Dave Gahan, le chanteur du groupe phare des années 1980 Depeche Mode, est mort. Pas très longtemps, certes, mais en mai dernier, « Super » Dave n’était plus de ce monde, pendant deux minutes, victime du speedball. Personne n’a vraiment été surpris, vu les nombreuses autres overdoses, les tentatives de suicide, les années d’addiction à la drogue… Dans la première partie de ce dossier en deux volets, Keith Cameron recueille une des histoires les plus effrayantes du rock.

Dans un salon à l’étage des studios Abbey Road, un homme, assis sur le bord d’un large canapé noir, fixe des images qui défilent sur un écran de télévision. Une caméra au plafond filme un homme qui se tord sur un lit, en proie à une sorte de crise. Les couleurs sont criardes, irréelles. L’homme sur le canapé se met à balancer la tête et le buste en rythme avec la bande-son, un beat électro inquiétant qui tente de contenir le flot obstiné du chaos synthétique. Une voix d’homme crache ses paroles par-dessus le tout, sa diction écorchée fait écho aux convulsions de l’homme sur le lit.
"This twisted tortured mess, this bed of sinfulness is longing for some rest and feeling numb..."
L’homme sur le canapé allume une cigarette, la place entre ses doigts aux ongles vernis et recommence à sa balancer doucement. Les images continuent de défiler, saccadées, impressionnistes, comme des instantanés tirés d’un cauchemar.
"A vicious appetite visits me each night and won't be satisfied, won't be denied..."
C'est bien l'homme à l'écran qui chante ces mots. Celui sur le canapé hoche la tête, manifestement d'accord avec tout ça. L’homme à l’écran, celui de la bande-son et celui sur le canapé sont une seule et même personne : David Gahan, 34 ans, père de Jack, ex-mari de Joanne et de Theresa, chanteur de Depeche Mode et toujours membre à part entière, bel et bien vivant, de l’espèce humaine. C'est bien comme ça. Le clip de Barrel of a gun, le nouveau single de Depeche Mode, s'achève.
Tu as déjà vu Trainspotting, Dave ? « Oui, deux ou trois fois, quand je me droguais et une fois clean. » Dave éclate de rire et prend une gorgée du meilleur cappuccino d’Abbey Road. « Je l’ai revu récemment et, clean, j’ai trouvé ça vraiment drôle. Et ouais, toutes les scènes de shoot, ça m’a bien excité ! J’ai trouvé que c’était un super film. Tout est presque réel, comme quand Renton disparaît dans la moquette et que Swanney la Mère Supérieure le traîne dehors. On m’a déjà fait ça, et je l’ai fait à d’autres. C’est ça, la vie d'un junkie. Quand les gens meurent autour de toi, tu les vires. Tes sentiments sont complètement bousillés. La première fois que je l’ai vu, je suis allé me défoncer juste après. J’étais avec mon pote et manager Jonathan, on essayait de rester clean, et j’ai fait le contraire. Cette fois, je l’ai vu autrement. C’est une fiction. Ça ne dure pas. »
À quelques centaines de mètres d’Abbey Road, Andy Fletcher et Martin Gore déjeunent dans le restaurant que Fletch possède avec sa femme. Depuis une heure, ils discutent de la manière dont Depeche Mode, avec le producteur Tim Simenon, a réussi à boucler un nouvel album alors que leur chanteur a tour à tour fait une overdose, tenté de se suicider, eu une crise cardiaque, été arrêté, puis pris la décision de mettre fin à cinq années d’addiction à l’héroïne qui avaient empoisonné sa vie et influencé l’existence même du groupe. « Tout s’est fait à Londres, en gros, » dit Andy d’un ton vif. « On a commencé en septembre 1995, puis on a passé six semaines à New York au printemps, ensuite Tim est allé à L.A.… après le… truc de Dave », ajoute-t-il précipitamment, « pour enregistrer les voix pendant trois ou quatre semaines, et puis on est revenus finir ici. » Martin Gore explose de rire. « Je n'avais encore jamais entendu quelqu'un décrire ça comme ça ! Le truc de Dave… hahahaha ! »
Le « truc » de Dave, jusque-là, c’était le grand tabou de Depeche Mode. Officiellement nié, il était seulement murmuré à demi-mot, jusqu’à ce que les événements prennent un tour si dramatique que plus personne ne soit en mesure de couvrir les frasques d’un groupe de rock aussi célèbre. Il aura fallu l’overdose quasi fatale, l’été dernier, de speedball (mélange d’héroïne et de cocaïne) pour que la réalité soit sous les yeux de tous. L’année précédente, son admission au Cedars Sinai Medical Centre de Los Angeles pour « lacérations au poignet compatibles avec des coups de lame de rasoir » n’avait pas, selon le groupe, été une tentative de suicide : Dave se serait « accidentellement coupé les poignets lors d’une fête à la maison ». Une photo un peu glauque avait même été publiée, où on pouvait voir un Gahan aux poignets apparemment intacts. Aujourd’hui, Dave n’est plus d’humeur à se raconter des histoires. Alors que les séances d’enregistrement se terminent dans le studio libéré par Oasis, parti fuir les tabloïds londoniens à la campagne, Gahan carbure au café et aux Marlboro Medium, et raconte sans détour à quel point il a touché le fond. On est à une semaine de Noël et il est clean depuis six mois et demi. « Ça m’aide d’en parler, plutôt que de faire comme si rien ne s’était passé. Parce que ça, c’est dangereux pour moi. Je veux pas passer pour un ex junkie donneur de leçons. Ces gens-là m’énervent vraiment, et pour être honnête, tout ce qu'ils savent faire, c’est remplacer leur addiction à la drogue par une autre addiction. Je veux que ça reste à moi. Le seul truc que je peux partager, c’est l’espoir : montrer à des gens qu’ils peuvent aussi s’en sortir et devenir clean. Il suffit juste d’en avoir envie. »
Pour Dave, c’est aussi simple que ça : il y a encore six mois et demi de cela, il n’avait pas assez envie pour vraiment y parvenir. Son parcours est jalonné de tentatives de désintox ratées et d’appels à l’aide de plus en plus désespérés à un cercle d’amis de L.A. qui se réduisait comme peau de chagrin. Amanda de Cadenet fait partie de celles qui l’ont aidé à franchir le pas, juste après sa sortie de garde à vue pour possession de stupéfiants. Il était retourné au Sunset Marquis Hotel, son repaire favori pour plonger dans les paradis artificiels. Même si son cœur avait cessé de battre pendant deux minutes après sa dernière overdose, il ne voyait toujours pas d’alternative. Lors d'une dispute avec son manager à propos de cet énième accident, il accusa un « dealer pourri du centre-ville », et affirma que si son fournisseur habituel de Beverly Hills avait été dispo, rien de tout ça ne serait arrivé. « Je suis sorti de taule et j’ai replongé direct. Je me souviens qu’Amanda est venue me voir au Marquis, et son visage était éloquent. Elle voyait que j’étais de nouveau défoncé, les larmes lui montaient aux yeux. Quand elle est partie, c’était comme si elle me disait adieu. Alors j’ai quitté l’hôtel, je suis rentré chez moi, et je me suis retrouvé assis sur le canapé, à me shooter encore, et ça marchait plus. Ça n’effaçait plus ce que je ressentais, et ça faisait longtemps que c’était comme ça. C’était devenu vraiment évident. » Désespéré, Dave appela sa petite amie à New York, elle-même ancienne héroïnomane. Elle aussi, à bout, lui dit qu’elle ne pouvait pas rester avec un junkie. « Je pouvais plus faire ça aux gens. Je ne voulais pas que mon fils se demande un jour pourquoi son père est mort ou s’est tué. Alors j’ai pris le téléphone. Pour la première fois en deux ans passés à faire des allers-retours en cure, j’ai pris le téléphone et j’ai dit : “J’ai besoin d’aide, je veux devenir clean. Je fais quoi ?” »
Effets de la sobriété, Dave a meilleure mine. Sa silhouette reste élancée, son regard est vif, d’un bleu-vert perçant. Il parle facilement, avec un humour noir désarmant. En remarquant la main blessée et ébouillantée de son attachée de presse après un accident de cuisine, il plaisante sur les antidouleurs possibles : « Tout ce que tu veux savoir sur les opiacés sur ordonnance américains, demande-moi. Je les ai tous essayés. » Mais c’est justement sa proximité avec ces médicaments qui est au cœur du « truc » de Dave. Ses bras portent encore les cicatrices d'innombrables injections. Ce qui avait commencé comme un divertissement lors de la tournée Violator en 1990-1991 a rapidement dégénéré après qu’il a quitté sa première femme Joanne pour vivre à Los Angeles avec Theresa Conway, attachée de presse ayant travaillé avec le groupe aux États-Unis et qu’il a épousée en 1992. Quand le groupe s’est retrouvé en Espagne la même année pour commencer l’album Songs of Faith and Devotion, Dave avait changé, physiquement et mentalement. Il était aussi plus déterminé : irrité par l’image persistante de Depeche Mode comme simple groupe synth-pop efféminé, trop rarement pris au sérieux, il se lança dans une mission : devenir l’incarnation ultime du rock’n’roll. « Je me suis vraiment dit : “Y a plus de putain de rock stars. Personne n’est prêt à aller jusqu’au bout. Alors qu’est-ce qu'il faut faire ? Qu’est-ce qui me manque ? Chanter, c’est bien, mais est-ce que quelqu’un y croit vraiment ?” Alors j’ai créé un monstre. Et j’ai eu le tort de penser que pour y croire, il fallait se traîner jusqu’au fin fond de l’enfer. J’ai traîné mon corps dans la boue pour prouver que je pouvais le faire. »
Sans surprise, quand Depeche Mode s’est lancé dans l’énorme tournée Devotional qui dura 14 mois, cet objectif dionysiaque a trouvé un terrain favorable. Entouré d’une armée d’assistants personnels, de médecins spécialisés dans les drogues et de gens simplement chargés de sauver les apparences, Dave Gahan a forcé un corps de plus en plus réticent à se plier aux exigences de son ego. « À l’époque, je ne m’en rendais pas vraiment compte, mais j’étais devenu le cliché complet de moi-même. Je me souviens qu’au Chili, quand j’ai appris que Kurt s’était explosé la tête, ma première réaction, c’est que j’étais en colère. Furieux. J’ai eu l’impression qu’il m’avait volé mon idée, qu’il m’avait devancé. C’est dire à quel point j’étais complètement à côté de la plaque. J’étais vraiment parti loin. » La tournée s’acheva finalement à la mi-1994. Dave Gahan venait de perdre son excuse pour jouer les dieux chaque soir, mais pas son addiction à l’héroïne. À Noël, il décida d’entrer en cure. Direction une clinique en Arizona, où il resta six semaines et retrouva sa lucidité. En sortant, il appela sa femme. Pendant le déjeuner, il lui annonça qu’il avait l’intention de rester clean. « C’est là que j’ai vraiment réalisé : “Je parle du reste de ma vie, là.” Alors évidemment, peu après, j’ai recommencé à me défoncer, mais en cachette. Petit à petit, elle en a eu marre de me ramasser par terre, et elle a décidé de partir. »
La fin de ce deuxième mariage semble avoir été le point de bascule dans la descente rapide de Gahan vers le fond du trou. Chaque tentative pour décrocher entraînait une rechute avec l’héroïne, toujours plus intense. Seul, chez lui ou au Sunset Marquis, il retournait sa colère contre lui-même. « Les problèmes de confiance, ça m’a suivi toute ma vie. Alors quand Theresa est partie, ça m’a donné une excuse pour replonger encore plus fort. J’étais déterminé à aller jusqu’au bout. Ma femme m’avait quitté, mes amis disparaissaient, et je me retrouvais entouré d’une bande de junkies. Et je savais exactement pourquoi ils étaient là : j’avais l’argent, j’avais la came. Je le savais, et ça nourrissait encore plus ma rage. » Il continua pourtant à fréquenter des cliniques… pour à chaque fois en ressortir et retourner au Marquis. « Je savais même pas si je voulais devenir clean. Ça devenait clair que la fête allait bientôt se terminer. Soit j’allais crever, soit j’allais me désintoxiquer. » En août 1995, Gahan choisit la deuxième option… avant de pencher vers la première. De retour d’un centre de désintoxication, il découvrit que sa maison avait été cambriolée. Tout avait disparu : télévisions, studio d’enregistrement, deux Harley Davidson, jusqu’aux couverts. En partant, les voleurs avaient même changé le code de l’alarme. Comme seuls lui, quelques amis proches et deux ouvriers connaissaient le code, il en conclut que les coupables n'étaient pas des inconnus, que c'était une vengeance de ses « amis » pour avoir essayé de décrocher. « Tout ça avait l’air très louche, comme un de ces films barrés de L.A., sauf que j’étais dedans. Et je me suis dit : “Je suis pas vraiment censé être là. Peut-être que si je disparais, tout le monde pourra continuer sa vie.” »
Il alla au Sunset Marquis et appela sa mère pour lui dire qu’il venait de sortir de cure. Sa mère, elle, lui répondit qu’on venait de lui affirmer qu’il n’avait jamais mis les pieds en désintox. Le fait qu’elle ne le croie même pas fut la dernière excuse dont il avait besoin pour tenter sa « performance artistique » la plus extrême à ce jour. Il se fit un shoot, alla dans la salle de bain et s’ouvrit les poignets, « en sachant que quelqu’un finirait par passer ». Ce qui arriva. Les bras en sang, entourés de serviettes, Gahan était presque inconscient quand un ami débarqua et appela les secours. Il reprit ses esprits avec la douleur cuisante des points de suture posés sans anesthésie, faute de temps. « Le secouriste m’a dit : “Espèce d’abruti, pas encore toi !” L’équipe des urgences de West Hollywood m’avait déjà ramassé plusieurs fois. Ils commençaient à m’appeler “Le Chat” ! Genre : “Tu gaspilles tes vies, Dave, tu les gaspilles…” Bref, le lendemain matin, je me suis réveillé attaché dans un service psychiatrique, dans une cellule capitonnée. D’abord, j’ai cru que j’étais mort, puis un psy est entré et m’a appris qu’en Californie, c’est un crime de se suicider, donc j’étais inculpé pour avoir essayé de me tuer ! Hahaha ! Heureusement que je peux en rire aujourd’hui. » « Le Chat » fut libéré de sa camisole et reprit ses vieilles habitudes, d’abord au Sunset Marquis, puis dans un appart loué à Santa Monica où il « se mit à consommer sérieusement » (ce qui, vu son passif, donne le vertige) et s’enferma dans une prison mentale de plus en plus opaque. « Les choses allaient de mal en pis. Y a eu plein d’autres overdoses, je me réveillais devant les dealers du centre-ville, à poil sur leur pelouse, dépouillé. Mais y avait toujours quelqu’un pour venir me ramasser. J’allais à des réunions en étant complètement défoncé, au milieu de tous ces gens sobres. Et crois-moi, y a pas pire endroit où être quand t’es drogué ! Je filais aux toilettes pour me shooter, puis je revenais lever la main et dire : “Je suis clean depuis trente secondes ! Je me foutais de leur gueule, en fait… mais c’était surtout à moi que je faisais du mal. »
Et pendant ce temps-là, le travail sur le prochain album de Depeche Mode se poursuivait à Londres. Au printemps de l’année dernière, ils se retrouvèrent tous à New York, un lieu à mi-chemin — « pour remonter le moral de Dave », se souvient Fletch. L’idée était d’y passer six semaines, pendant lesquelles Dave enregistrerait ses parties vocales. Après six semaines, ils se retrouvèrent avec une seule prise exploitable. « Je fonctionnais en pilote automatique », admet le chanteur. À ce stade, Gahan s’injectait de l’héroïne et de la cocaïne en même temps, car ni l’une ni l’autre séparément ne produisait plus d’effet. Et même ensemble, cela ne fonctionnait plus, ce qui l’agaçait profondément. De retour de New York, il avait un plan : « Devenir complètement taré. La définition de la folie, c’est répéter la même action en espérant un résultat différent. On me l’avait dit tellement de fois, mais je me disais : “Il n’y a rien qui cloche chez moi, je peux gérer, je peux arrêter…” Je ne pouvais pas ! J’avais clairement une pulsion de mort. Je voulais savoir ce qu’il y avait de l’autre côté, si j’avais la possibilité d’aller ailleurs et de m’échapper de moi-même. Bien sûr, tout cela n’était qu’un délire. C’est la première fois que j’ai vraiment réalisé que j’étais un junkie. Je suis même passé par une phase où, si je ne pouvais pas trouver de came, je m’injectais quasiment de l’eau. Juste presser le coton, récupérer ce qui restait, juste pour pouvoir m’attacher le bras et m’injecter un truc. J’étais complètement accro au rituel en lui-même. En fait, maintenant que j’y pense, l’excitation du “mauvais garçon” qui va chercher sa dose, quand la drogue ne marchait plus, c’était ça le grand frisson. Me procurer ma dose sans me faire exploser la tête, voilà ce que c’était. » David Gahan devint donc « complètement taré », puis parvint à rester sobre pendant deux semaines. Sans pour autant s'empêcher de revenir au Sunset Marquis où, tôt le matin du 28 mai 1996, il fit une nouvelle overdose. Son organisme, partiellement purgé, ne supporta pas la dose et il fit un arrêt cardiaque. Un ami appela une ambulance. Il devenait bleu. Son cœur s’arrêta pendant quelques minutes. Dave Gahan fut officiellement mort pendant un court instant. « Ils m’ont fait tout le traitement genre Pulp Fiction et mon cœur est reparti sur le chemin de l’hôpital. La première chose dont je me souviens, c’est d’avoir entendu un ambulancier dire : “Je crois qu’on l’a perdu…” »
Alors, euh… qu’est-ce que ça fait de mourir ? « Tout ce dont je me souviens, c’est que c’était vraiment noir et vraiment terrifiant, et j’ai senti que ça n'allait pas. Que ça ne devait pas se passer ainsi. Je pensais que je pouvais contrôler ça, que je pouvais choisir la date à laquelle Dave allait mourir. C’est dire à quel point mon ego était tordu. Et puis je me suis réveillé, menotté à un flic qui était en train de me lire mes droits. » Dave Gahan passa deux nuits à la prison du comté de Los Angeles. Il pourrait encore avoir l’occasion d'y retourner : il est actuellement en liberté conditionnelle, en attente de son procès et du verdict en février. Il doit fournir deux tests urinaires par semaine, et ce pendant les deux années à venir. S’il reste clean, il y a de fortes chances que les charges soient abandonnées. Mais si « le Chat » décidait de retenter sa chance et que le test s'avérait positif, il encourrait deux ans de prison. Quand il affirme que c’est une pensée « qui rend sobre », on est effectivement enclin à se fier à sa solide expérience sur le sujet. « En Californie, ils coopèrent avec les junkies. Oui, vous enfreignez la loi, mais enfin, j’étais dans une cellule avec des putains de meurtriers, des types qui avaient fait sauter la tête de gens. J’étais une menace pour moi-même, certes, mais pas pour la société ! »

Depuis le jour où il a décroché le téléphone pour demander de l’aide, Gahan est resté clean. Il a suivi jusqu’au bout le programme médical à Exodus, l’unité de désintoxication que Kurt Cobain et Shannon Hoon, de Blind Melon, avaient quittée avant la fin. Les cinq premiers jours furent les pires, dit-il : attaché, surveillé 24 heures sur 24, avec des crises toutes les heures tant le sevrage était violent. Puis ce fut le tour des réunions, semblables à celles auxquelles il avait déjà assisté auparavant, complètement défoncé. « Pour la première fois, j’écoutais. C’est ça qui faisait la différence. Un drogué pense que le monde s’arrête à son nombril, qu’il est complètement seul dans l'univers. Et là, on découvre qu’il y a beaucoup de gens, de tous horizons, qui sont exactement comme vous. Quand je suis allé à Exodus, c’était comme avouer que cette merde avait détruit ma vie. Elle m’avait volé mon âme et laissé complètement vide. C’était fantastique pendant deux ans. Je mentirais si je disais que je ne me sentais pas comme un putain de Dieu ! Je me sentais invincible, rien ne comptait, mec, j’étais perché ! Et puis ça s’est arrêté. Du jour au lendemain. Et j’ai passé tout mon temps à courir après ce premier shoot. »
« Alors voilà où j'en suis. Dès l'instant où je déconne à nouveau, c’est fini pour moi. Et inutile de mentir, ma vie est bien plus chouette maintenant. Même si ça ne me fait pas plaisir de le dire ! Mais ce week-end par exemple, j’ai eu l’occasion de passer du temps avec mon fils. C’était génial, on est allés voir Les 101 Dalmatiens ! Une chose que je remarque chez lui maintenant, que je ne remarquais pas quand je prenais de la dope, c’est la façon dont il me regarde. Il me regarde avec beaucoup d’amour et d’affection, et je n’avais jamais remarqué ça autant que ce week-end. Je pouvais le fixer droit dans les yeux, ce n’était pas comme avant, quand il me regardait et que je me sentais honteux. C’était presque comme si ça avait été lui l’adulte et moi l’enfant. » Quand il rit, on peut encore entendre le garçon à l’intérieur de Dave Gahan, le petit lutin adolescent aux allures angéliques qui chantait les premiers titres de Depeche Mode, et dont il voulait désespérément effacer le souvenir, comme si le répertoire toujours plus impressionnant du groupe à la fin des années 1980 ne l’avait pas déjà fait. Une telle insécurité commence invariablement très tôt, et elle peut être vite amplifiée par l’érosion de l’innocence, à l’âge adulte. Gahan n’a jamais vraiment connu son père, et il n'était clairement pas préparé à gérer la culpabilité d’avoir blessé son propre fils, tout comme lui-même avait été blessé. Il a commencé à prendre de la drogue très jeune. « J’ai pris de l’héroïne pour la première fois vers mes 17 ans, quand je vivais dans un squat à King’s Cross. Mais je n’ai pas aimé, parce qu’à l’époque, c’était le speed qui était à la mode. Je me rends compte aujourd’hui que j’ai toujours eu une nature très addictive dès qu’il s’agissait de me défoncer et de m’évader de moi-même. Parce que c’est bien de ça qu’il s’agit, au fond. Je volais des barbituriques à ma mère — elle souffre d’épilepsie — donc ces petites défonces ont été le point de départ. Ce n’était pas la faute de ma mère. Ensuite, je suis passé à d’autres choses. L’alcool a toujours été là. Je me définirais sans aucun doute comme un alcoolique, c’est sûr. Je ne peux pas faire l’un sans l’autre. Si je bois, je vais prendre de la dope, je vais me défoncer. Si je bois un verre, je vais m'enfiler une bouteille de vodka. Mon problème, c’était vouloir toujours plus. Je voulais continuer à me faire ce que je me faisais jusqu’à ce que je disparaisse. Et j’ai repris l’héroïne quand je suis parti vivre à Los Angeles. Où que j'allais, j’y pensais. Et c’est là que ça ne va plus du tout. Je me réveillais et j’y pensais. Et j'avais un très gros problème, j’étais un junkie avec de l’argent. Une réserve inépuisable ! Et tout ce que je voulais vraiment, c’était ma dope. Je ne m’intéressais pas aux voitures ni aux avions, ni à tous les autres attributs de la “rock star”. Je n’en étais pas capable ! Je n’osais même pas monter sur ma Harley, parce que je vivais dans les collines… Voilà la folie du truc : j’avais peur de me tuer dans un accident de la route, mais ça ne me dérangeait pas du tout de me shooter et de me piquer. Et ces dernières années, je consommais tous les jours. »
C’est difficile pour toi, aujourd’hui, de rester clean ? « C’est beaucoup plus facile que d’essayer de planer, ça je le sais. Essayer de maintenir l’effet et de se mentir à soi-même et aux autres. Ça devient écrasant parce que, de toute façon, tu ne t’amuses plus du tout. Je ne me souviens pas de la dernière fois où j’ai pris de la drogue et où je pourrais dire que j’ai passé un super moment. C’était probablement pendant la tournée Violator, quand l’ecstasy était à la mode, et qu’on en prenait après chaque concert. Après ça, je n’étais plus un consommateur social, c’était devenu une pratique qui m'isolait. Dans ma maison à LA, j’avais ma propre pièce, la chambre bleue comme on l’appelait, c’était un placard bleu et je m’enfermais dedans. « Je me souviens avoir lu que Kurt [Cobain] disait la même chose, qu’il avait un placard sous l’escalier. C’était largement suffisant, comme espace. Je restais là avec ma bougie et ma cuillère, et c’était tout. Souvent, Theresa venait frapper à la porte, on avait des invités à la maison et… » Il passe une main dans ses cheveux courts et frissonne visiblement, la première véritable manifestation de ses émotion depuis près d’une heure. Dieu sait ce qu’il ressent au fond de lui. « Tout ça sonne comme : “Mais comment t’as pu te foutre dans cette merde ?”, mais si tu joues avec le diable, tu vas te brûler. Et je crois que l’héroïne, c’est le diable, parce qu’elle te prend ton âme. Je pense que, s’il y a un Dieu, il choisit de te laisser faire et te démerder, et c’est exactement ce que ça fait. Tu es une coquille vide qui marche. Je ne pouvais même pas me regarder dans le miroir. » Tu peux fréquenter des gens qui boivent ou se droguent ? Et si je sortais de la coke, là, tout de suite ? « Je devrais partir. Parce que j’en voudrais. Ce serait juste pour goûter, tu vois ce que je veux dire ? Mart et Fletch, eux, boivent, Mart boit beaucoup, et ils boivent quand je suis là, et parfois c’est un peu difficile. Pas parce que je veux me saouler, mais juste parce que je ne me sens pas à ma place. Et ça, ça me met en danger. Mais alors je me bouge le cul pour aller à une réunion, et je trouve que ça aide, de pouvoir m’asseoir quelque part pendant une heure et demie parmi des gens, sans avoir besoin de dire quoi que ce soit. Je n’ai pas besoin de jouer un rôle. Parfois c’est dur, oui. Il y a environ un mois, j’ai traversé une période où je pensais constamment : “C’est quoi ce bordel ? J’étais pas si mal !” Je me mentais vraiment à moi-même en me disant que je pourrais m’y remettre, sortir et faire de nouvelles petites expériences. »

Le chat était de retour… « Ouais, il est là perché sur mon épaule tout le temps. Je le sais. J’ai trop de raisons de vivre. J’ai eu de la chance d’avoir des gens autour de moi, j’ai pu être amené au bon endroit et être pris en charge. Mais il y a encore des moments où tu es assis tout seul, comme n’importe qui, et tu déprimes. Ce que j’ai appris de cette expérience, c’est que je sais que je ne trouverai rien là-dedans. Si Dieu distribuait la drogue et l’alcool, j’ai eu plus que ma part ! Au lieu que ça dure toute une vie, j’ai tout utilisé trop vite. C’est un peu embêtant parfois, mais mec, je ne veux pas mourir aujourd’hui. Il y a six mois, j’étais prêt à jeter l’éponge. »
En arrivant à Abbey Road, il y avait comme toujours un groupe de touristes qui admirait le mur couvert de graffitis des Beatles. Quand Dave Gahan est sorti du taxi, on les as vu bouche bée. Ils n’étaient pas forcément sûrs de qui c’était, mais ça n'avait pas d'importance. C’était juste une rock star, en chair et en os. Cool. Séduisant. Vivant. Voilà la tragédie de Dave Gahan : il n’avait pas vraiment besoin de faire tout cela pour en arriver là. Et à voir l’expression de son visage alors qu’il se regarde à nouveau en vidéo, on soupçonne qu’il le sait. « Je prie beaucoup, » dit-il. « Je ne prie pas pour le pardon, non ce que je fais, c’est que je me mets à genoux et je remercie Dieu de m’avoir maintenu clean un jour de plus. Je prie vers le plafond en espérant que quelqu’un m’écoute. Mais tu sais quoi ? Je me sens beaucoup mieux en le faisant. Ça me fait du bien de croire en quelque chose. Je ne veux pas retourner là-bas, j’ai trop à perdre maintenant. Et je ne parle pas du groupe, je parle de moi-même. Chaque jour, de petits morceaux de David reviennent, et ce n’est pas un si mauvais gars. Je m’assois et je regarde Harry Enfield et je me marre comme un fou. Ou je pleure devant un film à l’eau de rose, ça faisait longtemps que je ne faisais plus ça ! Je n’avais plus de sentiments normaux ! Je restais assis à regarder la chaîne météo pendant 12 heures par jour. Peu importait, mec, j’étais complètement défoncé et les jours passaient, et les années passaient. Mais il se produit quelque chose chaque jour, même un tout petit truc, qui me donne l’impression que j’ai tellement de raisons de vivre. Je veux voir mon fils grandir. Hier matin, en rentrant chez lui, je lui ai demandé : “C’est qui ton groupe préféré, au fait ?” Et il s’est retourné et il a dit : “Ben ! Toi, bien sûr !” Trop mignon ! Je priais pour qu’il ne dise pas un truc du genre Spice Girls ! Pas pour manquer de respect aux Spice Girls, mais… »
Comme quoi, tous les garçons de neuf ans ne pensent pas que les Spice Girls sont formidables. Un garçon de neuf ans en particulier aime toujours le groupe de son père, plus que tout. À quel point ça fait du bien ? Dave Gahan n’essaie même pas de répondre à la question. À la place, il sourit largement et entame son énième Marlboro Medium de la journée : il est temps de se détendre un peu avant de rejoindre les autres en bas. Mais il s’interrompt. Le boîtier argenté se referme d’un coup sec. Non. Mieux vaut s’abstenir un moment, hein ? Après tout, les chats n’ont que neuf vies.
Publiée dans le NME du 18 janvier 1997.
Ma traduction, 18 août 2025.