Si vous êtes un lecteur de comics, et donc par extension de bande dessinées, il y a fort à parier que non seulement vous dévorez ce genre d’ouvrages, mais qu’en plus vous avez une âme de collectionneur. Bien sûr, tout le monde n’entre pas dans ce moule. J’ai déjà croisé des lecteurs qui se contentaient d’acheter un album, séduits par une bonne critique, une jolie couverture ou un conseil d’ami, et qui, une fois la lecture terminée, passaient à autre chose : soit ils offraient le livre, soit ils le laissaient prendre la poussière, ou bien revenaient ponctuellement flâner au rayon BD, sans que l’idée de constituer une collection ne les effleure jamais. Mais soyons honnêtes : la plupart des amateurs de comics que je fréquente possèdent chez eux une collection impressionnante, qui peut aller de quelques étagères bien garnies… à plusieurs pièces entières, entièrement dévolues à une passion qui finit par devenir envahissante.
La première question à poser lorsqu’on aborde la collectionnite (le suffixe « -ite » laissant entendre qu’il s’agirait d’une maladie, une accusation qui reste à prouver) est la suivante : pourquoi collectionnons-nous ? Quel est ce besoin d’accumuler des objets (ici des bandes dessinées, pour d'autre les timbres ou les bouteilles de bière) au risque d’entretenir une insatisfaction chronique ? Car bien souvent, ce sont les pièces manquantes qui comptent davantage que celles que nous possédons déjà. Dès qu’une série s’avère incomplète, nous ressentons un besoin impérieux de combler ce vide, quitte à nous lancer dans une quête obsessionnelle. Je ne sais pas pour vous, mais en ce qui me concerne, une proportion non négligeable de mes livres ne sera probablement jamais relue. Avec le recul, certains ne méritent même pas d’être rangés parmi les œuvres marquantes qui m’ont laissé une trace durable. Alors, pourquoi les conserver ? Pourquoi garder des histoires qui n’ont pas marqué ma mémoire, et qui ne suscitent qu’un appétit tiède lorsqu’émerge l’idée d’une relecture ? Pourquoi ne pas les revendre, les offrir, ou tout simplement s’en débarrasser pour faire de la place à de nouvelles lectures plus conformes à mes goûts actuels ? Et puis, il ne suffit pas de collectionner : encore faut-il collectionner « correctement ». Dans nos bibliothèques, un ordre quasi sacré s’impose. Certains éditeurs l’ont bien compris, exploitant notre propension au fétichisme de l’objet pour nous pousser à investir dans des collections au packaging séduisant, parfois loin d’être indispensables. Mais répondons-nous simplement à un manque ? Est-ce une pulsion de fourmi qui nous pousse à accumuler, comme si nous nous préparions à un hiver atomique ? L’épisode du Covid, d’ailleurs, a rappelé l’intérêt de disposer chez soi de ses produits culturels favoris. La dématérialisation, cette inconnue.
Car oui, la possession matérielle joue un rôle essentiel. Sinon, quelle différence y aurait-il entre un album papier et son équivalent numérique, beaucoup plus pratique, léger, économique, copiable à l’infini ? Pourtant, ce qui n’est pas palpable, ce qui ne se sent pas sous les doigts, n’entre pas vraiment dans le domaine de la collection. Le rapport charnel, sensuel même, constitue la base de cette « maladie ». Le collectionneur est un Janus à deux visages : tourné vers le passé, il cherche à conserver les sensations et souvenirs de sa jeunesse ; tourné vers l’avenir, il rêve de transmettre ses trésors, quand bien même ils seront probablement revendus au premier héritier venu. Cette forme romantique de la collection a ma sympathie : elle tisse des ponts générationnels et préserve ce qui fut, avant que cela ne disparaisse. Mais aujourd’hui, le collectionneur de bandes dessinées est souvent un accumulateur compulsif, proie idéale pour des éditeurs malins. Dans sa logique, l’objet cesse d’avoir une valeur marchande dès qu’il intègre la collection : demandez-lui de vendre l’une de ses pièces rares, il vous rira au nez ou appellera la police. Et parfois, la logique frise l’absurde : certains comics sont scellés à vie pour ne jamais être lus, reniés dans leur fonction première. Le vertige s’installe devant les collections démesurées. Imaginez les 60 000 volumes que possédait Umberto Eco, bibliophile et collectionneur invétéré. En 2007, à la Foire du livre de Turin, il expliquait que les livres ne sont pas accumulés pour être lus, mais pour former « un dépôt où tout se mélange et génère un vertige, un cocktail de mémoire savante ». Une bibliothèque privée devient alors un organisme vivant, qui lit à notre place. En touchant, déplaçant, rangeant, cataloguant nos livres, nous en absorbons une part de contenu, par contact presque érotique. Mais cette logique, valable pour les grands classiques, peut-elle s’appliquer aux comic books ? À ces milliers d’aventures de super-héros en collants, électrisantes mais destinées à finir sur des étagères, ou dans des cartons privés de caresses ? Quel sens cela a-t-il d’acheter dix versions d’un même récit, sans s’attarder sur le travail de traduction, le choix du papier ou les vignettes minutieusement dessinées mais aussitôt survolées ? En vérité, les collections de comics sont des biens superflus, produits par la démocratisation de l’accumulation. Des biens dont l’absence ne manque à personne, hormis aux initiés. L’excès est facile : des rayonnages saturés d’histoires redondantes, de séries interminables, de pavés volumineux, qui confèrent soudain une importance démesurée à ce qui n’était qu’un divertissement passager. Voyez les mangas : lus puis abandonnés au Japon, ils deviennent en Europe objets de culte, soigneusement classés et conservés. On pourrait croire notre discours rhétorique et nostalgique, prônant le « less is more ». Mais à l’ère de la surconsommation, ce romantisme semble dépassé. Ne vaudrait-il pas mieux repenser la bande dessinée dans une logique de circulation, de partage ? Offrir, donner, transmettre, comme autrefois les revues kiosque qui passaient de main en main dans les cours d’école ? Place aux éditions abordables, aux numériques à lire puis supprimer, aux plateformes diffusant des œuvres qui n’entrent pas dans les circuits classiques.
La collection pose aussi un problème économique. S’abonner à tout, courir après les pièces rares, voilà qui coûte cher. Certes, revendre une belle collection peut être salvateur : Nicolas Cage, immense collectionneur de comics, a sauvé ses finances en cédant la sienne, avant de tenter de la reconstituer. Mais se séparer de certaines pièces reste toujours douloureux. La collection est aussi un lien intime avec le passé. Sur mes propres étagères, certains récits sans grande valeur artistique demeurent précieux, car ils me renvoient à mon adolescence. Ce sont mes madeleines de Proust, classées par ordre alphabétique. Leur simple présence me permet de me reconnecter à une part de moi-même (Le Défi de Thanos !). Le revers, c’est le déménagement. Emballer des milliers de volumes est une épreuve quasi herculéenne, doublée de l’angoisse de voir des cartons abîmés. Voilà sans doute le meilleur argument en faveur du numérique : si l’essentiel est de garder une trace, quelle différence entre un fichier et un livre papier ? Reste que la collection est l’expression la plus flagrante — et paradoxalement sincère — de notre matérialisme. Comme le rappelle Fight Club, « les choses que nous possédons finissent par nous posséder ». Vue négativement, la collection est un esclavage ; vue positivement, elle est un écrin de rêves et de bonheurs. Tant qu’elle ne met pas en danger nos finances et qu’elle trouve sa place dans nos murs, elle demeure surtout un prolongement de nous-mêmes, une extension tangible de notre imaginaire. Vu de l’extérieur, cela peut sembler étrange, excessif. La vérité n'existe pas, encore moins en ce domaine.

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