jeudi 19 juin 2025

ADOLESCENCE : RÉSEAUX ASOCIAUX ET ADOS SOUS INFLUENCE

 Je vous vois venir avec vos gros sabots. Par quelle autorité pourrais-je parler des adolescents, sachant que je n'ai pas d'enfant et n'ai jamais dû me confronter au plaisir des poussées hormonales juvéniles à la maison ? Rassurez-vous, devoir en gérer trois dizaines par heure, cuits dans leur jus post cours d'EPS, de seize à dix-sept le vendredi après-midi, ça forme et instruit son bonhomme pour la vie. Vie de prof, vie de merde ? Du coup, Adolescence : derrière cette mini-série au titre presque anodin – mais ô combien trompeur – se cache une œuvre tendue comme un string, qui mêle drame familial, critique sociale et plongée vertigineuse dans les abysses du cyberespace, là où grandissent (et parfois explosent) les nouvelles pathologies adolescentes. Pendant que les parents pensent (à tort) avoir la paix pour faire peu ou prou… la même chose.

Imaginée par Jack Thorne (Skins, Enola Holmes) et Stephen Graham (également acteur dans la série), produite par la société de Brad Pitt (oui, oui, un malin le Brad), Adolescence ne se contente pas de raconter une histoire : elle l’injecte en intraveineuse directe. La caméra de Philip Barantini nous traîne dans un plan-séquence ininterrompu pendant plus de 40 minutes à chaque épisode, sans respiration, sans échappatoire. Ce n’est plus une série, c’est un marathon émotionnel filmé à la Steadicam, du théâtre social et d'une justesse assez bluffante. Tout commence à l’aube, dans une banlieue anglaise ordinaire, quand la police débarque chez les Miller et embarque leur fils Jamie (le jeune acteur est parfait), 13 ans à peine, accusé de meurtre. La famille est comme foudroyée et tente de comprendre l’incompréhensible. Le spectateur, lui, est plongé dans une enquête étouffante, qui va et vient entre commissariat, interrogatoires, cellule familiale en ruine et un déni assez ridicule et stérile, qu'on sait devoir voler en éclats à la première preuve venue (treize ans et tu ignores l'existence des caméras de surveillance, fiston ?). Les épisodes épousent différents points de vue – les policiers, Jamie lui-même, la psychologue, les parents – pour mieux recomposer les pièces du puzzle et étudier tous les effets du drame. Mais ce qui fait la vraie force d’Adolescence, c’est son fond. Derrière l’affaire judiciaire se cache aussi une dissection chirurgicale d’un phénomène qu’on préférerait ignorer : la culture incel. Des “célibataires malgré eux” qui se regroupent en ligne pour haïr les femmes et glorifier un modèle de virilité toxique et mythifié, convaincus (ont-ils vraiment tort ?) que 80 % des femmes ne s’intéressent qu’aux 20 % des hommes les plus séduisants. Une théorie aussi creuse qu’une vidéo de Monsieur Pof pour qui voudrait apprendre le bon français, mais qui, pour un ado isolé et en quête de sens, peut devenir un dogme destructeur. La série ne s’arrête pas là : elle explore la “manosphère”, cet écosystème numérique peuplé de blogs, forums et gourous testostéronés, où l’on enseigne que le féminisme est une oppression et que prendre “la pilule rouge” (Matrix, encore et toujours) revient à ouvrir les yeux sur un monde soi-disant contrôlé par les femmes. Il y a là un croisement consternant entre les théories du complot, la haine en ligne et la bêtise crue, et Adolescence s’y attaque sans pathos mais avec une rigueur glaçante. Ce qui est encore plus glaçant, c’est la justesse avec laquelle la série capte le décalage entre les générations. Les parents – brillamment interprétés par Graham et Christine Tremarco – assistent, impuissants, à la révélation brutale d’un fils qu’ils ne connaissaient pas vraiment. Les réseaux sociaux, le langage codé des ados, les silences lourds, les écrans omniprésents : tout cela forme une barrière invisible que même les meilleures intentions parentales ne suffisent pas à franchir. Ils le croyaient bien à l'abri, derrière la porte, en train de mater (au pire) du porno gratuit, ils n'avaient rien compris. Bon point pour l'ensemble, Adolescence n’est jamais (trop) moralisatrice. C’est une série qui questionne plus qu’elle n’explique, qui montre sans trancher, et qui, dans un monde saturé d’images, choisit la fluidité d’un plan-séquence pour nous forcer à rester dans l’instant, à observer, à écouter, comme si nous étions là et concernés au premier chef. Un choix formel qui est aussi éthique. En gros, Adolescence est un électrochoc utile. Pour les parents fatigués qui pensent que leur ado ne court aucun risque parce qu'il est en train de jouer en ligne avec Kevin et Timéo (pas aux échecs, hein, plutôt ce genre de jeux avec une kalashnikov où il est question de descendre tout un village). Pour les ados qui ne comprennent pas toujours que la vie réelle commence dès lors qu'ils éteignent cette engeance de portable (le jour où éclatera la troisième guerre mondiale et que les câbles de la fibre seront tranchés, les ados risquent de saturer les urgences aux hôpitaux, comme leurs aînés grabataires durant l'ère du covid). Et pour tous ceux qui croient encore que ce qui se passe sur Instagram ou Tik-Tok reste sur Instagram ou Tik-Tok. C'est valable également pour Facebook, pensons aux boomers et aux darons. Une série perturbante, à voir sans hésitation. Mais avec les nerfs solides. Un bon débat familial peut servir de débriefing, et sachez que personne ne vous en voudra s'il vous vient l'irrésistible pulsion de craquer le code du portable de votre rejeton pour y jeter un œil inquisiteur. Et si Dieu avait inventé les ados pour punir les parents ?



mercredi 18 juin 2025

DEPECHE MODE : LE 18 JUIN 1988 FOR THE MASSES "101"

 Nous repartons 37 ans en arrière. En Californie. 

Le 18 juin 1988, Depeche Mode transforme le Rose Bowl de Pasadena en cathédrale électro-pop devant plus de soixante-quinze milles fidèles en transe (doit-on revenir sur la première partie assurée par Orchestral Maneuvres in the Dark, qui a toujours revendiqué en avoir attiré un certain pourcentage ?). Un concert mythique, immortalisé sous le nom de code 101 (le nombre de shows donnés durant la tournée), qui tient autant du rituel collectif que du manifeste sonore, quelque part entre la messe noire et la rave party synth-pop. Depeche Mode n’y donne pas un concert. Le groupe y donne le concert. Et 101, bien plus qu’un simple live, est le témoignage d’une apothéose avant la mue. La chenille envisage de devenir un aigle, carrément. Le spectacle commence dans une tension presque liturgique : Pimpf, instrumental martial d’à peine une minute, frappe comme une mise en garde. Puis, sans prévenir, le groupe balance Behind the Wheel : claquements électroniques, foule en délire, et Dave Gahan, torche humaine en veste de cuir, qui incarne le sexe, le vice et le salut sans que ça semble gêner personne. D’entrée, Depeche Mode met les choses au clair : ils sont à la maison. Et cette maison est peuplée de synthétiseurs, de cris, de névroses, de fans corbeaux ou de iels en résille. On va s'amuser. Un peu plus en retrait, les trois claviéristes - Gore, Wilder, Fletcher - se tiennent en formation quasi militaire derrière leurs machines, comme des techniciens affairés à installer la fibre. Ce qui aurait pu n’être qu’un trio de laborantins froids devient pourtant une mécanique bien huilée : Strangelove, Sacred, Something to Do… chaque morceau est un coup de pioche dans la mémoire collective adolescente des années 1980, et on n'en finit pas de deviser sur le péché et la rédemption, de broyer le tout avec extase. La performance atteint des sommets d’intensité avec Blasphemous Rumours, dont le texte macabre déclenchait jadis les foudres des curés. Ici, le public hurle de joie à l’évocation du suicide d’une ado et de Dieu, qui semble bien se marrer à cette idée : preuve que chez Depeche Mode, le malaise est aussi une forme de communion. Mais 101, c’est aussi un étrange équilibre entre la noirceur et la lumière. Martin Gore, dans ses ballades chantées à fleur de peau avec son falsetto légendaire (Somebody, A Question of Lust), vient briser le déluge électronique avec une vulnérabilité presque embarrassante… et pourtant bouleversante. Le type recueille les suffrages chez les hétéros, les gays, les non binaires (qui ne le savaient pas encore) et les aliens. À ses côtés, Gahan semble parfois dompter l’arène d’un simple mouvement de hanche ou d’un cri caverneux : sur Never Let Me Down Again, il entraîne le stade entier dans une danse de damnés, bras levés, comme des épis de blé synthétique pris dans le vent du beat. Si certains titres peuvent paraître un peu plus fades (Pleasure Little Treasure, pastiche new wave qui est de toute façon une simple face B), on enchaîne tout de même les uppercuts dans les molaires : Black Celebration, People Are People, Master and Servant, hymnes sombres mais toujours dansants, dénonciations en latex de l’hypocrisie sociale. Le contraste entre la gravité des thèmes et la ferveur festive de la foule crée un vertige saisissant, qui explique probablement le succès foudroyant de Depeche Mode. Même Just Can’t Get Enough, vestige naïf de l’époque Vince Clarke, trouve sa place dans ce chaos parfaitement orchestré, comme une blague pour finir la soirée. On passe du “tu me traites comme un chien” au “tu es comme un arc-en-ciel” en moins de cinq minutes. C’est absurde, c'est parfait, ça résume un peu tout le concert. Techniquement, la performance est millimétrée. Le tout est enregistré et passe à la postérité avec le démiurge de l'esthétique Modienne, Anton Corbijn, mais aussi sous la forme d'un documentaire road movie (axé sur les fans, le plus souvent) signé D.A. Pennebaker. Si la scénographie reste minimaliste (trois gars debout derrière des claviers, en fin de compte), la tension dramatique repose entièrement sur le charisme  de Gahan, qui court dans tout les sens et harangue les spectateurs, qui à l'époque n'ont pas tous un smartphone et sont donc encore un minimum réceptifs. Certes, 101 n’est pas parfait. Le live est daté, parfois maladroit, alterne les fulgurances et les maladresses, les tubes et les curiosités. Mais il saisit Depeche Mode au bord du précipice, entre deux ères : celle des synthés bruts et naïfs et celle du rock industriel planétaire à venir (Violator, Songs of Faith and Devotion). C’est la photo floue d’un instant incandescent. Reste le final, avec tout le Rose Bowl qui entonne le refrain de Everything Counts... on ne sait plus s’il s’agit d’un concert, d’un happening politique, ou d’une séance de spiritisme new wave. Un peu des trois, la formule magique de Depeche Mode, probablement. 



lundi 16 juin 2025

DE MAUVAISES NOUVELLES EN PROVENANCE DES CIEUX

 J’ai de mauvaises nouvelles en provenance des cieux. 

De très mauvaises nouvelles, même, venant de celui que vous appelez votre Dieu. Le plus drôle, dans cette histoire, c’est qu’il est multiple — ou qu’ils sont plusieurs. Chacun est persuadé de tenir le bon, le seul, l'unique; l'original. Mais n’est-ce pas, après tout, la plus formidable et absurde démonstration d’égocentrisme que de croire cela ? En tous les cas, il est bien étrange, votre Dieu. Son emploi du temps doit être assez creux, ses prérogatives particulièrement étriquées, s’il lui reste assez pour se préoccuper de ce que vous mangez, comment, quand, de quelle façon et quel jour. S’il passe ses journées à mesurer les centimètres carrés des tissus que vous portez, à s’ériger en police de la mode pour vous expliquer comment vous vêtir et ce qu'il faut couvrir (même en période de canicule, Dieu est farceur). Ce même Dieu qui exige de savoir si vous baisez, quand vous baisez, avec qui — et par quel trou. L'idée même de ce Dieu-là a de quoi faire débander, de toute manière. Mais plus sérieusement, vous pensez vraiment qu’il existe une entité divine qui passe ses journées à enregistrer minutieusement le moindre de vos faux pas, de vos pets ? Et qui ne rêve que d’une seule chose : vous voir anéantir le voisin, chasser l’infidèle, trucider celui qui semble différent et qui n’adresse pas les mêmes prières à la même personne, dans la même langue au même endroit ? Je ferais appel à votre bon sens… mais je sais depuis longtemps que je perds mon temps. Après tout, est-il seulement possible de raisonner avec des gens qui pensent sérieusement qu’un type a écarté la mer Rouge d’un simple geste de la main ? Qu’un autre est capable de transformer de l’eau en vin ? Qu’un troisième a promis un bon paquet de vierges au paradis à celui qui ira se faire exploser dans un marché ? Peut-on vraiment encore avoir l’audace d’espérer quoi que ce soit d’une foule d’imbéciles pour qui ces inepties sont comme gravées dans la pierre ? Ces préceptes, ces règles de conduite absolue, justifiant la pire des barbaries. Du même acabit qu'un extraterrestre venu de Krypton ou qu'un type qui s'est vu investi des pouvoirs d'une araignée après une morsure lors d'une expérience sur un campus. Crédibilité zéro. La religion — toutes les religions — existent sous différentes formes uniquement parce que les différents peuples de notre planète ont toujours, sous toutes latitudes et à toutes les époques, cherché un moyen de rationaliser la vacuité et l’âpreté de l’existence. Quelle question insondable que celle de notre présence en ce bas monde, et de notre sort demain — un souffle et nous ne sommes plus, comment envisager notre disparition dans le néant le plus complet ? L'effroi nous saisit. Et nous brodons. Nous divaguons. Nous nous rassurons. Nous nous emplissons la tête de vaines promesses, édictées et maintenues par des dieux vengeurs qui n’existent que dans notre propre délire existentiels. Et tout cela est bien pratique pour s’assurer la docilité des peuples. Pour les mener à l’abattoir sans qu’ils n’osent s'ébrouer et brailler, comme de pauvres bêtes qu'on va d'abord tondre. Pour obtenir gloire, richesse et pouvoir. Pour écraser sous le talon les masses aveugles, bercées par des textes sacrés écrits par des inconnus, traduits, recopiés, trahis par d’autres illustres inconnus, jusqu’à ne plus être qu’un fatras de fadaises — tout juste bonnes à être apprises par cœur et récitées bêtement lors de cérémonies sectaires, pendant que l'officiant se remplit les poches et la panse avec ce qu'il dérobe à ses fidèles à genoux.

Ouais, j’ai de mauvaises nouvelles en provenance des cieux : il n’y a personne qui vous regarde. Personne pour vous juger. Personne pour vous récompenser. Pas de Terre Promise pour toi, Benjamin ou Simon, pas de vierges pour Ali ni de paradis pour Marie-Catherine ou Yves-Emmanuel. Vous êtes les dindons de la farce, vous vous êtes laissés fourrer jusqu'à l'os, et en retour, vous rêvez de voir rôtir le voisin à la broche. Bande de cuistres, de pleutres, pathétiques créatures qui osent croire qu'IL vous a fait à son image. On pourrait l'espérer plus doué, quand même, votre Dieu, non ? La bête, le diable, l'impie, l'ennemi, dans cette histoire… c’est vous tous. Et vous seuls. Baisse les yeux et ne te cherche d'excuse, petit morveux.



dimanche 15 juin 2025

PULP : MORE (LA FATIGUE DU RETOUR)


 I was born / to perform
. Inutile de t'excuser, Jarvis. On peut le comprendre, avec l'âge, la sensation de ne plus occuper que les seconds, voire les troisièmes rangs de la photo de classe. L'heure est revenue de monter sur scène et de faire ce que tu as toujours su faire de mieux. Pulp, quoi. Vingt-trois ans après We Love Life, les vétérans de Sheffield remettent ainsi le couvert avec More, un album qui sent bon la naphtaline (pour peu que vous appréciez l'odeur), le velours râpé et les introspections de la soixantaine. On aurait pu craindre un come back mollasson, nourri à la Britpop tièdasse et à coups de refrains recyclés. Ce n’est pas exactement le cas. Ce n’est pas tout à fait une renaissance non plus. Le single Spike Island, sorti au printemps, avait jeté un pavé prometteur dans la mare, entre cri existentiel et clin d’œil auto-parodique. Le morceau, nerveux, théâtral, presque ironique, fait illusion. Malheureusement, le reste de l’album ne maintient pas toujours ce fragile équilibre entre lucidité et flamboyance, et le premier tiers est même marqué par une forme d'ennui, de difficulté à décoller. Car More, derrière sa pochette élégante et sa production léchée (signée James Ford), avance comme un dandy fourbu. Quelques titres tentent bien de ranimer la flamme (Got to Have Love, Tina)à coups de basses funky, de disco larvée et d’allusions sexuelles plus ou moins explicites — mais on sent que le moteur tousse un peu et qu'il n'a vu le garagiste depuis belle lurette. Come on, let’s have a threesome baby / You, me and my imagination, ose Jarvis, et on se sent limite gêné pour lui, sur ce coup-là. Certes, on retrouve ici tout ce qui fait l’ADN de Pulp : les monologues existentiels, l’humour noir, les portraits obsessionnels de personnages bancals, et cette façon unique de transformer les déambulations urbaines en fables sur la solitude. Grown Ups et Background Noise poursuivent cette veine avec justesse et évoquent l’usure de l’amour, le vieillissement, et l’absurdité tranquille de l’existence avec une élégance désabusée. L’ironie reste intacte, mais c'est le mordant qui s’est émoussé. On sent d’ailleurs que le groupe a voulu faire un album sur le temps qui passe, mais c’est du coup le temps lui-même qui semble passer (trop) lentement en l’écoutant. Le disque traîne les pieds, trop souvent. Farmer’s Market, pourtant construit pour monter en intensité, se contente de planer mollement. Sunset, en clôture, nous berce plus qu’elle ne nous bouleverse. Même My Sex, pourtant hilarant si vous avez un sens de l'humour assez peu regardant, finit par ressembler à un sketch de fin de soirée entre vieux amis un peu éméchés. Et pourtant, malgré cette fatigue, il y a dans More quelque chose de touchant. Peut-être justement parce que l’album n’essaie pas de faire comme si nous étions encore dans les années 1990. Contrairement à certains de leurs camarades, Pulp ne rejoue pas la carte du revival clinquant. Cocker et sa bande livrent un disque imparfait, contemplatif, sincère, où l’on sent le deuil de Steve Mackey, les regrets assumés, et la conscience aiguë de la retraite imminente. Ce n’est pas un disque pour les stades, plus pour les fins de nuits, les dimanches de pluie, ou les moments où l’on se surprend à se demander si l’on a vieilli correctement, si la déchéance est pour demain. More n’est ni une claque, ni un naufrage. C’est un disque gris clair, à la fois habité et fatigué, dans lequel Pulp essaie encore de raconter la vie ordinaire — avec un peu moins de panache et de souffle, mais toujours avec style. Les darons sont devenus grand-père, est-ce leur faute ? Pulp, c'est moi quand je vais courir. Des séances d'entraînement qui sentent bon la bonne volonté et la flamboyance d'autrefois, mais qui finissent souvent par la langue pendue sur le chemin du retour et les ménisques qui sifflent. 



lundi 2 juin 2025

GARBAGE : LET ALL THAT WE IMAGINE BE THE LIGHT

 Garbage a toujours été le genre de groupe qu'on voit bien rôder dans les gravas et qu'on imagine pouvoir ressurgir quand tout va mal. Depuis leurs débuts, ils font leur nid dans le fracas : guitares saturées, beats cyberpunk, mélodies vénéneuses… mais toujours avec un sens du refrain irrésistible, enrobé de barbelés. Avec Let All That We Imagine Be the Light, huitième album au titre bizarrement lumineux, le groupe opère une mue surprenante sans rien renier de sa férocité : Garbage s’ouvre, sans se ramollir. Entre deux hurlements, on nous glisse qu'il faut y croire, toujours, mais les crocs sont toujours là, bien plantés dans la jugulaire.

Shirley Manson, 57 ans, revient de loin. Une opération lourde à la hanche, des années de douleurs (elle est rentrée chez elle, après la dernière tournée en date, dans un fauteuil roulant), et toujours cette posture d’éclaireuse punk qui refuse de se taire. Elle chante souvent comme on crie sous l’eau : avec urgence, intensité, et la rage de ne pas se noyer. Le groupe, contraint de composer à distance sans elle, a envoyé des maquettes par mail, a empilé les sons comme on recolle les morceaux d’un vase brisé, pendant que la chanteuse se remettait de sa chirurgie, tout en abusant du Tramadol. Le résultat est un étrange équilibre entre la fracture et la fluidité : un disque à la fois éclaté et cohérent, minéral et organique. Dès l’ouverture, There’s No Future in Optimism donne le ton : un beat qui claque comme un fouet, des guitares rampantes, une Shirley qui souffle l’apocalypse à l’oreille. Pas de consolation véritable, mais une énergie brute qui transforme l’angoisse en propulsion. On enchaîne avec le redoutable Chinese Fire Horse, attaque frontale contre le sexisme intergénérationnel, clin d’œil au signe astrologique de Manson, à son impulsivité qui fait parfois partir dans le décor. Elle en fait un hymne incendiaire, à la fois intime et universel, comme si elle crachait dans la soupe misogyne de la pop culture avec panache. Mais Let All That We Imagine n’est pas qu’une succession d’uppercuts sonores. Garbage y glisse des moments plus subtils, presque tendres. Hold se fend d’un refrain désarmant, glisse sans prévenir de la tempête au murmure. Have We Met (The Void) plonge dans une torpeur lynchienne, avec un groove spectral et une Manson déguisée en prêtresse désabusée. Plus loin, Love to Give élève la voix et le cœur : un sommet d’émotion brute, portée par une performance vocale incandescente. Dans un monde qui semble chaque jour plus cabossé, Garbage choisit de ne pas choisir : l’amour et la colère, la révolte et la compassion, la noirceur et l’espoir. Ce n’est pas une synthèse fadasse, plutôt une coexistence volontaire. On décèle chez Garbage quelque chose d’étrangement apaisant, comme un groupe qui aurait traversé les enfers, en serait revenu abîmé mais debout, prêt à y croire encore. Là où le précédent No Gods No Masters (déjà pas mauvais du tout) balançait sa colère contre un monde en chute libre, Let All That We Imagine Be the Light regarde les ruines et rassure les survivants : on va bientôt vous remettre la lumière. C’est un album de la maturité – pas celle qui s’assagit, mais celle qui a survécu. Un disque de cicatrices, de douleurs chroniques et d’épiphanies nocturnes. Comme l'hilarant The day that i met God, d'une beauté planante, où Dieu réside essentiellement dans l'effet puissant du Tramadol déjà cité, antidouleur à base de morphine capable de vous faire croire à tout et n'importe quoi, au-delà des doses recommandées. Un disque pour qui lutte contre l’effondrement, en somme, sans renoncer à la beauté. Garbage, contre toute attente, fait de l’optimisme une posture punk. Et à l’heure où l’industrie recycle les faux rebelles en série, on se réjouira de les voir encore là, entiers, vivants, et brillants. En attendant la prothèse pour l'autre hanche, qui ne saurait tarder ?