lundi 24 novembre 2025

U2 : ACHTUNG BABY

 Avant de devenir le professionnel de la charité mondialisée et le VRP des grandes causes qui rapportent plus qu’elles ne réparent, Paul Hewson (alias Bono Vox) fut aussi le leader incontesté du plus grand groupe de rock du monde. Une obscure bande irlandaise, formée de gamins qui n’avaient rien de musiciens prodiges avant d’acheter leurs premiers instruments, a fini par triompher, continent après continent. L’Amérique, évidemment, fut le morceau le plus coriace : mais à force d’insister, et grâce à deux disques incontournables (The Joshua Tree et Rattle and Hum, assortis de duos mythiques allant de B.B. King à Lou Reed) U2 atteignit enfin le sommet ultime. Achtung Baby, pour planter le drapeau.

Comme tous les coureurs du Tour de France vous le diront : quand on a franchi le col, on ne peut que redescendre. Sauf que fin 1989, la bande à Bono décide donc de descendre de vélo et d’attaquer en rappel la paroi encore plus haute, derrière la crête. Direction Berlin, ville décapitée par l’Histoire et en pleine renaissance après la chute du Mur, pour respirer à pleins poumons l’air de la décadence. Achtung Baby naît là, dans le chaos magnifique des Hansa Studios, où David Bowie avait déjà sculpté sa trilogie berlinoise. Brian Eno joue les sages médiateurs, Flood pilote la console et l’Europe tout entière infuse dans les nouvelles compositions : électronique, techno naissante, synth-pop, rock industriel… L’Amérique qu’ils avaient courtisée sur The Joshua Tree est subitement oubliée. Même en grattant la guitare pour tuer le temps, les quatre Irlandais accouchent de miracles. One, surtout, devint la ballade essentielle du groupe, reprise à l’infini, née dans l’un des moments de tension les plus violents de la carrière de U2 : tensions internes, divorce de The Edge, et écho évident à l’Allemagne réunifiée qui tentait de recoller ses propres morceaux. À l’opposé, The Fly annonce la rupture totale avec les années 1980. Guitare ultra-distordue, voix trafiquée, rythme tribal : une gifle. Bono, affublé de ses lunettes gigantesques, devient « La Mouche » et entreprend de dynamiter le cirque du show-biz, dont il va devenir un jour une caricature grossière. Cette métamorphose prendra de l’ampleur dans la tournée ZooTV, peut-être la dernière grande folie mégalomaniaque du rock : Trabants suspendues à quinze mètres du sol, murs d’écrans, slogans ironiques, distorsions visuelles et sonores… Bono y enfourche en fin de spectacle les cornes du Diable pour incarner Mac Phisto, dandy-démon de cabaret, qui hurle Mysterious Ways et Until the End of the World comme un paon possédé. Le reste de l’album est à l’avenant : Ultra Violet file comme une romance écorchée jouée dans l’urgence. Who’s Gonna Ride Your Wild Horses trouve un équilibre divin entre la guitare déchaînée de The Edge et le chant plaintif de Bono. Even Better Than the Real Thing donne au premier le rôle de funambule du manche, tandis que Zoo Station, en ouverture, empile les bruits du métro pour mieux annoncer la nouvelle naissance du groupe. Et pour clore le tout, Love Is Blindness laisse l’auditeur prostré, vidé, terrassé par un lyrisme sombre. C'est ma petite préférée du disque, depuis toujours. Achtung Baby va vendre plus de 18 millions d’exemplaires, et son ZooTV Tour redéfinir la notion même de concert-spectacle. Excusez du peu. U2, avec ce disque, s’empare de la couronne du rock mondial pour deux ans au moins. Avant, bien sûr, de retomber lourdement, dès l'album Pop et son ambition trop grossière pour être honnête. L'équilibre miraculeux entre l'innovation, la démagogie, le spectacle grand-guignol et l'urgence rock a été atteint avec Achtung Baby. Le reste a bien moins de flamboyance. 





dimanche 23 novembre 2025

ALPHA : COME FROM HEAVEN

 En 1997, un murmure surgit dans un paysage britannique alors saturé de guitares arrogantes et des rodomontades de branleurs de la pop. En ce temps-là, Bristol ressemblait à un laboratoire en ébullition : Massive Attack rodait chaque soir dans l'ombre, Portishead cultivait la neurasthénie, et quelques producteurs visionnaires rêvaient d’étendre ce territoire d’échos feutrés et de rythmes en apesanteur à l'ensemble du monde. Dans cette atmosphère propice à la corde au cou, Corin Dingley et Andy Jenks décidèrent de créer un disque qui ne ressemblerait ni à un manifeste, ni à une révélation, mais plutôt à un poison à distillation lente.

En 1997, Alpha sort donc Come From Heaven sur Melankolic, le label bien nommé fraîchement lancé par Massive Attack pour accueillir les sensibilités trop fragiles ou trop singulières (les losers, quoi) pour les majors de l'industrie. Et ce premier album s'inscrit exactement dans cette lignée : une œuvre que personne n’attendait, entièrement formée, déjà sûre de son esthétique, un satellite qui se place en orbite sans avoir eu besoin de décoller. Dès les premières secondes, Alpha impose son climat : pas d’introduction, pas de crescendo, pas de débordement symphonique. Juste un souffle, un battement au ralenti, trois fois rien . On comprend assez vite que ces deux-là ne veulent pas secouer l’auditeur : ils veulent le désarmer. Les cordes montent comme une brume, les beats avancent sur la pointe des pieds, et les voix masculines ou féminines se glissent dans les interstices, fragiles, presque trop près du micro, comme si elles hésitaient à troubler l’air. Elles chantent ou s'excusent, on ne sait plus. Ce qui frappe et qui a souvent été dit, c’est que Come From Heaven s’écoute comme une saison. Une saison lente, automnale donc, cette période précise où la lumière décline un peu trop tôt et où la ville semble scintiller dans un halo doré. L’adrénaline n'habite pas ici, place plutôt à un état d’hébétude confortable : la sensation d’être enveloppé dans un disque qui étire le temps, qui refuse la précipitation, qui se fout éperdument des temps modernes imposés par la pop préformatée. Au centre de cet exercice au ralenti, un morceau-pivot : Sometime Later, véritable cœur battant du disque. Un fantôme, le spectre de l'ossature d'un titre jazzy et diablement classieux. Au bout de cinq minutes, la voix se détache, le morceau respire, s’élève, retombe… la trajectoire émotionnelle de l’album tout entier est résumée. Le duo Dingley/Jenks cultive une sophistication qui n’a rien de clinquante : arrangements minutieux, textures veloutées, micro-variations qui passent presque inaperçues mais finissent par dessiner une ambiance cohérente, hypnotique, presque amniotique. Du coup, les 68 minutes n'ont aucune chance de retenir sur la durée les auditeurs impatients ou les furieux de la six cordes. Ils sont partis en jurant, ou profondément endormis, dès le premier quart d'heure. La vérité, c'est que Come From Heaven n’a jamais été un disque de « trip-hop » au sens strict : il partage le même climat que ses contemporains de Bristol, mais il se tient à distance des ambiances glauques qui les caractérisent. Alpha ne cultive pas l’angoisse, plutôt la suspension. On ne coule pas dans un océan bitumeux, on flotte, descend puis remonte, porté par une brise tiède, sans le moindre repère. Ce n'est pas le paradis, mais ça n'est plus non plus le monde terrien. Entre deux eaux, entre deux stades, un territoire qui n'existe pas mais qu'on retrouve à chaque écoute, trente ans plus tard. Il est superflu d'ajouter qu'Alpha ne fera jamais mieux. 


 

samedi 22 novembre 2025

PORTISHEAD : DUMMY

 En 1994, Portishead publie Dummy, un disque qui entrouvre une porte sur une pièce où personne n’aurait vraiment envie d'entrer : pas d'annonce urbi et orbi ou de pétards en rafale, juste une intensité souterraine qui fait immédiatement vaciller ceux qui tendent l’oreille. Tandis que le monde oscille entre les guitares râpeuses du grunge déglingo et les éclats stroboscopiques des raves party, le trio de Bristol propose une alternative étrange : une musique qui ne cherche ni la catharsis ni l’euphorie, mais une forme d’intimité sombre, presque clandestine. Écouté aujourd’hui, trente ans plus tard, ces morceaux ne paraissent pas avoir vieillis : l'ensemble respire encore cette brume nocturne qui lui donne l’air de n’avoir jamais vraiment appartenu à une époque précise.

Dummy, c’est l’art de l’épure transformé en piège sensoriel. Geoff Barrow assemble des beats poussiéreux, Adrian Utley glisse des éclats de guitare qui hantent chaque piste, et Beth Gibbons… Beth Gibbons chante comme si chaque phrase pouvait se briser entre ses doigts. Elle ne force rien, ne cherche jamais à impressionner : elle habite les morceaux, avec un mélange unique de fragilité et de lucidité, la clope à la main; singulière façon de murmurer des vérités que personne ne veut entendre. On peut deviner une connaissance intime du manque, de la fatigue émotionnelle, de ce moment où la solitude devient presque un paysage réconfortant. Le son du disque, lui, est minimaliste, ce qui ne veut pas dire maigre. Portishead travaille la texture comme d’autres travaillent la lumière. Tout semble jaillir d’un magnétophone fatigué : les craquements de vinyle, les boucles hypnotiques, les cordes soudain irréelles, les guitares qui passent comme des silhouettes furtives. Un agencement austère qui dessine une atmosphère dense, presque palpable. On a souvent résumé Dummy à un jalon du trip-hop, mais cette étiquette paraît étriquée : le disque se nourrit autant de jazz mutant que de hip-hop sous lexomil, autant de bandes originales de vieux polars humides que de dub étiré jusqu’à la léthargie. Ce qui frappe, surtout, c’est la manière dont Portishead parvient à donner du poids à des petits riens qui flirtent avec le risible, l'anecdotique. Les paroles de Beth Gibbons ressemblent à des pensées furtives qu’on n’aurait pas dû entendre. Ses textes parlent de fatigue, de désir, de honte, de ces doutes qui vous attrapent par la manche avant que vous ayez compris ce qui vous arrive. Jamais frontal, toujours pudique, Dummy fait de l’allusion une arme redoutable. Alors oui, beaucoup font la moue parce que ces titres sont tristes, ça ficherait le bourdon. C’est une simplification consternante. En vérité, Dummy explore un territoire bien plus complexe : celui des émotions silencieuses, des inquiétudes nocturnes, des certitudes fragiles. Vous voudriez du réconfort ou simplement quelqu’un qui comprenne votre malaise ? Décidez-vous avant l'usage. Wandering Star et Glory Box, les joyaux de cette sombre couronne, Mysterons et Sour Times en dignes compagnes, rien à jeter ou presque dans un disque qui se passe aisément de l'exercice paresseux de la description titre après titre, tant il forme un ensemble homogène, une chappe poisseuse qui vous repasse au mazout et vous fige dans l'écoute. Dummy n’a jamais cherché à convaincre quiconque de sa grandeur. Dummy se contente d’exister, et de nous faire savoir qu'on peut écouter autant le silence que la musique. Ce qui n'est pas dit, ou pas audible, et parfois encore plus impressionnant. Vous en connaissez beaucoup qui sont capables de bâtir un univers sonore aussi imposant et friable dès le premier album? 




30 ans se sont écoulés depuis Dummy. Pour l'anecdote, j'étais allé voir le groupe en concert au Festival du Devenir à Saint-Quentin, pour lequel je donnais un coup de main à l'organisation. Malgré ce petit avantage maison, nous nous étions fait subtiliser un appareil photo par la sécurité obtuse au possible, pour avoir osé prendre des clichés de Beth en pleine performance, à la sauvette. Trois décennies plus tard, tout le monde filme les moindres et faits des gestes des groupes sur scène et en dehors, ou le diffuse en direct sur les réseaux sociaux. Nous étions les pionniers du souvenir à l'arrache; vous ne connaitrez peut-être jamais l'adrénaline du jetable qu'on introduit en douce tel un sachet de poudre stupéfiante, bien caché dans le slibard.

vendredi 21 novembre 2025

THE CURE : DISINTEGRATION

Si vous avez des tendances gothiques à peine prononcées, vous êtes probablement parmi ceux qui considèrent The Cure comme LE groupe de référence en matière de new wave, voire même comme l'expression la plus haute de ce que la musique anglaise a proposé de mieux depuis la pendaison de Ian Curtis et la métamorphose de Joy Division. Après une longue carrière très productive, Robert Smith et sa bande à géométrie variable ont derrière eux une impressionnante série de succès et une horde de fans dont la fidélité granitique confine au dogme. Un retour sur ce qui est probablement la plus grande réussite curiste, le grandiose Disintegration, pourrait dès lors s'avérer assez dispensable, mais il en est toujours qui font semblant de ne pas voir ou pas entendre. C'est à eux que ces lignes s'adressent, dont la cécité ou la surdité mentale nécessitent un traitement de choc. On rembobine donc la cassette jusqu'en 1989 pour ce qui devait signifier la fin du groupe (d'où le titre crépusculaire). Avec le recul, tout cela fait bien sûr sourire. Robert Smith ne craint ni l'érosion ni la fragmentation, juste la sueur qui fait fondre et couler le mascara.


De tous les albums studio de The Cure, Disintegration est certainement celui qui est nanti de l'ambiance la plus féerique et la plus onirique (ou cauchemardesque, au choix). Il serait impensable de décrire toutes les émotions que l'on peut appréhender en l'écoutant. On peut y voir et y entendre la bande son idéale pour les naufragés de l'existence qui hésitent entre laisser ouvert le gaz toute la nuit ou s'enfiler une belle boite de xanax pendant que les parents ont le dos tourné. En l’offrant à nos tympans, nous sommes en proie à des visions d’aubes sibériennes, des lacs scintillants, et des ondées de pluie fine, sur une plage de sable en plein hiver. Ce n'est pas du lyrisme de Prisunic (expression de boomer, qui se traduirait en lyrisme de Normal ou Temu, en 2025), c'est ce qu'affirme Robert Smith en personne, quand il décrit le paysage imaginaire qui lui trottait dans la tête à l'époque, après quelques (litres de) bières bien tassées. Pour Simon Gallup, une seule corde de basse suffit à créer une mélodie. Ses lignes sont si aguichantes qu'elles peuvent se permettre de tenir des titres de 8 minutes à bout de bras. Les synthétiseurs, omniprésents sur l'album, favorisent la création de textures cotonneuses dont il est fort malaisé de s'extraire. La douceur de la mélancolie, ou comment mariner dans son jus et y prendre un plaisir fou. Les mélodies envoûtantes écrites par Robert Smith ne seraient rien non plus, si elles n’étaient pas portées par les guitares étirées et filamenteuses de Porl Thompson (The Same Deep Water As You, un bluffant morceau de dix minutes, dont on espérerait ne jamais entendre la fin), passant de l’amertume désenchantée (Pictures of You pop et pourtant si mélancolique, le superbe Fascination Street, titre le plus rock, ou le grinçant et morbide Homesick, peut être un peu forcé), à une douce morosité fiévreuse et maussade (Plainsong, l'incontournable Lullaby où Smith marmonne et susurre plutôt que chanter, un Closedown quasi martial, mais encore le tragique de Last Dance). Robert Smith atteint même ici l’osmose parfaite entre la lourdeur morbide et glaciale de Faith et la légèreté déroutante (évanescente) de Why Can’t I Be You. Smith, tel un troubadour mystique, passionné et visionnaire, distille le vague à l'âme en y ajoutant un parfum pop assumé, rare mais précieux (Lovesong) . Rouge à lèvres grossièrement appliqués sur ses lèvres de quasi alcoolique, le cheveu gélatineux et hérissé, ses élucubrations font encore mouche des décennies plus tard, et font rougir de honte et d'envie plusieurs générations qui s'appliquent à singer le père. Les simples fils ingrats s'appellent Indochine ou Placebo, par exemple. Ne négligeons pas non plus l'impact qu'un tel album a pu avoir sur toute une jeunesse dont je faisais partie, malgré moi. Quand votre quotidien sordide vous bouffe de l'intérieur, quand l'horizon vire au gris plomb tungstène et que vous comptez plus souvent les idées noires que les moutons blancs, faute de vous endormir. The Cure, Disintegration, c'était à la fois le diagnostic et le début du traitement. Un disque en intraveineuse pour découvrir que le monde était certes souvent répugnant, mais que la laideur partagée et démystifiée révélait un autre visage du monstre. Juste une bestiole pathétique à ne plus prendre au sérieux. Tout détruire pour mieux reconstruire. The Cure. 



mercredi 19 novembre 2025

BJORK : HOMOGENIC

 Il arrive que les artistes inventent des mots pour pallier le manque fondamental du langage humain. Un truc casse-gueule qui souvent s'avère prétentieux. Chez Björk, le néologisme sonne juste, coule de source. Homogenic (ne cherchez pas dans le dictionnaire) résume parfaitement ce moment où l’on voudrait revenir à l’origine, ou à ce qu’on imagine comme tel, un endroit où les choses ne font pas encore mal. Le cocon prénatal. « Don’t blame me, I’m just an idiot foreigner » avait glissé malicieusement l'artiste islandaise. Petite boutade offerte en pâture aux journalistes, qui condense la culpabilité du déraciné et la grâce involontaire de celle qui en trois quatre albums solo est parvenue à tutoyer les sommets, en ayant l'air de s'amuser. Du dilettantisme qui laisse rêveur. 

Les années 1990 et le succès ont fini par avaler et (presque) digérer Björk. Londres est une sorte de Babylone pour artistes maudits, avec son vacarme de bars interlopes, ses rappeurs en pleine ascension, ses files d’attente devant des clubs où le quidam moyen gobe des ecstas comme des mentos. Le succès de Debut et Post n’a clairement rien arrangé : les soirées interminables, les trophées en plexiglas, les amants compliqués choisis sur le catalogue des repris de justice du moment (Tricky, pire encore Goldie), les journalistes qui prennent leur proie en chasse et n'abandonnent jamais, du Melody Maker au NME, sans oublier les feuilles de choux des tabloïds. Et puis la cerise explosive sur le gâteau : le fan obsessionnel, la bombe envoyée chez elle, le suicide filmé. Un scénario que même le cinéma n'aurait pas osé, tant ça semble un poil forcé. Alors Björk rentre. Pas physiquement (Homogenic a été composé à Londres, enregistré en Espagne) mais intérieurement, ce qui est parfois encore plus violent et/ou nécessaire. Elle retourne mentalement en Islande, là où les paysages semblent faits pour accueillir les désastres humains : des terres immenses, glacées, pleines de silences qui n’ont pas d’équivalent au sud. Michel Gondry a très bien compris cela dans le clip de Jóga, où l’Islande se fissure comme une peau qu’on a trop longtemps exposée au vent. L’album lui-même ressemble à une tentative de tenir (encore) debout. Les producteurs (Markus Dravs, Guy Sigsworth, Howie B, et surtout le regretté Mark Bell, dont je vous raconterai un jour les mésaventures avec son groupe LFO) construisent un paysage électronique où les machines et les quatuors à cordes se regardent avec suspicion avant de décider, finalement, de cohabiter. On dirait bien des plaques tectoniques qui hésitent à entrer en collision. Eumir Deodato ajoute à tout cela des arrangements luxuriants, qui paraissent avoir été écrits pour une cathédrale en basalte. C'est fragile, faites la queue sagement avant, d'entrer, s'il-vous-plait. Björk pose au milieu de ce décor une voix qui sonne comme une blessure ouverte. Elle a claironné avoir écrit Homogenic comme une thérapie : elle n'a vraiment pas menti. Hunter cherche la paix dans une rigueur glaciale limite claustrophobe, Immature règle ses comptes avec les bad boys déjà cités, 5 Years semble presque vouloir punir les hommes qui ont cru être autorisé à la modeler, Jóga invoque l’amitié comme ultime refuge, Unravel et All Is Full of Love tentent de réinstaller un peu de chaleur dans ce souffle polaire. Ce sont moins des chansons qu’un carnet de convalescence, écrit à une altitude où l’air devient trop rare pour respirer, à plus forte raison pour (se) mentir. Mais Homogenic peut aussi s'emballer, à certains moments. Le fjord s'embrase, ça fond. Alarm Call tente de faire danser les ours polaires. Bachelorette est un single épique qui transcende tout le reste, et ça n'est pas une mince affaire. Rares sont les disques capables de condenser autant de contradictions sans s’effondrer sous leur propre poids. Homogenic (1997) sonne encore aujourd’hui comme un organisme vivant, qui oscille entre discipline et débordement, entre rigueur nordique et passions bouillantes. C’est une œuvre qui ne cherche pas à séduire, mais à survivre, qui ne console pas tout à fait, mais aide à tenir. Le chef d'œuvre pop de l'islandaise, sur lequel construire les expérimentations à venir, le reste d'une carrière assez insaisissable. 



mardi 18 novembre 2025

MANIC STREET PREACHERS : THIS IS MY TRUTH TELL ME YOURS

 Tisser les éloges des Manic Street Preachers en dehors du Royaume-Uni, voilà qui n'est pas gagné d'avance. En France, c'est même un exercice qui relève de l'inconscience, susceptible de vous discréditer pour un bon bout de temps aux yeux de ceux qui (prétendument) savent. Sauf que les cuistres ont du cérumen dans les oreilles, ne nous laissons donc point abattre. En 1998, les Manic Street Preachers décident ainsi de réaliser un petit exploit destiné à bouleverser leur carrière ascendante, sous le sceau du drame : sortir un album profondément politique, mélancolique et très gallois au beau milieu d’une époque dominée par la pop sucrée, Robbie Williams et les Spice Girls en tête d'affiche. Autrement dit, ils s’invitent à la fête avec un tract antifasciste dans la poche et la canette de bière à la main, là où les autres convives carburent au champagne et à l'héroïne. La revanche du prolétariat venue les pendre avec (une) six cordes.

This Is My Truth Tell Me Yours est né dans un climat paradoxal. Everything Must Go venait d'offrir au groupe une renaissance après la disparition de Richey Edwards, la boussole, l'éclaireur lyrique, prétendument noyé, légalement présumé décédé, toujours en cavale selon bien des complotistes musicaux. Ce vide-là ne s’est jamais refermé, et pourtant, au moment d’enregistrer un nouvel album, les Manics affirmaient avec un sourire un peu nerveux que « tout était déjà dans la poche ». Une phrase un peu bravache, certes, mais révélatrice d’un groupe qui avançait, blessé mais déterminé. Nicky Wire, devenu l’unique parolier, dut trouver sa propre voix sans trahir celle de Richey. Il choisit la sincérité, la mémoire ouvrière, la politique à hauteur d'homme. Place à une écriture plus intérieure, plus froide parfois, mais d’une honnêteté totale. L'antidote parfait aux tories qui rêvent d'atomiser le code et les droits du travail sans jamais avoir avoir bossé eux-mêmes, ne serait-ce qu'un seul jour de leur vie. Divine surprise, le public suivit. L’album se vendit par millions, resta des mois dans les charts, et offrit au groupe son premier numéro single numéro un avec If You Tolerate This Your Children Will Be Next, inspiré par la Guerre Civile Espagnole. La révolution soft venait d'embraser momentanément l'Angleterre ! Aux États-Unis, en revanche, ce fut une autre histoire. Trop gallois, trop littéraires, trop… britons, peut-être. L’Amérique resta globalement hermétique, soupçonnant ce trio pensif d’être un « groupe de minets avec une belle coupe de cheveux » venu troubler la paix et la sueur du rock local. Ce qui, soyons honnêtes, n’était pas totalement faux, sauf que leurs textes et leurs riffs avaient plus à voir avec les luttes sociales que le shampoing. Mais vous le savez, les ricains voient des communistes partout et ça leur file de l'urticaire. Et en France ? Dans la mesure où c'est surtout Céline Dion, Notre Dame de Paris et Lara Fabian qui s'y distinguaient cette année-là, est-il utile et pertinent d'approfondir ce point précis ? Musicalement, This Is My Truth marque un tournant. James Dean Bradfield chante moins pour défier le monde que pour tenter de comprendre ce qu’il en reste. Sean Moore transforme sa batterie en une montre qui tictaque doucement dans l’obscurité. Ensemble, les gallois tissent un disque ample, orchestré, traversé d’une douce tristesse, jamais pesante, toujours sincère. Des titres comme You Stole the Sun from My Heart, Tsunami ou Ready for Drowning sont les symptômes aigus d'un groupe qui continue d’avancer sans renier ses colères. Simplement, elles sont mieux canalisées, comme si les Manics avaient troqué les slogans griffonnés à la hâte pour un cours accéléré d'histoire politique et de philosophie contemporaine. Et doit-on encore nécessairement parler des six minutes les plus épiques de la carrière de Bradflield et ses amis, ce sublime The Everlasting, qui ouvre la visite avec une classe folle ? Vingt-sept ans après sa sortie, l’album conserve un pouvoir étrange : il apaise autant qu’il bouscule. Il ne hurle pas, mais il secoue, en profondeur. Il ne promet rien, mais on a encore envie d'y croire. C’est un disque pour ceux qui acceptent que les groupes changent, que les vies dévient, que les vérités fluctuent. Un peu de luxure et d'orchestration dans une discographie de brutes, le passage de l'âge punk à celui de raison, ou tout bonnement de la découverte qu'offre un studio bien garni et un producteur avisé (chez Mike Hedge, en France, comme pour l'album précédent, en réalité). Vont suivre Know your Enemy, en 2001, puis des albums de moindre intérêt, voire franchement anecdotiques. 





lundi 17 novembre 2025

MERCURY REV : DESERTER'S SONGS

 En 1998, Mercury Rev est revenu à la vie. La vie après la mort existe, on en tient ici une preuve patente. Le groupe renaît de ses cendres, ressuscite de ses propres désastres, à cause d’un duo de rescapés acharnés qui décident opiniâtrement de transformer un naufrage en chef-d’œuvre. En 1995, Jonathan Donahue avait touché le fond : See You on the Other Side s’était vendu comme une glace à la menthe à une kermesse scolaire sur la banquise, la tournée avait vidé les salles aussi vite que les caisses, et le groupe s’était disloqué dans un silence gêné. Ruiné, Donahue retourna se terrer dans une cabane des Catskills, à écouter les disques de son enfance. Au menu, des contes féeriques, des cordes classiques, et un piano qui recommençait timidement à chanter sous ses doigts, au fil des mois. Pendant ce temps, Grasshopper, guitariste et âme sœur artistique, séchait dans un monastère jésuite, à cause d’un besoin urgent de remettre un peu de zen dans son chaos personnel. Chacun ignorait encore que ces deux retraites séparées, l’une ascétique, l’autre presque mystique, allaient ouvrir la voie à Deserter’s Songs.

En 1997, un coup de téléphone improbable fit tout basculer : les Chemical Brothers appelaient Donahue (oui, lui, le loser, l’homme persuadé que tout le monde avait oublié jusqu’à l’existence de son groupe) pour lui proposer une collaboration. En entendant Private Psychedelic Reel, on comprend pourquoi il décrocha sa pelle et son seau pour remonter du fond du puits. Revigoré, il rappela Grasshopper, lui fit écouter ses premières maquettes, et les deux compères se retrouvèrent dans les montagnes (une constante chez Mercury Rev) pour composer une musique qui avait la texture des fantômes, du miracle et des souvenirs qui vous plombent une existence. Au magasin de bricolage du coin, Donahue croisa Garth Hudson et Levon Helm, deux légendes de The Band. En fan consciencieux, il leur proposa de passer jouer “sur des chansons bizarres, d’un groupe que vous ne connaissez pas”. Ils dirent oui. Résultat : Helm frappe Opus 40 avec la solennité d’un juge intègre, tandis qu’Hudson colore Hudson Line de son saxo rêveur. En écoutant Holes, qui ouvre l’album, on comprend bien que Mercury Rev n’a pas que cherché à revenir dans la course : il fallait carrément passer à la transcendance. En 1998, ils commencèrent ainsi leur disque par un quasi-requiem : cordes qui glissent comme des comètes, falsetto tremblé et coulis d'émotions bien sucrées. Puis viennent Tonight It Shows et Endlessly, deux miniatures quasi-classiques qui semblent se briser à chaque seconde mais se terminent miraculeusement intactes. C’est audacieux, presque suicidaire : trois morceaux lents, rêveurs, dépouillés, pour dire au public “Asseyez-vous, on vous emmène en voyage, mais ne nous demandez pas où”. Plus loin, Goddess on a Highway, morceau exhumé d’un vieux carton des années 1980 et affiné jusqu’à devenir un tube céleste, enfonce le clou. The Funny Bird, quant à lui, plonge l'auditeur dans un orage psychédélique, cryptique, magnifique, bref le genre de morceau qui donne envie de fonder une secte juste pour en discuter les paroles et le sens. L’album se termine sur Delta Sun Bottleneck Stomp, carnaval halluciné où l'ombre des Chemical Brothers revient semer un peu de joyeux désordre. En 1998, Mercury Rev n’offrit pas onze chansons mais huit véritables faits d'arme, accompagnés de trois vignettes cinématographiques. Ces interludes, faits de drones, de pianos fatigués et de bruissements de vieux films 8 mm, rappellent que Mercury Rev s’est d’abord formé dans un lieu où les frontières entre cinéma, musique et art expérimental se dissolvent aussi vite qu’un rêve au petit matin. De quoi sauver le groupe (littéralement) avec un mélange inédit d'Americana cosmique, de cordes majestueuses, de romantisme échevelé, et cette sincérité désarmante qui a hissé le disque en haut de toutes les listes de préférence de la fin du siècle, contre tous les pronostics.





dimanche 16 novembre 2025

MANSUN : ATTACK OF THE GREY LANTERN

Dans l’histoire du rock britannique, Mansun n'est pas le premier météore des plus éclatants qui disparait sans laisser de trace. Surtout que l'auditeur contemporain a la mémoire courte et sélective. Le bande à Paul Draper appartient à cette catégorie de groupes qui, en 1997, auraient dû s’installer durablement en haut de l’affiche, entre une Spice-mania régressive parfaitement huilée et un Gary Barlow fraîchement émancipé. Mais Attack of the Grey Lantern n’était pas l’album destiné à faire consensus : c’était plutôt une expérience déviante, annoncé comme un concept album autour d'un super-héros inspiré du Green Lantern de DC Comics, mais dont les pouvoirs consisteraient à faire éclater au grand jour la mesquinerie et la duplicité des gens. Sauf que Draper a perdu le fil de ses idées, et que la seconde partie du disque a été agencée sur d'autres bases.

Toujours est-il que dès les premières secondes, The Chad Who Loved Me fait comprendre qu’on ne jouera pas dans la même cour que les cousins germains de la britpop. Mansun ouvre son premier album avec des cordes dramatiques dignes d’un générique de James Bond, un clin d’œil mélancolique et presque gothique qui s’épanouit dans des guitares tourbillonnantes avant de se perdre dans quelques bruits de ferme (qui est capable de glisser un mouton dans une ouverture symphonique sans prévenir, levez la main !). Cette fantaisie iconoclaste s'est avérée être une arme, mais aussi une bombe à retardement. Car Grey Lantern n’est pas un disque cohérent (et tant mieux, ou tant pis) : c’est un roman-feuilleton, un scrapbook, un patchwork que le groupe s’est amusé à recoudre en studio. Mansun ne cherchait plus l’homogénéité, au moment de concrétiser son premier effort, mais l’éblouissement permanent. On y passe d’une parodie Bondienne, donc, à un pastiche psychédélique, d’un riff taquin à une déferlante électronique comme si chaque chanson devait prouver que le groupe refusait d’être rangé sur la même étagère qu’Oasis. Cette boulimie stylistique n’était pas qu’un caprice : Draper and Co. apprenaient littéralement les morceaux en studio, dans une forme de bricolage inspiré qui donnait l’impression qu’ils construisaient un vaisseau spatial avec les restes d’un robot ménager. N'oublions pas, deux ans plus tôt, le frontman et les siens ne savaient pas se servir de leurs instruments ! Évidemment, dans cette agitation permanente, le disque offre des moments de grâce, sinon je ne prendrais pas le temps de vous en reparler. Quand Mansun cesse de s'agiter et de tenter l'esbrouffe, Attack of the Grey Lantern devient hypnotique. Wide Open Space (hymne remixé jusqu’à l’ivresse dans les clubs, par Paul Oakenfold) file vers les hauteurs avec une élégance digne de Radiohead. Disgusting oscille entre spleen, funk discret et valse sous amphétamines. Mais Mansun aimait trop la mise en abyme pour se laisser aller à la facilité L’affaire Taxloss, avec son clip où le label jeta des liasses de billets dans une gare bondée, relevait presque de la performance dadaïste, tout en prouvant que les années 1990 accordaient encore des budgets délirants à des idées catastrophiques. Quant au fameux morceau caché dans lequel Paul Draper explique que tout ceci n’était qu’une blague (oui, patientez un peu en fin de galette, vous entendrez), il laisse derrière lui un parfum de supériorité déplacée. Après avoir peint une toile de maître michelangiolesque, Mansun se contente de pisser sur son tableau avant de repartir en sifflotant. Pourtant, presque trente ans plus tard, quelque chose persiste. Non pas l’idée d’un chef-d’œuvre oublié, mais celle d’un objet sonore étrange, audacieux, parfois maladroit, toujours fascinant. Ce premier album condense une époque où l’on pouvait encore dissimuler du prog-rock sous une couche de britpop pour tromper la vigilance des radios. Le disque revient régulièrement sur les platines de ceux qui savent, je peux vous le certifier par expérience. Attack of the Grey Lantern n’a jamais prétendu être parfait. Mais il est curieux, nerveux, un peu fou… et c’est peut-être pour cela qu’il résiste mieux que tant d’autres. Trop ambitieux pour les charts, trop indiscipliné pour entrer dans les anthologies, il flotte dans un entre-deux délicieux, qui le rendra peut-être éternel.