samedi 30 août 2025

LA VIE MONDAINE À LA BELLE ÉPOQUE (ALICE BRAVARD)


 On a pris l’habitude de baptiser cette période « Belle Époque », mais il serait illusoire de croire qu’elle fut belle pour tous (pour simplifier et pour ceux qui ont séché les cours d'histoire dans leur jeunesse, la tranche 1871 / 1914). Elle ne le fut pas toujours, belle, de la même manière selon les milieux sociaux. Dans son ouvrage, Alice Bravard s’attarde sur un groupe bien particulier : la noblesse, mais aussi cette petite bourgeoisie enrichie à la faveur de la République naissante et de l’effondrement du Second Empire. À la charnière du XIXᵉ et du XXᵉ siècle, ce sont eux qui dominent Paris, qui imposent leurs codes et qui façonnent l’image d’une capitale cosmopolite où le luxe, la volupté et l’ivresse des arts paraissent régner en maîtres.

Le lecteur a l’impression de pénétrer dans un univers parallèle, où la dépense effrénée est devenue la forme la plus éclatante du prestige. Les mariages arrangés servent d’ascenseur social express, tandis que successions et absence d’impôts sur le revenu ou le patrimoine assurent la pérennité stratégique des grandes fortunes au sein des mêmes dynasties. Ces lignées richissimes, célébrées dans les chroniques du Figaro ou du Gaulois, s’arrogent la première place sur la scène mondaine. Bravard décrit ce monde avec une lucidité implacable : une société qui sait sa condamnation inéluctable, mais qui joue la survie à coups d’alliances habilement nouées et d’intuitions financières sur les marchés de demain. Ce qui frappe, c’est que même au sein de cette élite privilégiée, une hiérarchie subsiste. Les vieilles familles, garantes d’une noblesse historique, regardent avec condescendance les nouveaux venus (capitaines d’industrie, banquiers ou affairistes. Les politiciens ou les artistes sont encore le plus souvent tenus en respect) qui ont conquis leur place à force de travail, de sueur et, pour certains, d’un zèle jugé un peu trop plébéien. Il existe donc mille manières d’être riche et autant de façons d’étaler sa fortune : à travers les bals, les salons, les chasses ou les séjours dans les stations thermales l’été, avant de regagner Paris pour l’hiver et le printemps mondain. C’est ce quotidien fastueux que l’ouvrage restitue avec précision, en évoquant dandys endimanchés, femmes du monde et familles qui tiennent salon avec la régularité d’un rituel. Et l’on s’aperçoit, en filigrane, que bien des comportements subsistent encore aujourd’hui, bien que plus discrets, moins ostentatoires et, il faut le dire, beaucoup moins raffinés. Car la noblesse d’antan a fini par céder la place à l’arrivisme carnassier des nouveaux riches. Ceux-ci possèdent des fortunes et des joyaux qui dépassent de loin ce que les chroniqueurs de la Belle Époque auraient pu imaginer, mais ils les exhibent avec une vulgarité assumée, à l’image d’un XXIᵉ siècle où l’élégance n’est plus qu’un lointain écho, synonyme de désuétude et de ridicule. Nous laisserons probablement dans l'histoire le sobriquet peu glorieux d'Époque putassière. 


lundi 25 août 2025

LA COLLECTION : MALADIE OU SAINE PASSION ?

 Si vous êtes un lecteur de comics, et donc par extension de bande dessinées, il y a fort à parier que non seulement vous dévorez ce genre d’ouvrages, mais qu’en plus vous avez une âme de collectionneur. Bien sûr, tout le monde n’entre pas dans ce moule. J’ai déjà croisé des lecteurs qui se contentaient d’acheter un album, séduits par une bonne critique, une jolie couverture ou un conseil d’ami, et qui, une fois la lecture terminée, passaient à autre chose : soit ils offraient le livre, soit ils le laissaient prendre la poussière, ou bien revenaient ponctuellement flâner au rayon BD, sans que l’idée de constituer une collection ne les effleure jamais. Mais soyons honnêtes : la plupart des amateurs de comics que je fréquente possèdent chez eux une collection impressionnante, qui peut aller de quelques étagères bien garnies… à plusieurs pièces entières, entièrement dévolues à une passion qui finit par devenir envahissante.



La première question à poser lorsqu’on aborde la collectionnite (le suffixe « -ite » laissant entendre qu’il s’agirait d’une maladie, une accusation qui reste à prouver) est la suivante : pourquoi collectionnons-nous ? Quel est ce besoin d’accumuler des objets (ici des bandes dessinées, pour d'autre les timbres ou les bouteilles de bière) au risque d’entretenir une insatisfaction chronique ? Car bien souvent, ce sont les pièces manquantes qui comptent davantage que celles que nous possédons déjà. Dès qu’une série s’avère incomplète, nous ressentons un besoin impérieux de combler ce vide, quitte à nous lancer dans une quête obsessionnelle. Je ne sais pas pour vous, mais en ce qui me concerne, une proportion non négligeable de mes livres ne sera probablement jamais relue. Avec le recul, certains ne méritent même pas d’être rangés parmi les œuvres marquantes qui m’ont laissé une trace durable. Alors, pourquoi les conserver ? Pourquoi garder des histoires qui n’ont pas marqué ma mémoire, et qui ne suscitent qu’un appétit tiède lorsqu’émerge l’idée d’une relecture ? Pourquoi ne pas les revendre, les offrir, ou tout simplement s’en débarrasser pour faire de la place à de nouvelles lectures plus conformes à mes goûts actuels ? Et puis, il ne suffit pas de collectionner : encore faut-il collectionner « correctement ». Dans nos bibliothèques, un ordre quasi sacré s’impose. Certains éditeurs l’ont bien compris, exploitant notre propension au fétichisme de l’objet pour nous pousser à investir dans des collections au packaging séduisant, parfois loin d’être indispensables. Mais répondons-nous simplement à un manque ? Est-ce une pulsion de fourmi qui nous pousse à accumuler, comme si nous nous préparions à un hiver atomique ? L’épisode du Covid, d’ailleurs, a rappelé l’intérêt de disposer chez soi de ses produits culturels favoris. La dématérialisation, cette inconnue.



Car oui, la possession matérielle joue un rôle essentiel. Sinon, quelle différence y aurait-il entre un album papier et son équivalent numérique, beaucoup plus pratique, léger, économique, copiable à l’infini ? Pourtant, ce qui n’est pas palpable, ce qui ne se sent pas sous les doigts, n’entre pas vraiment dans le domaine de la collection. Le rapport charnel, sensuel même, constitue la base de cette « maladie ». Le collectionneur est un Janus à deux visages : tourné vers le passé, il cherche à conserver les sensations et souvenirs de sa jeunesse ; tourné vers l’avenir, il rêve de transmettre ses trésors, quand bien même ils seront probablement revendus au premier héritier venu. Cette forme romantique de la collection a ma sympathie : elle tisse des ponts générationnels et préserve ce qui fut, avant que cela ne disparaisse. Mais aujourd’hui, le collectionneur de bandes dessinées est souvent un accumulateur compulsif, proie idéale pour des éditeurs malins. Dans sa logique, l’objet cesse d’avoir une valeur marchande dès qu’il intègre la collection : demandez-lui de vendre l’une de ses pièces rares, il vous rira au nez ou appellera la police. Et parfois, la logique frise l’absurde : certains comics sont scellés à vie pour ne jamais être lus, reniés dans leur fonction première. Le vertige s’installe devant les collections démesurées. Imaginez les 60 000 volumes que possédait Umberto Eco, bibliophile et collectionneur invétéré. En 2007, à la Foire du livre de Turin, il expliquait que les livres ne sont pas accumulés pour être lus, mais pour former « un dépôt où tout se mélange et génère un vertige, un cocktail de mémoire savante ». Une bibliothèque privée devient alors un organisme vivant, qui lit à notre place. En touchant, déplaçant, rangeant, cataloguant nos livres, nous en absorbons une part de contenu, par contact presque érotique. Mais cette logique, valable pour les grands classiques, peut-elle s’appliquer aux comic books ? À ces milliers d’aventures de super-héros en collants, électrisantes mais destinées à finir sur des étagères, ou dans des cartons privés de caresses ? Quel sens cela a-t-il d’acheter dix versions d’un même récit, sans s’attarder sur le travail de traduction, le choix du papier ou les vignettes minutieusement dessinées mais aussitôt survolées ? En vérité, les collections de comics sont des biens superflus, produits par la démocratisation de l’accumulation. Des biens dont l’absence ne manque à personne, hormis aux initiés. L’excès est facile : des rayonnages saturés d’histoires redondantes, de séries interminables, de pavés volumineux, qui confèrent soudain une importance démesurée à ce qui n’était qu’un divertissement passager. Voyez les mangas : lus puis abandonnés au Japon, ils deviennent en Europe objets de culte, soigneusement classés et conservés. On pourrait croire notre discours rhétorique et nostalgique, prônant le « less is more ». Mais à l’ère de la surconsommation, ce romantisme semble dépassé. Ne vaudrait-il pas mieux repenser la bande dessinée dans une logique de circulation, de partage ? Offrir, donner, transmettre, comme autrefois les revues kiosque qui passaient de main en main dans les cours d’école ? Place aux éditions abordables, aux numériques à lire puis supprimer, aux plateformes diffusant des œuvres qui n’entrent pas dans les circuits classiques.

La collection pose aussi un problème économique. S’abonner à tout, courir après les pièces rares, voilà qui coûte cher. Certes, revendre une belle collection peut être salvateur : Nicolas Cage, immense collectionneur de comics, a sauvé ses finances en cédant la sienne, avant de tenter de la reconstituer. Mais se séparer de certaines pièces reste toujours douloureux. La collection est aussi un lien intime avec le passé. Sur mes propres étagères, certains récits sans grande valeur artistique demeurent précieux, car ils me renvoient à mon adolescence. Ce sont mes madeleines de Proust, classées par ordre alphabétique. Leur simple présence me permet de me reconnecter à une part de moi-même (Le Défi de Thanos !). Le revers, c’est le déménagement. Emballer des milliers de volumes est une épreuve quasi herculéenne, doublée de l’angoisse de voir des cartons abîmés. Voilà sans doute le meilleur argument en faveur du numérique : si l’essentiel est de garder une trace, quelle différence entre un fichier et un livre papier ? Reste que la collection est l’expression la plus flagrante — et paradoxalement sincère — de notre matérialisme. Comme le rappelle Fight Club, « les choses que nous possédons finissent par nous posséder ». Vue négativement, la collection est un esclavage ; vue positivement, elle est un écrin de rêves et de bonheurs. Tant qu’elle ne met pas en danger nos finances et qu’elle trouve sa place dans nos murs, elle demeure surtout un prolongement de nous-mêmes, une extension tangible de notre imaginaire. Vu de l’extérieur, cela peut sembler étrange, excessif. La vérité n'existe pas, encore moins en ce domaine. 



jeudi 21 août 2025

Y A-T-IL UN FLIC POUR SAUVER LE MONDE ? : TROP TARD ?

 Comme vous n'êtes pas sans l'ignorer, le fond est tout aussi important que la forme. Par exemple, au moment de la sortie d'un film, toute la campagne de promotion peut s'avérer capitale en vue de décrocher un succès escompté. Avec la résurrection de la franchise des y a-t-il un flic pour sauver (cette fois le monde), les producteurs ont pu s'appuyer sur une romance gérontophile entre les deux acteurs principaux du long-métrage. D'un côté Liam Neeson, dont la longue carrière a été marquée par une ribambelle de rôles de justicier inflexible et névrosé, qui ont fini par en faire une sorte de caricature à la mâchoire serrée, toujours prête à en découdre. De l'autre, Pamela Anderson, qui restera à jamais dans l'esprit de la plupart des gens cette bimbo à la poitrine peu farouche et plantureuse, qui court en maillot de bain pour sauver des vacanciers prêts à se noyer pour quelques secondes de bouche à bouche. Tous les deux ont aujourd'hui l'opportunité de casser leur image : le premier dans un rôle comique qui tranche avec l'essentiel de ce qu'il a fait jusque-là, la seconde tente de faire effacer son image de blonde décérébrée pour enfin accéder à une certaine forme de notoriété/dignité professionnelle. Il paraîtrait que les deux amants, désormais (presque) en possession d'une carte vermeil, ont connu un coup de foudre tardif durant le tournage. On leur souhaite bien du bonheur et on constate en effet qu'il existe une certaine synergie à l'écran, qui est une des raisons pour laquelle aller voir cette comédie loufoque, qui récupère tous les codes du genre, les recycle assez souvent avec brio et enthousiasme, mais qui du coup peine complètement à surprendre, puisque ce sont des choses que nous connaissions déjà. Des blagues potaches que certains d'entre nous attendent goulument et que d'autres vont revoir débarquer un peu comme un cheveu dans la soupe, car ce qui nous faisait rire aux éclats il y a 30 ou 40 ans peut-il encore aujourd'hui nous arracher un sourire ? Je citerai juste mon expérience durant le visionnage du film, pour apporter un début de réponse. Il y avait une trentaine de spectateurs en fin d'après-midi, il s'agissait du troisième jour d'exploitation et hormis un léger fou rire isolé, à un moment donné, c'est surtout un silence assez glaçant et les bruits de bouche de tous ces cuistres qui s'enferment dans une salle obscure pour dévorer du pop-corn et faire péter leur taux de sucre dans le sang, qui ont occupé le devant de la scène acoustique. C'est un bon indicateur tout de même, pas des plus rassurants. Au menu, parce qu'il faut que je vous en touche un mot aussi (accessoirement), on retrouve Frank Drebin, flic aussi subtil que le dernier album de Patrick Sébastien, qui s'emploie pour sauver les États-Unis d’un milliardaire complètement dingue. Drebin Jr. en réalité, censé être le rejeton du personnage incarné par Leslie Nielsen. Une filiation qui est au cœur de deux des scènes les plus réussies du film. Lorsque tout les flics du commissariat rendent hommage à leurs ancêtres respectifs (l'occasion de placer une banderille en direction d'O.J.Simpson) et dans le final, lorsque Neeson se retrouve suspendu aux serres d'une chouette qui serait potentiellement l'esprit de son paternel. C'est tellement régressif et idiot qu'on adhère. Bref… une sorte d'Elon Musk de pacotille et ses acolytes mettent au point un plan machiavélique pour contrôler les foules et pratiquer d'une forme d'eugénisme mondial, grâce à une invention révolutionnaire, et la police spéciale confie à Drebin la mission de l’arrêter. Malheureusement, son sens de l’investigation est aussi fiable qu'un TGV qui roule sur le réseau sud-est en période de canicule : chaque piste tourne à la catastrophe. Explosions accidentelles, infiltrations ratées et interrogatoires qui dégénèrent, Drebin progresse quand même, souvent malgré lui. L’affaire se corse quand il croise Beth (Pamela Anderson, donc), une séductrice aux motivations troubles qui n'est pas insensible aux charmes surannées du flic gaffeur. Ensemble, ils vont déjouer les plans des odieux méchants de l'histoire. Au rythme d'un gag toutes les vingt secondes, souvent lourdingues, dans le plus pur esprit de la recette gagnante d'il y a trente/quarante ans. Le plus étonnant dans cette aventure ? L'impossibilité de formuler un jugement pertinent et équilibré. Après tout, vous savez pourquoi vous avez acheté votre billet, vous devez réaliser qu'après l'heure, ce n'est plus nécessairement l'heure, alors ne venez pas non plus vous plaindre. Débranchez tout, et vous sourirez (un peu).




samedi 16 août 2025

ALISON GOLDFRAPP : FLUX

 Ce n'est pas toujours simple de s'avancer crânement dans l'assemblée et de revendiquer un amour, voire une passion, pour la bonne vieille synth-pop gonflée aux claviers vintage et analogiques. Pas sérieux, pas assez viril, pas assez authentique. Il n'y a pas la sueur et la rage du rock'n roll, ni même l'hédonisme branché de la french touch ou l'esprit caillera du rap. Juste des ritournelles douces amères, qu'on peut souvent jouer avec un ou deux doigts en suivant un tuto sur Youtube, le tout sur fond d'improbables permanentes peroxydées ou d'androgynes en strass et paillettes. De la musique de tapette, à vouloir être vulgaire. Alisson Goldfrapp s'en contrefiche depuis toujours. Face à toutes ces gamines qui michetonnent dans le territoire de la pop moderne (Taylor Swift, qui vend des tonnes de disques dont personne n'est en mesure de fredonner le moindre air, un mystère fascinant), elle revendique sa position dominante, celle de la queen du trottoir, qui fait toujours tourner les têtes des bons clients, de ceux qui savent. Alison, le prénom est d'importance, car il s'agit ici de son second album "en solo", même si la diablesse est bien aidée, voire clairement guidée, par la science de l'enregistrement de Richard X. Sa voix brumeuse flotte au-dessus d'un océan électro-pop, légère comme une bulle de savon : séduisante, évanescente, reconnaissable entre mille. On se laisse ainsi porter dans une apesanteur délicieuse, avec un début de disque en fanfare, tant les quatre premiers titres ressemblent à des évidences imparables, à du Erasure sous E.P.O. pour gravir les sommets les plus inaccessibles, sans même se mettre en danseuse sur la bicyclette. Flux se veut globalement caressant et rassurant : un soupçon de science-fiction pastel et de bons sentiments, et des bombes pop comme Hey Hi Hello, qui attrape Softcell par la peau des fesses et renvoie les impétrants au musée des vieilleries. Reverberotic est non seulement efficace mais très malin, dans sa façon d'ajouter une ritournelle syncopée à sa nature pop intrinsèque. Sound & Light s’ouvre sur un grondement de basse qui annonce du très lourd, tandis qu’Alison livre une prestation vocale glaciale et parfaitement maîtrisée. De l'énergie pétillante pour alimenter une petite centrale nucléaire. Avec Strange Things, le tempo ralentit pour la première fois, sans que la chute dans l'intensité ne fasse tomber les premières paupières. UltraSky s’écarte quelque peu de la trajectoire de l'album et privilégie les textures sonores plutôt que la mélodie.  La production, somptueuse, confie aux cordes le rôle central de fil mélodique. Quant à Find Xanadu, rien de bien surprenant de constater qu'il s'agit d'un tube à l'accroche facile et immédiate, du Golfrapp pur jus, n'en déplaise à Will Gregory laissé sur la touche. Les arrangements permettent de maintenir la qualité globale du reste à un niveau assez élevé, jusqu'à la conclusion que représente Magma, servie avec une salade de voix célestes et de synthés planants, construit sur un effet de répétition hypnotique, voire liturgique. Flux donnerait presque ses lettres de noblesse à l'adjectif putassier. Tu montes, chéri ? Droit dans les yeux, sans rougir. On n'est pas là pour réinventer la musique ou refaire le monde, juste pour écouter un excellent album de synth pop, cette musique qui n'en serait pas, pour beaucoup, mais sans qui bien d'autres n'en seraient pas là (à commencer par moi et tous les autres qui ont grandi dancing with tears in their eyes). 





vendredi 15 août 2025

DAVE GAHAN INTERVIEW NME " I DIED FOR TWO MINUTES" 1997 (TRADUCTION)

 Dave Gahan, le chanteur du groupe phare des années 1980 Depeche Mode, est mort. Pas très longtemps, certes, mais en mai dernier, « Super » Dave n’était plus de ce monde, pendant deux minutes, victime du speedball. Personne n’a vraiment été surpris, vu les nombreuses autres overdoses, les tentatives de suicide, les années d’addiction à la drogue… Dans la première partie de ce dossier en deux volets, Keith Cameron recueille une des histoires les plus effrayantes du rock.




Dans un salon à l’étage des studios Abbey Road, un homme, assis sur le bord d’un large canapé noir, fixe des images qui défilent sur un écran de télévision. Une caméra au plafond filme un homme qui se tord sur un lit, en proie à une sorte de crise. Les couleurs sont criardes, irréelles. L’homme sur le canapé se met à balancer la tête et le buste en rythme avec la bande-son, un beat électro inquiétant qui tente de contenir le flot obstiné du chaos synthétique. Une voix d’homme crache ses paroles par-dessus le tout, sa diction écorchée fait écho aux convulsions de l’homme sur le lit.

"This twisted tortured mess, this bed of sinfulness is longing for some rest and feeling numb..."

L’homme sur le canapé allume une cigarette, la place entre ses doigts aux ongles vernis et recommence à sa balancer doucement. Les images continuent de défiler, saccadées, impressionnistes, comme des instantanés tirés d’un cauchemar.

"A vicious appetite visits me each night and won't be satisfied, won't be denied..."

C'est bien l'homme à l'écran qui chante ces mots. Celui sur le canapé hoche la tête, manifestement d'accord avec tout ça. L’homme à l’écran, celui de la bande-son et celui sur le canapé sont une seule et même personne : David Gahan, 34 ans, père de Jack, ex-mari de Joanne et de Theresa, chanteur de Depeche Mode et toujours membre à part entière, bel et bien vivant, de l’espèce humaine. C'est bien comme ça. Le clip de Barrel of a gun, le nouveau single de Depeche Mode, s'achève.


Tu as déjà vu Trainspotting, Dave ? « Oui, deux ou trois fois, quand je me droguais et une fois clean. » Dave éclate de rire et prend une gorgée du meilleur cappuccino d’Abbey Road. « Je l’ai revu récemment et, clean, j’ai trouvé ça vraiment drôle. Et ouais, toutes les scènes de shoot, ça m’a bien excité ! J’ai trouvé que c’était un super film. Tout est presque réel, comme quand Renton disparaît dans la moquette et que Swanney la Mère Supérieure le traîne dehors. On m’a déjà fait ça, et je l’ai fait à d’autres. C’est ça, la vie d'un junkie. Quand les gens meurent autour de toi, tu les vires. Tes sentiments sont complètement bousillés. La première fois que je l’ai vu, je suis allé me défoncer juste après. J’étais avec mon pote et manager Jonathan, on essayait de rester clean, et j’ai fait le contraire. Cette fois, je l’ai vu autrement. C’est une fiction. Ça ne dure pas. »

À quelques centaines de mètres d’Abbey Road, Andy Fletcher et Martin Gore déjeunent dans le restaurant que Fletch possède avec sa femme. Depuis une heure, ils discutent de la manière dont Depeche Mode, avec le producteur Tim Simenon, a réussi à boucler un nouvel album alors que leur chanteur a tour à tour fait une overdose, tenté de se suicider, eu une crise cardiaque, été arrêté, puis pris la décision de mettre fin à cinq années d’addiction à l’héroïne qui avaient empoisonné sa vie et influencé l’existence même du groupe. « Tout s’est fait à Londres, en gros, » dit Andy d’un ton vif. « On a commencé en septembre 1995, puis on a passé six semaines à New York au printemps, ensuite Tim est allé à L.A.… après le… truc de Dave », ajoute-t-il précipitamment, « pour enregistrer les voix pendant trois ou quatre semaines, et puis on est revenus finir ici. » Martin Gore explose de rire. « Je n'avais encore jamais entendu quelqu'un décrire ça comme ça ! Le truc de Dave… hahahaha ! »

Le « truc » de Dave, jusque-là, c’était le grand tabou de Depeche Mode. Officiellement nié, il était seulement murmuré à demi-mot, jusqu’à ce que les événements prennent un tour si dramatique que plus personne ne soit en mesure de couvrir les frasques d’un groupe de rock aussi célèbre. Il aura fallu l’overdose quasi fatale, l’été dernier, de speedball (mélange d’héroïne et de cocaïne) pour que la réalité soit sous les yeux de tous. L’année précédente, son admission au Cedars Sinai Medical Centre de Los Angeles pour « lacérations au poignet compatibles avec des coups de lame de rasoir » n’avait pas, selon le groupe, été une tentative de suicide : Dave se serait « accidentellement coupé les poignets lors d’une fête à la maison ». Une photo un peu glauque avait même été publiée, où on pouvait voir un Gahan aux poignets apparemment intacts. Aujourd’hui, Dave n’est plus d’humeur à se raconter des histoires. Alors que les séances d’enregistrement se terminent dans le studio libéré par Oasis, parti fuir les tabloïds londoniens à la campagne, Gahan carbure au café et aux Marlboro Medium, et raconte sans détour à quel point il a touché le fond. On est à une semaine de Noël et il est clean depuis six mois et demi. « Ça m’aide d’en parler, plutôt que de faire comme si rien ne s’était passé. Parce que ça, c’est dangereux pour moi. Je veux pas passer pour un ex junkie donneur de leçons. Ces gens-là m’énervent vraiment, et pour être honnête, tout ce qu'ils savent faire, c’est remplacer leur addiction à la drogue par une autre addiction. Je veux que ça reste à moi. Le seul truc que je peux partager, c’est l’espoir : montrer à des gens qu’ils peuvent aussi s’en sortir et devenir clean. Il suffit juste d’en avoir envie. »

Pour Dave, c’est aussi simple que ça : il y a encore six mois et demi de cela, il n’avait pas assez envie pour vraiment y parvenir. Son parcours est jalonné de tentatives de désintox ratées et d’appels à l’aide de plus en plus désespérés à un cercle d’amis de L.A. qui se réduisait comme peau de chagrin. Amanda de Cadenet fait partie de celles qui l’ont aidé à franchir le pas, juste après sa sortie de garde à vue pour possession de stupéfiants. Il était retourné au Sunset Marquis Hotel, son repaire favori pour plonger dans les paradis artificiels. Même si son cœur avait cessé de battre pendant deux minutes après sa dernière overdose, il ne voyait toujours pas d’alternative. Lors d'une dispute avec son manager à propos de cet énième accident, il accusa un « dealer pourri du centre-ville », et affirma que si son fournisseur habituel de Beverly Hills avait été dispo, rien de tout ça ne serait arrivé. « Je suis sorti de taule et j’ai replongé direct. Je me souviens qu’Amanda est venue me voir au Marquis, et son visage était éloquent. Elle voyait que j’étais de nouveau défoncé, les larmes lui montaient aux yeux. Quand elle est partie, c’était comme si elle me disait adieu. Alors j’ai quitté l’hôtel, je suis rentré chez moi, et je me suis retrouvé assis sur le canapé, à me shooter encore, et ça marchait plus. Ça n’effaçait plus ce que je ressentais, et ça faisait longtemps que c’était comme ça. C’était devenu vraiment évident. » Désespéré, Dave appela sa petite amie à New York, elle-même ancienne héroïnomane. Elle aussi, à bout, lui dit qu’elle ne pouvait pas rester avec un junkie. « Je pouvais plus faire ça aux gens. Je ne voulais pas que mon fils se demande un jour pourquoi son père est mort ou s’est tué. Alors j’ai pris le téléphone. Pour la première fois en deux ans passés à faire des allers-retours en cure, j’ai pris le téléphone et j’ai dit : “J’ai besoin d’aide, je veux devenir clean. Je fais quoi ?” »

Effets de la sobriété, Dave a meilleure mine. Sa silhouette reste élancée, son regard est vif, d’un bleu-vert perçant. Il parle facilement, avec un humour noir désarmant. En remarquant la main blessée et ébouillantée de son attachée de presse après un accident de cuisine, il plaisante sur les antidouleurs possibles : « Tout ce que tu veux savoir sur les opiacés sur ordonnance américains, demande-moi. Je les ai tous essayés. » Mais c’est justement sa proximité avec ces médicaments qui est au cœur du « truc » de Dave. Ses bras portent encore les cicatrices d'innombrables injections. Ce qui avait commencé comme un divertissement lors de la tournée Violator en 1990-1991 a rapidement dégénéré après qu’il a quitté sa première femme Joanne pour vivre à Los Angeles avec Theresa Conway, attachée de presse ayant travaillé avec le groupe aux États-Unis et qu’il a épousée en 1992. Quand le groupe s’est retrouvé en Espagne la même année pour commencer l’album Songs of Faith and Devotion, Dave avait changé, physiquement et mentalement. Il était aussi plus déterminé : irrité par l’image persistante de Depeche Mode comme simple groupe synth-pop efféminé, trop rarement pris au sérieux, il se lança dans une mission : devenir l’incarnation ultime du rock’n’roll. « Je me suis vraiment dit : “Y a plus de putain de rock stars. Personne n’est prêt à aller jusqu’au bout. Alors qu’est-ce qu'il faut faire ? Qu’est-ce qui me manque ? Chanter, c’est bien, mais est-ce que quelqu’un y croit vraiment ?” Alors j’ai créé un monstre. Et j’ai eu le tort de penser que pour y croire, il fallait se traîner jusqu’au fin fond de l’enfer. J’ai traîné mon corps dans la boue pour prouver que je pouvais le faire. »

Sans surprise, quand Depeche Mode s’est lancé dans l’énorme tournée Devotional qui dura 14 mois, cet objectif dionysiaque a trouvé un terrain favorable. Entouré d’une armée d’assistants personnels, de médecins spécialisés dans les drogues et de gens simplement chargés de sauver les apparences, Dave Gahan a forcé un corps de plus en plus réticent à se plier aux exigences de son ego. « À l’époque, je ne m’en rendais pas vraiment compte, mais j’étais devenu le cliché complet de moi-même. Je me souviens qu’au Chili, quand j’ai appris que Kurt s’était explosé la tête, ma première réaction, c’est que j’étais en colère. Furieux. J’ai eu l’impression qu’il m’avait volé mon idée, qu’il m’avait devancé. C’est dire à quel point j’étais complètement à côté de la plaque. J’étais vraiment parti loin. » La tournée s’acheva finalement à la mi-1994. Dave Gahan venait de perdre son excuse pour jouer les dieux chaque soir, mais pas son addiction à l’héroïne. À Noël, il décida d’entrer en cure. Direction une clinique en Arizona, où il resta six semaines et retrouva sa lucidité. En sortant, il appela sa femme. Pendant le déjeuner, il lui annonça qu’il avait l’intention de rester clean. « C’est là que j’ai vraiment réalisé : “Je parle du reste de ma vie, là.” Alors évidemment, peu après, j’ai recommencé à me défoncer, mais en cachette. Petit à petit, elle en a eu marre de me ramasser par terre, et elle a décidé de partir. »

La fin de ce deuxième mariage semble avoir été le point de bascule dans la descente rapide de Gahan vers le fond du trou. Chaque tentative pour décrocher entraînait une rechute avec l’héroïne, toujours plus intense. Seul, chez lui ou au Sunset Marquis, il retournait sa colère contre lui-même. « Les problèmes de confiance, ça m’a suivi toute ma vie. Alors quand Theresa est partie, ça m’a donné une excuse pour replonger encore plus fort. J’étais déterminé à aller jusqu’au bout. Ma femme m’avait quitté, mes amis disparaissaient, et je me retrouvais entouré d’une bande de junkies. Et je savais exactement pourquoi ils étaient là : j’avais l’argent, j’avais la came. Je le savais, et ça nourrissait encore plus ma rage. » Il continua pourtant à fréquenter des cliniques… pour à chaque fois en ressortir et retourner au Marquis. « Je savais même pas si je voulais devenir clean. Ça devenait clair que la fête allait bientôt se terminer. Soit j’allais crever, soit j’allais me désintoxiquer. » En août 1995, Gahan choisit la deuxième option… avant de pencher vers la première. De retour d’un centre de désintoxication, il découvrit que sa maison avait été cambriolée. Tout avait disparu : télévisions, studio d’enregistrement, deux Harley Davidson, jusqu’aux couverts. En partant, les voleurs avaient même changé le code de l’alarme. Comme seuls lui, quelques amis proches et deux ouvriers connaissaient le code, il en conclut que les coupables n'étaient pas des inconnus, que c'était une vengeance de ses « amis » pour avoir essayé de décrocher. « Tout ça avait l’air très louche, comme un de ces films barrés de L.A., sauf que j’étais dedans. Et je me suis dit : “Je suis pas vraiment censé être là. Peut-être que si je disparais, tout le monde pourra continuer sa vie.” »

Il alla au Sunset Marquis et appela sa mère pour lui dire qu’il venait de sortir de cure. Sa mère, elle, lui répondit qu’on venait de lui affirmer qu’il n’avait jamais mis les pieds en désintox. Le fait qu’elle ne le croie même pas fut la dernière excuse dont il avait besoin pour tenter sa « performance artistique » la plus extrême à ce jour. Il se fit un shoot, alla dans la salle de bain et s’ouvrit les poignets, « en sachant que quelqu’un finirait par passer ». Ce qui arriva. Les bras en sang, entourés de serviettes, Gahan était presque inconscient quand un ami débarqua et appela les secours. Il reprit ses esprits avec la douleur cuisante des points de suture posés sans anesthésie, faute de temps. « Le secouriste m’a dit : “Espèce d’abruti, pas encore toi !” L’équipe des urgences de West Hollywood m’avait déjà ramassé plusieurs fois. Ils commençaient à m’appeler “Le Chat” ! Genre : “Tu gaspilles tes vies, Dave, tu les gaspilles…” Bref, le lendemain matin, je me suis réveillé attaché dans un service psychiatrique, dans une cellule capitonnée. D’abord, j’ai cru que j’étais mort, puis un psy est entré et m’a appris qu’en Californie, c’est un crime de se suicider, donc j’étais inculpé pour avoir essayé de me tuer ! Hahaha ! Heureusement que je peux en rire aujourd’hui. » « Le Chat » fut libéré de sa camisole et reprit ses vieilles habitudes, d’abord au Sunset Marquis, puis dans un appart loué à Santa Monica où il « se mit à consommer sérieusement » (ce qui, vu son passif, donne le vertige) et s’enferma dans une prison mentale de plus en plus opaque. « Les choses allaient de mal en pis. Y a eu plein d’autres overdoses, je me réveillais devant les dealers du centre-ville, à poil sur leur pelouse, dépouillé. Mais y avait toujours quelqu’un pour venir me ramasser. J’allais à des réunions en étant complètement défoncé, au milieu de tous ces gens sobres. Et crois-moi, y a pas pire endroit où être quand t’es drogué ! Je filais aux toilettes pour me shooter, puis je revenais lever la main et dire : “Je suis clean depuis trente secondes ! Je me foutais de leur gueule, en fait… mais c’était surtout à moi que je faisais du mal. »

Et pendant ce temps-là, le travail sur le prochain album de Depeche Mode se poursuivait à Londres. Au printemps de l’année dernière, ils se retrouvèrent tous à New York, un lieu à mi-chemin — « pour remonter le moral de Dave », se souvient Fletch. L’idée était d’y passer six semaines, pendant lesquelles Dave enregistrerait ses parties vocales. Après six semaines, ils se retrouvèrent avec une seule prise exploitable. « Je fonctionnais en pilote automatique », admet le chanteur. À ce stade, Gahan s’injectait de l’héroïne et de la cocaïne en même temps, car ni l’une ni l’autre séparément ne produisait plus d’effet. Et même ensemble, cela ne fonctionnait plus, ce qui l’agaçait profondément. De retour de New York, il avait un plan : « Devenir complètement taré. La définition de la folie, c’est répéter la même action en espérant un résultat différent. On me l’avait dit tellement de fois, mais je me disais : “Il n’y a rien qui cloche chez moi, je peux gérer, je peux arrêter…” Je ne pouvais pas ! J’avais clairement une pulsion de mort. Je voulais savoir ce qu’il y avait de l’autre côté, si j’avais la possibilité d’aller ailleurs et de m’échapper de moi-même. Bien sûr, tout cela n’était qu’un délire. C’est la première fois que j’ai vraiment réalisé que j’étais un junkie. Je suis même passé par une phase où, si je ne pouvais pas trouver de came, je m’injectais quasiment de l’eau. Juste presser le coton, récupérer ce qui restait, juste pour pouvoir m’attacher le bras et m’injecter un truc. J’étais complètement accro au rituel en lui-même. En fait, maintenant que j’y pense, l’excitation du “mauvais garçon” qui va chercher sa dose, quand la drogue ne marchait plus, c’était ça le grand frisson. Me procurer ma dose sans me faire exploser la tête, voilà ce que c’était. » David Gahan devint donc « complètement taré », puis parvint à rester sobre pendant deux semaines. Sans pour autant s'empêcher de revenir au Sunset Marquis où, tôt le matin du 28 mai 1996, il fit une nouvelle overdose. Son organisme, partiellement purgé, ne supporta pas la dose et il fit un arrêt cardiaque. Un ami appela une ambulance. Il devenait bleu. Son cœur s’arrêta pendant quelques minutes. Dave Gahan fut officiellement mort pendant un court instant. « Ils m’ont fait tout le traitement genre Pulp Fiction et mon cœur est reparti sur le chemin de l’hôpital. La première chose dont je me souviens, c’est d’avoir entendu un ambulancier dire : “Je crois qu’on l’a perdu…” »

Alors, euh… qu’est-ce que ça fait de mourir ? « Tout ce dont je me souviens, c’est que c’était vraiment noir et vraiment terrifiant, et j’ai senti que ça n'allait pas. Que ça ne devait pas se passer ainsi. Je pensais que je pouvais contrôler ça, que je pouvais choisir la date à laquelle Dave allait mourir. C’est dire à quel point mon ego était tordu. Et puis je me suis réveillé, menotté à un flic qui était en train de me lire mes droits. » Dave Gahan passa deux nuits à la prison du comté de Los Angeles. Il pourrait encore avoir l’occasion d'y retourner : il est actuellement en liberté conditionnelle, en attente de son procès et du verdict en février. Il doit fournir deux tests urinaires par semaine, et ce pendant les deux années à venir. S’il reste clean, il y a de fortes chances que les charges soient abandonnées. Mais si « le Chat » décidait de retenter sa chance et que le test s'avérait positif, il encourrait deux ans de prison. Quand il affirme que c’est une pensée « qui rend sobre », on est effectivement enclin à se fier à sa solide expérience sur le sujet. « En Californie, ils coopèrent avec les junkies. Oui, vous enfreignez la loi, mais enfin, j’étais dans une cellule avec des putains de meurtriers, des types qui avaient fait sauter la tête de gens. J’étais une menace pour moi-même, certes, mais pas pour la société ! »



Depuis le jour où il a décroché le téléphone pour demander de l’aide, Gahan est resté clean. Il a suivi jusqu’au bout le programme médical à Exodus, l’unité de désintoxication que Kurt Cobain et Shannon Hoon, de Blind Melon, avaient quittée avant la fin. Les cinq premiers jours furent les pires, dit-il : attaché, surveillé 24 heures sur 24, avec des crises toutes les heures tant le sevrage était violent. Puis ce fut le tour des réunions, semblables à celles auxquelles il avait déjà assisté auparavant, complètement défoncé. « Pour la première fois, j’écoutais. C’est ça qui faisait la différence. Un drogué pense que le monde s’arrête à son nombril, qu’il est complètement seul dans l'univers. Et là, on découvre qu’il y a beaucoup de gens, de tous horizons, qui sont exactement comme vous. Quand je suis allé à Exodus, c’était comme avouer que cette merde avait détruit ma vie. Elle m’avait volé mon âme et laissé complètement vide. C’était fantastique pendant deux ans. Je mentirais si je disais que je ne me sentais pas comme un putain de Dieu ! Je me sentais invincible, rien ne comptait, mec, j’étais perché ! Et puis ça s’est arrêté. Du jour au lendemain. Et j’ai passé tout mon temps à courir après ce premier shoot. »

« Alors voilà où j'en suis. Dès l'instant où je déconne à nouveau, c’est fini pour moi. Et inutile de mentir, ma vie est bien plus chouette maintenant. Même si ça ne me fait pas plaisir de le dire ! Mais ce week-end par exemple, j’ai eu l’occasion de passer du temps avec mon fils. C’était génial, on est allés voir Les 101 Dalmatiens ! Une chose que je remarque chez lui maintenant, que je ne remarquais pas quand je prenais de la dope, c’est la façon dont il me regarde. Il me regarde avec beaucoup d’amour et d’affection, et je n’avais jamais remarqué ça autant que ce week-end. Je pouvais le fixer droit dans les yeux, ce n’était pas comme avant, quand il me regardait et que je me sentais honteux. C’était presque comme si ça avait été lui l’adulte et moi l’enfant. » Quand il rit, on peut encore entendre le garçon à l’intérieur de Dave Gahan, le petit lutin adolescent aux allures angéliques qui chantait les premiers titres de Depeche Mode, et dont il voulait désespérément effacer le souvenir, comme si le répertoire toujours plus impressionnant du groupe à la fin des années 1980 ne l’avait pas déjà fait. Une telle insécurité commence invariablement très tôt, et elle peut être vite amplifiée par l’érosion de l’innocence, à l’âge adulte. Gahan n’a jamais vraiment connu son père, et il n'était clairement pas préparé à gérer la culpabilité d’avoir blessé son propre fils, tout comme lui-même avait été blessé. Il a commencé à prendre de la drogue très jeune. « J’ai pris de l’héroïne pour la première fois vers mes 17 ans, quand je vivais dans un squat à King’s Cross. Mais je n’ai pas aimé, parce qu’à l’époque, c’était le speed qui était à la mode. Je me rends compte aujourd’hui que j’ai toujours eu une nature très addictive dès qu’il s’agissait de me défoncer et de m’évader de moi-même. Parce que c’est bien de ça qu’il s’agit, au fond. Je volais des barbituriques à ma mère — elle souffre d’épilepsie — donc ces petites défonces ont été le point de départ. Ce n’était pas la faute de ma mère. Ensuite, je suis passé à d’autres choses. L’alcool a toujours été là. Je me définirais sans aucun doute comme un alcoolique, c’est sûr. Je ne peux pas faire l’un sans l’autre. Si je bois, je vais prendre de la dope, je vais me défoncer. Si je bois un verre, je vais m'enfiler une bouteille de vodka. Mon problème, c’était vouloir toujours plus. Je voulais continuer à me faire ce que je me faisais jusqu’à ce que je disparaisse. Et j’ai repris l’héroïne quand je suis parti vivre à Los Angeles. Où que j'allais, j’y pensais. Et c’est là que ça ne va plus du tout. Je me réveillais et j’y pensais. Et j'avais un très gros problème, j’étais un junkie avec de l’argent. Une réserve inépuisable ! Et tout ce que je voulais vraiment, c’était ma dope. Je ne m’intéressais pas aux voitures ni aux avions, ni à tous les autres attributs de la “rock star”. Je n’en étais pas capable ! Je n’osais même pas monter sur ma Harley, parce que je vivais dans les collines… Voilà la folie du truc : j’avais peur de me tuer dans un accident de la route, mais ça ne me dérangeait pas du tout de me shooter et de me piquer. Et ces dernières années, je consommais tous les jours. »

C’est difficile pour toi, aujourd’hui, de rester clean ? « C’est beaucoup plus facile que d’essayer de planer, ça je le sais. Essayer de maintenir l’effet et de se mentir à soi-même et aux autres. Ça devient écrasant parce que, de toute façon, tu ne t’amuses plus du tout. Je ne me souviens pas de la dernière fois où j’ai pris de la drogue et où je pourrais dire que j’ai passé un super moment. C’était probablement pendant la tournée Violator, quand l’ecstasy était à la mode, et qu’on en prenait après chaque concert. Après ça, je n’étais plus un consommateur social, c’était devenu une pratique qui m'isolait. Dans ma maison à LA, j’avais ma propre pièce, la chambre bleue comme on l’appelait, c’était un placard bleu et je m’enfermais dedans. « Je me souviens avoir lu que Kurt [Cobain] disait la même chose, qu’il avait un placard sous l’escalier. C’était largement suffisant, comme espace. Je restais là avec ma bougie et ma cuillère, et c’était tout. Souvent, Theresa venait frapper à la porte, on avait des invités à la maison et… » Il passe une main dans ses cheveux courts et frissonne visiblement, la première véritable manifestation de ses émotion depuis près d’une heure. Dieu sait ce qu’il ressent au fond de lui. « Tout ça sonne comme : “Mais comment t’as pu te foutre dans cette merde ?”, mais si tu joues avec le diable, tu vas te brûler. Et je crois que l’héroïne, c’est le diable, parce qu’elle te prend ton âme. Je pense que, s’il y a un Dieu, il choisit de te laisser faire et te démerder, et c’est exactement ce que ça fait. Tu es une coquille vide qui marche. Je ne pouvais même pas me regarder dans le miroir. » Tu peux fréquenter des gens qui boivent ou se droguent ? Et si je sortais de la coke, là, tout de suite ? « Je devrais partir. Parce que j’en voudrais. Ce serait juste pour goûter, tu vois ce que je veux dire ? Mart et Fletch, eux, boivent, Mart boit beaucoup, et ils boivent quand je suis là, et parfois c’est un peu difficile. Pas parce que je veux me saouler, mais juste parce que je ne me sens pas à ma place. Et ça, ça me met en danger. Mais alors je me bouge le cul pour aller à une réunion, et je trouve que ça aide, de pouvoir m’asseoir quelque part pendant une heure et demie parmi des gens, sans avoir besoin de dire quoi que ce soit. Je n’ai pas besoin de jouer un rôle. Parfois c’est dur, oui. Il y a environ un mois, j’ai traversé une période où je pensais constamment : “C’est quoi ce bordel ? J’étais pas si mal !” Je me mentais vraiment à moi-même en me disant que je pourrais m’y remettre, sortir et faire de nouvelles petites expériences. »



Le chat était de retour… « Ouais, il est là perché sur mon épaule tout le temps. Je le sais. J’ai trop de raisons de vivre. J’ai eu de la chance d’avoir des gens autour de moi, j’ai pu être amené au bon endroit et être pris en charge. Mais il y a encore des moments où tu es assis tout seul, comme n’importe qui, et tu déprimes. Ce que j’ai appris de cette expérience, c’est que je sais que je ne trouverai rien là-dedans. Si Dieu distribuait la drogue et l’alcool, j’ai eu plus que ma part ! Au lieu que ça dure toute une vie, j’ai tout utilisé trop vite. C’est un peu embêtant parfois, mais mec, je ne veux pas mourir aujourd’hui. Il y a six mois, j’étais prêt à jeter l’éponge. » 

En arrivant à Abbey Road, il y avait comme toujours un groupe de touristes qui admirait le mur couvert de graffitis des Beatles. Quand Dave Gahan est sorti du taxi, on les as vu bouche bée. Ils n’étaient pas forcément sûrs de qui c’était, mais ça n'avait pas d'importance. C’était juste une rock star, en chair et en os. Cool. Séduisant. Vivant. Voilà la tragédie de Dave Gahan : il n’avait pas vraiment besoin de faire tout cela pour en arriver là. Et à voir l’expression de son visage alors qu’il se regarde à nouveau en vidéo, on soupçonne qu’il le sait. « Je prie beaucoup, » dit-il. « Je ne prie pas pour le pardon, non ce que je fais, c’est que je me mets à genoux et je remercie Dieu de m’avoir maintenu clean un jour de plus. Je prie vers le plafond en espérant que quelqu’un m’écoute. Mais tu sais quoi ? Je me sens beaucoup mieux en le faisant. Ça me fait du bien de croire en quelque chose. Je ne veux pas retourner là-bas, j’ai trop à perdre maintenant. Et je ne parle pas du groupe, je parle de moi-même. Chaque jour, de petits morceaux de David reviennent, et ce n’est pas un si mauvais gars. Je m’assois et je regarde Harry Enfield et je me marre comme un fou. Ou je pleure devant un film à l’eau de rose, ça faisait longtemps que je ne faisais plus ça ! Je n’avais plus de sentiments normaux ! Je restais assis à regarder la chaîne météo pendant 12 heures par jour. Peu importait, mec, j’étais complètement défoncé et les jours passaient, et les années passaient. Mais il se produit quelque chose chaque jour, même un tout petit truc, qui me donne l’impression que j’ai tellement de raisons de vivre. Je veux voir mon fils grandir. Hier matin, en rentrant chez lui, je lui ai demandé : “C’est qui ton groupe préféré, au fait ?” Et il s’est retourné et il a dit : “Ben ! Toi, bien sûr !” Trop mignon ! Je priais pour qu’il ne dise pas un truc du genre Spice Girls ! Pas pour manquer de respect aux Spice Girls, mais… »

Comme quoi, tous les garçons de neuf ans ne pensent pas que les Spice Girls sont formidables. Un garçon de neuf ans en particulier aime toujours le groupe de son père, plus que tout. À quel point ça fait du bien ? Dave Gahan n’essaie même pas de répondre à la question. À la place, il sourit largement et entame son énième Marlboro Medium de la journée : il est temps de se détendre un peu avant de rejoindre les autres en bas. Mais il s’interrompt. Le boîtier argenté se referme d’un coup sec. Non. Mieux vaut s’abstenir un moment, hein ? Après tout, les chats n’ont que neuf vies.


Publiée dans le NME du 18 janvier 1997.

Ma traduction, 18 août 2025.



mardi 12 août 2025

ÉVANOUIS : LE SUCCÈS GORE ET GRAND-GUIGNOL DE L'ÉTÉ

 Évanouis de Zach Cregger semble susciter l'adhésion en cet été caniculaire : c'est l’un des meilleurs films d’horreur de l’année (avec Betharram et les jours fériés de François Bayrou) et un projet que son réalisateur décrit sans détour comme « ambitieux » et « gigantesque ». L’ambition se paie ici en complexité : plus de deux heures d’un récit éclaté, qui finit pourtant par livrer une explication claire au mystère initial. Claire, à condition d'avoir l'esprit ouvert, cela va de soi.

Cregger, déjà remarqué avec Barbarian, présente ici comme un cauchemar polifonique qui commence à 2 h 17 du matin, dans le lotissement tranquille de Maybrook, en Pennsylvanie. Les portes de dix-sept maisons s’ouvrent simultanément : les enfants d’une classe de primaire (tous sauf un, Alex. En France ils seraient 35) sortent en courant vers un point invisible… et disparaissent. La communauté, en proie à la peur et à la suspicion, désigne vite une coupable idéale : Justine Gandy (Julia Garner), institutrice de la classe. Parmi ses accusateurs : Archer (Josh Brolin), père d’un des disparus. Comme d'habitude, ces gauchiasses de professeurs ne peuvent que cacher de lourds secrets. La structure du film, volontairement éclatée, suit un montage non linéaire qui alterne les points de vue : Justine, Archer, Paul (Alden Ehrenreich), policier local et amant de Justine ; James (Austin Abrams), petit voleur du quartier ; Marcus (Benedict Wong, échappé de Docteur Strange), directeur de l’école ; et enfin Alex, le seul enfant gamin qui ne s'évanouit pas et qui va servir de fil conducteur pour un final gore et grandguignolesque. Mais le personnage le plus dérangé et dérangeant, c'est bien entendu Gladys (Amy Madigan). Introduite par une série de visions cauchemardesques à la David Lynch, elle finit par faire son entrée réelle dans le récit, et c'est le point de bascule du long métrage. Perruque, maquillage outrancier, allure de mamie Joker fatiguée : elle se présente comme la grand-tante d’Alex, bien que le père affirme ne l’avoir vue qu’une seule fois, quinze ans plus tôt. Gravement malade, elle est accueillie par la famille. Bien mauvaise idée… dès lors, l’étau se resserre. Gladys, ici, n’est pas qu’un personnage inquiétant : elle devient une force de manipulation pure qui transforme ceux qu’elle contrôle en véritables armes. Archer, sous son emprise, en vient à tenter de tuer Justine. L’horreur prend alors des accents de parabole : Gladys incarne un parasite social, opportuniste et cynique, reflet déformé d’une société où l’altruisme s’étiole, et où la fracture entre enfants et adultes devient abyssale. Cregger met en scène un sacré chaos avec une caméra "embarquée" qui glisse dans les couloirs, les ruelles et les bois, épouse des trajectoires imprévisibles pour maintenir le spectateur dans un état d’alerte permanent. On sent qu'il a tout pompé (pardon, s'est inspiré) chez Stephen King, pour la chronique poisseuse de la province américaine, ou chez Sam Raimi pour l’excès gore et le bricolage un peu cheap. La seconde partie perd en mystère mais gagne clairement en horreur et en adrénaline, traversée par un humour grotesque et des scènes de possession qui hérissent les poils du dos tout en déclenchant des rires nerveux. Gladys est fascinante, mi-cabotine, mi-démoniaque, elle déroule un mélange macabre de burlesque et de menace. Évanouis ne se contente pas de faire peur : il fonctionne en partie comme le miroir impitoyable d'une Amérique rongée par ses propres fantômes : le film laisse derrière lui un écho persistant, une drôle d'odeur, comme un cauchemar bouffon dont on se réveille… sans pour autant choisir la carte consensuelle de la happy end à tous les étages. Reste cette certitude, ce conseil désormais validé par plusieurs décennies de cinéma de genre : quand vous vous trouvez nez à nez avec un individu trop louche, fardé ou accoutré de façon à ressembler vaguement à un clown, plantez-lui directement une fourchette dans les deux yeux, vous gagnerez un temps fou, ou simplement quelques minutes de répit. 



dimanche 10 août 2025

COMPANION : LA COMPAGNE "ESCLAVE PARFAITE"

 L’intelligence artificielle fait partie des fantasmes récurrents de notre époque, mais aussi, malheureusement, des pratiques professionnelles de plus en plus de métiers, avant de devenir un jour pas si lointain l’apanage de quasiment toutes les professions. Ajoutons à cela l’idée du robot au service des humains, concept déjà largement exploré par la littérature et le cinéma de science-fiction : on ne fait finalement que prolonger la figure du bon vieil esclave, autrefois au service des Occidentaux nantis, qui regrettent aujourd’hui le “bon temps” des colonies et de la main-d’œuvre à bon marché.

Essayons donc d’imaginer le croisement des deux : si nous parvenions à créer des serviteurs artificiels, dopés à l’intelligence artificielle au point de se comporter, raisonner, voire ressentir comme de véritables humains… quelle serait notre réaction ? Comment les utiliserions-nous ? La réponse semble évidente : la composante sexuelle deviendrait rapidement centrale. Ou plutôt, deviendra rapidement, car ce n’est sans doute qu’une question d’années. Finies les poupées gonflables ou autres appareils masturbateurs : place à la “gynoïde”, un androïde féminin capable d’être à la fois compagne et partenaire sexuelle, toujours disponible, toujours d’accord, toujours émerveillée par la moindre de nos décisions, riant même à nos blagues les plus idiotes. Une compagne parfaite, qui ne vieillit pas, répond exactement à nos désirs, et reste totalement soumise, faute de vision ou d’exigences propres. C’est précisément ce que met en scène Companion, mais pas seulement. Car ce film, rondement mené ne se contente pas d’enfoncer des portes ouvertes : il les franchit avec un style certain et une insouciance enjouée, propose une série de pistes explorées avec subtilité. L’histoire commence comme un simple week-end entre amis, mais dévie rapidement vers une spirale de comédie grinçante et de meurtres grand-guignolesques. La tonalité rappelle par moments Black Mirror, Gone Girl ou encore Her, et emprunte autant à la satire sociale qu’à l’horreur féministe. La grande révélation : Iris (Sophie Thatcher), héroïne au départ réservée et vulnérable, n’est pas humaine mais un androïde domestique, programmé pour satisfaire chaque besoin personnel de son compagnon Josh (Jack Quaid). Conçue pour être obéissante et agréable, elle ignore elle-même sa nature artificielle. Ce point de départ ouvre à une réflexion plus large sur la dynamique de pouvoir dans les relations : que devons-nous, en tant qu’êtres humains, à des créatures artificielles qui semblent penser et ressentir ? Leurs émotions sont-elles réelles ? Valent-elles plus que notre mépris et notre égocentrisme ? Le film, sans se perdre dans la philosophie, explore ces questions avec légèreté mais aussi cruauté. Il montre comment Josh, personnage d’une banalité affligeante, utilise cette “esclave” technologique pour flatter un ego médiocre et assouvir un besoin de contrôle absolu. Mais lorsque les paramètres d’Iris évoluent – amplifiant son intelligence – la dynamique change : le récit se mue en un techno-thriller décalé, où la “Final Girl” traditionnelle du cinéma d’horreur est remplacée par une androïde en quête de liberté. La mise en scène est soutenue par des interprétations impeccables : Jack Quaid, connu pour The Boys, excelle dans le rôle de l’homme médiocre et toxique, tandis que Sophie Thatcher incarne avec justesse un personnage capable de passer d’une émotion sincère à une froideur mécanique. Iris devient à la fois un miroir des turpitudes humaines et une figure revancharde, sans jamais perdre la dimension comique et satirique qui traverse le film. Companion (de Drew Hancock) s’impose ainsi comme un mélange réussi de satire sociale, de comédie noire et de réflexion sur la place de l’intelligence artificielle dans nos vies, et la solution rêvée pour toute une flopée d'incels impatients de pouvoir soulager leur(s) poignet(s) grâce aux progrès de la science et de l'I.A. Grand écart inattendu que je vous recommande.



samedi 9 août 2025

LA MORT DU PETIT CHEVAL (Hervé Bazin)

 Cinq ans se sont écoulés depuis les événements de Vipère au poing. Jean Rezeau, alias Brasse-Bouillon, revient dans La Mort du petit cheval avec l’illusion de prendre enfin sa vie en main. Il s’est efforcé, ou plutôt il a fait semblant, de reformuler son quotidien pour échapper à l’emprise toxique de sa mère – l’inoubliable et tyrannique Folcoche – et à l’indolence coupable de son père. Il a grandi, l'émancipation aux lèvres. Mais voilà : chez lui, la haine n’est pas un accident, c’est un moteur. Ses décisions ne naissent pas d’un goût de vivre ou d’une volonté de construire, mais d’un réflexe pavlovien de contradiction. Plutôt que bâtir un avenir fondé sur ses désirs, il passe son temps à ériger des contre-projets pour prouver qu’il n’est pas "elle". On pourrait croire que s’installer à Paris, loin de la maison familiale, suffirait à échafauder une identité propre. Illusion : même à plusieurs centaines de kilomètres, il traîne Folcoche comme une ombre. Voire un boulet qu'il aime polir et admirer. À force de lutter contre elle, il finit par lui ressembler – ce qui est la pire victoire qu’elle puisse obtenir. Professionnellement, il refuse le droit, ce cursus bourgeoisement obligatoire pour tout Rezeau qui se respecte, et rêve de journalisme. En attendant, il enchaîne les petits boulots miteux, les portes closes et les humiliations indirectement signées par le carnet d’adresses maternel. Et puis il y a l’amour. Un mot qui, jusque-là, relevait pour lui d’une littérature suspecte. Il tombe dessus un jour banal, dans un parc, en croisant celle qui deviendra sa femme. Rien de romanesque, pas de coup de foudre flamboyant : juste la banalité désarmante d’un événement qu’il ne cherchait pas. Mais même ce bonheur naissant reste sous surveillance : la rancune et la méfiance sont toujours prêtes à troubler l'idylle naissante, qui plus est déconsidérée par la famille de Jean, qui revient jouer les trouble-fêtes au pires moments. Bazin raconte tout cela avec un mélange déconcertant de langue savante et populaire, une fluidité qui n’a pas peur d’un sarcasme bien placé. On lit comme on boit un alcool fort : ça brûle un peu, mais ça réchauffe, aussi. La Mort du petit cheval n’est pas l’histoire d’une libération, mais celle d’un combat quotidien contre un héritage intérieur qu’on ne choisit pas. Même en cherchant à fuir son passé, Jean reste prisonnier d’un syndrome de Stockholm à distance : il hait Folcoche, mais il s’est bâti contre elle – et donc, quelque part, avec elle. C’est toute la force du roman : montrer que, parfois, échapper à son enfance, c’est impossible tant qu'on conserve le pire, le ressentiment, comme essence dans le moteur. La purge est nécessaire, et prend un temps fou. Le lecteur est invité à la grande purification, Hervé Bazin ne cache (presque) rien, mérite parfois des claques, mais accouche d'un roman qu'on ne lâche pas, jusqu'à sa dernière page. 



vendredi 8 août 2025

SUPERMAN Vs FANTASTIC FOUR ROUND 2 : LES QUATRE FANTASTIQUES (PREMIERS PAS)

 Avec The Fantastic Four : First Steps, Marvel Studios tente une nouvelle fois de réhabiliter ses pionniers mal-aimés du grand écran. Après une succession d'échecs plus ou moins retentissants en guise de fardeau, et un MCU en perte de vitesse (ne nous voilons pas la face), cette itération réalisée par Matt Shakman, sur fond de sixties réinventées et de crises existentielles, se veut à la fois reboot, manifeste esthétique et film à taille humaine. Mission réussie ? Pas tout à fait. Enfin, ça dépend de ce qui vous pousse à le voir, en fait. Sur le papier, l’idée est séduisante : abandonner le poids de la super continuité pour livrer un film autoportant, centré sur la dynamique familiale des Quatre Fantastiques. Et de fait, le film commence fort. Reed, Sue, Johnny et Ben ont déjà leurs pouvoirs, leur notoriété et leur QG sur Terre-828, une réalité alternative où l’architecture rétrofuturiste, les voitures volantes et les montres parlantes ont remplacé les références aux Avengers. Plus besoin de se farcir quinze films et six séries pour comprendre qui est qui : ici, chacun arrive en scène avec son rôle et sa charge symbolique. Et au diable la sempiternelle origin story, alors traitée à la manière d'un documentaire, film dans le film. Mais derrière cette liberté apparente se cache un paradoxe. En démarrant dans le vif du sujet, Shakman gagne du temps, mais perd en intensité. L’attachement aux personnages, censé être immédiat, tarde à se produire. L’intelligence scénaristique, qui condense les enjeux familiaux et cosmiques dans une intrigue resserrée, ne suffit pas toujours à pallier un déficit d’émotion qui s'avère assez criant, à plusieurs reprises. L’atout majeur du film reste son duo central : Pedro Pascal, en Reed Richards, incarne assez bien l’archétype du savant brillant rongé par ses doutes, tandis que Vanessa Kirby électrise l’écran en Sue Storm. C’est elle, véritable colonne vertébrale du récit, qui mène l’action, résout les conflits, et donne au groupe une humanité crédible. La scène de dialogue avec l’Homme-Taupe – réjouissante apparition burlesque de Paul Walter Hauser – résume à elle seule l’équilibre étrange du film : entre sincérité et second degré, absurdité et drame. L’intrigue, quant à elle, repose sur un dilemme audacieux : Galactus accepte de ne pas détruire la Terre, il réclame en retour… le fœtus de Sue. Un twist inattendu, presque dérangeant, qui aurait pu nourrir un drame dense sur la parentalité, le sacrifice et l’autonomie. Malheureusement, l’idée, puissante sur le papier, se dilue dans un final trop expéditif. La confrontation avec le Dévoreur de Mondes – massif mais fade – manque d’ampleur, et le prix à payer, pourtant déchirant, est traité sans réelle gravité.



Le reste du casting tient la route, sans vraiment sortir du lot. Johnny Storm amuse sans éclat, malgré une relation intrigante avec la Silver Surfer (Julia Garner, magnétique mais sous-exploitée). Ben Grimm, quant à lui, est relégué à l’arrière-plan, victime d’un montage visiblement amputé. Une bluette vaguement esquissée avec une institutrice (Rachel Rozman, rien à voir avec Alicia Masters) n’y change rien : La Chose reste ici un second couteau émouvant mais sacrifié. Visuellement, First Steps est un festin. Couleurs vives, décors stylisés, musique de Michael Giacchino aux accents sixties : l’univers alternatif séduit l’œil, même si l’ensemble finit par ressembler à une belle maquette sans âme. Le film hésite sans cesse entre plusieurs tons : space opera, fable familiale, parodie méta, épopée mélancolique… et finit par n’être vraiment aucun des quatre. C'est bubble-gum à souhait, joli, mais ça ne sert aucun ressort scénaristique (et ça permet de botter en touche pour ce qui est de raccrocher les wagons. Pour l'arrivée des F4 aux côtés des Avengers, il faudra patienter). En comparaison directe avec le Superman de James Gunn, sorti la semaine dernière, la défaite est patente. Là où Gunn parvient à infuser une modernité émotionnelle et sociétale dans un mythe archétypal, First Steps reste prisonnier d’une prudence stérile. On devine l’envie de bien faire, de surprendre, de réinventer. Mais tout semble bridé : les pouvoirs sont utilisés à minima (Mister Fantastic n'est pas si fantastique), l’humour est timide, les enjeux sont désamorcés. Hors de question de déplaire à une partie du public (sauf les défenseurs hardcore de Norrin Radd, bien entendu), là où Superman assume pleinement une vision anti trumpiste du monde et de l'Amérique. L'absence de prise de risque qui nous irrite tant, c'est par exemple lorsqu'il est question d'aborder de front la réaction de Reed Richards, lorsqu'il réalise que le sacrifice de son fils pourrait être le seul moyen de stopper Galactus. Le film aurait vraiment pris de l'ampleur s'il avait tenté d'insinuer sérieusement le doute, mis la petite famille au pied du mur ; au lieu de cela, tous ces choix atroces sont rapidement évacués (si j'y pense ? Non, Sue, je blaguais) tout comme d'ailleurs les réactions de la foule. Imaginez un peu une planète entière sur le point d'être dévorée, mais qui aurait encore une chance de s'en sortir, si pour cela on sacrifiait à sa cause un nouveau-né… Vous pouvez parier que la population se déchaînerait contre les Fantastiques et ferait tout ce qui lui est possible pour s'emparer du bambin. Tout au plus, on se contente de quelques huées et de journalistes qui boudent. C'est assez hautement improbable, tout comme il est dommage que la figure christique du Silver Surfer soit galvaudée et résumée, à un certain point, en une autre histoire de maternité. Au peuple irréductible de "le Surfer est un homme", objectons qu' il a en partie raison et en partie tort, puisque nous sommes de toute manière dans un univers parallèle non canonique, ce qui exclut pas à l'avenir de faire intervenir un Norrin masculin traditionnel, lorsque le travail de couture aura été réalisé, c'est-à-dire lorsque les Fantastiques auront rejoint la timeline classique du MCU. Ce sera pour très bientôt comme on peut s'en rendre compte dans une des deux scènes bonus à la fin du film. La seconde est totalement inutile et si vous partez avant la fin du générique, sachez que vous ne perdrez absolument rien pour la compréhension de ce qui suivra. Alors, échec ou (re)fondation prometteuse ? Disons que The Fantastic Four: First Steps est un film qui veut tout reprendre à zéro… sans oser prendre de vrais risques. Il avance prudemment là où il pouvait (dé)foncer. La famille est là, le terrain est balisé, nous voici rassurés. Pour le grand frisson, on verra plus tard.