Nous repartons 37 ans en arrière. En Californie.
Le 18 juin 1988, Depeche Mode transforme le Rose Bowl de Pasadena en cathédrale électro-pop devant plus de soixante-quinze milles fidèles en transe (doit-on revenir sur la première partie assurée par Orchestral Maneuvres in the Dark, qui a toujours revendiqué en avoir attiré un certain pourcentage ?). Un concert mythique, immortalisé sous le nom de code 101 (le nombre de shows donnés durant la tournée), qui tient autant du rituel collectif que du manifeste sonore, quelque part entre la messe noire et la rave party synth-pop. Depeche Mode n’y donne pas un concert. Le groupe y donne le concert. Et 101, bien plus qu’un simple live, est le témoignage d’une apothéose avant la mue. La chenille envisage de devenir un aigle, carrément. Le spectacle commence dans une tension presque liturgique : Pimpf, instrumental martial d’à peine une minute, frappe comme une mise en garde. Puis, sans prévenir, le groupe balance Behind the Wheel : claquements électroniques, foule en délire, et Dave Gahan, torche humaine en veste de cuir, qui incarne le sexe, le vice et le salut sans que ça semble gêner personne. D’entrée, Depeche Mode met les choses au clair : ils sont à la maison. Et cette maison est peuplée de synthétiseurs, de cris, de névroses, de fans corbeaux ou de iels en résille. On va s'amuser. Un peu plus en retrait, les trois claviéristes - Gore, Wilder, Fletcher - se tiennent en formation quasi militaire derrière leurs machines, comme des techniciens affairés à installer la fibre. Ce qui aurait pu n’être qu’un trio de laborantins froids devient pourtant une mécanique bien huilée : Strangelove, Sacred, Something to Do… chaque morceau est un coup de pioche dans la mémoire collective adolescente des années 1980, et on n'en finit pas de deviser sur le péché et la rédemption, de broyer le tout avec extase. La performance atteint des sommets d’intensité avec Blasphemous Rumours, dont le texte macabre déclenchait jadis les foudres des curés. Ici, le public hurle de joie à l’évocation du suicide d’une ado et de Dieu, qui semble bien se marrer à cette idée : preuve que chez Depeche Mode, le malaise est aussi une forme de communion. Mais 101, c’est aussi un étrange équilibre entre la noirceur et la lumière. Martin Gore, dans ses ballades chantées à fleur de peau avec son falsetto légendaire (Somebody, A Question of Lust), vient briser le déluge électronique avec une vulnérabilité presque embarrassante… et pourtant bouleversante. Le type recueille les suffrages chez les hétéros, les gays, les non binaires (qui ne le savaient pas encore) et les aliens. À ses côtés, Gahan semble parfois dompter l’arène d’un simple mouvement de hanche ou d’un cri caverneux : sur Never Let Me Down Again, il entraîne le stade entier dans une danse de damnés, bras levés, comme des épis de blé synthétique pris dans le vent du beat. Si certains titres peuvent paraître un peu plus fades (Pleasure Little Treasure, pastiche new wave qui est de toute façon une simple face B), on enchaîne tout de même les uppercuts dans les molaires : Black Celebration, People Are People, Master and Servant, hymnes sombres mais toujours dansants, dénonciations en latex de l’hypocrisie sociale. Le contraste entre la gravité des thèmes et la ferveur festive de la foule crée un vertige saisissant, qui explique probablement le succès foudroyant de Depeche Mode. Même Just Can’t Get Enough, vestige naïf de l’époque Vince Clarke, trouve sa place dans ce chaos parfaitement orchestré, comme une blague pour finir la soirée. On passe du “tu me traites comme un chien” au “tu es comme un arc-en-ciel” en moins de cinq minutes. C’est absurde, c'est parfait, ça résume un peu tout le concert. Techniquement, la performance est millimétrée. Le tout est enregistré et passe à la postérité avec le démiurge de l'esthétique Modienne, Anton Corbijn, mais aussi sous la forme d'un documentaire road movie (axé sur les fans, le plus souvent) signé D.A. Pennebaker. Si la scénographie reste minimaliste (trois gars debout derrière des claviers, en fin de compte), la tension dramatique repose entièrement sur le charisme de Gahan, qui court dans tout les sens et harangue les spectateurs, qui à l'époque n'ont pas tous un smartphone et sont donc encore un minimum réceptifs. Certes, 101 n’est pas parfait. Le live est daté, parfois maladroit, alterne les fulgurances et les maladresses, les tubes et les curiosités. Mais il saisit Depeche Mode au bord du précipice, entre deux ères : celle des synthés bruts et naïfs et celle du rock industriel planétaire à venir (Violator, Songs of Faith and Devotion). C’est la photo floue d’un instant incandescent. Reste le final, avec tout le Rose Bowl qui entonne le refrain de Everything Counts... on ne sait plus s’il s’agit d’un concert, d’un happening politique, ou d’une séance de spiritisme new wave. Un peu des trois, la formule magique de Depeche Mode, probablement.
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