portails sonores (oui, on passe d’un monde à l’autre en soufflant parfois dans un cor) et des seigneurs omnipotents, un peu soupe au lait. Bref, une journée ordinaire dans l’univers de Farmer. Sous ses dehors pulp et rocambolesques, le roman pose tout de même quelques questions très pertinentes : qui décide de la réalité ? Peut-on échapper à sa condition humaine en changeant de corps, d’univers ou de niveau de conscience ? Farmer, avec son sens du rythme et son goût du bizarre, signe ici un roman débordant d’imagination, qui embrasse le pastiche érudit et la réinvention de bien des mythes. Les tomes suivants vont venir étoffer et complexifier un univers qui donne le vertige et qui ressemble, dès la première lecture, à un classique de la SF-aventure, à la fois jubilatoire, délirant et étrangement profond. Farmer, la créativité débridée, affranchie de toutes les règles, de tous les carcans. Soixante ans plus tard, Le Faiseur d'Univers est toujours aussi indispensable.