Si vous avez des tendances gothiques à peine prononcées, vous êtes probablement parmi ceux qui considèrent The Cure comme LE groupe de référence en matière de new wave, voire même comme l'expression la plus haute de ce que la musique anglaise a proposé de mieux depuis la pendaison de Ian Curtis et la métamorphose de Joy Division. Après une longue carrière très productive, Robert Smith et sa bande à géométrie variable ont derrière eux une impressionnante série de succès et une horde de fans dont la fidélité granitique confine au dogme. Un retour sur ce qui est probablement la plus grande réussite curiste, le grandiose Disintegration, pourrait dès lors s'avérer assez dispensable, mais il en est toujours qui font semblant de ne pas voir ou pas entendre. C'est à eux que ces lignes s'adressent, dont la cécité ou la surdité mentale nécessitent un traitement de choc. On rembobine donc la cassette jusqu'en 1989 pour ce qui devait signifier la fin du groupe (d'où le titre crépusculaire). Avec le recul, tout cela fait bien sûr sourire. Robert Smith ne craint ni l'érosion ni la fragmentation, juste la sueur qui fait fondre et couler le mascara.
De tous les albums studio de The Cure, Disintegration est certainement celui qui est nanti de l'ambiance la plus féerique et la plus onirique (ou cauchemardesque, au choix). Il serait impensable de décrire toutes les émotions que l'on peut appréhender en l'écoutant. On peut y voir et y entendre la bande son idéale pour les naufragés de l'existence qui hésitent entre laisser ouvert le gaz toute la nuit ou s'enfiler une belle boite de xanax pendant que les parents ont le dos tourné. En l’offrant à nos tympans, nous sommes en proie à des visions d’aubes sibériennes, des lacs scintillants, et des ondées de pluie fine, sur une plage de sable en plein hiver. Ce n'est pas du lyrisme de Prisunic (expression de boomer, qui se traduirait en lyrisme de Normal ou Temu, en 2025), c'est ce qu'affirme Robert Smith en personne, quand il décrit le paysage imaginaire qui lui trottait dans la tête à l'époque, après quelques (litres de) bières bien tassées. Pour Simon Gallup, une seule corde de basse suffit à créer une mélodie. Ses lignes sont si aguichantes qu'elles peuvent se permettre de tenir des titres de 8 minutes à bout de bras. Les synthétiseurs, omniprésents sur l'album, favorisent la création de textures cotonneuses dont il est fort malaisé de s'extraire. La douceur de la mélancolie, ou comment mariner dans son jus et y prendre un plaisir fou. Les mélodies envoûtantes écrites par Robert Smith ne seraient rien non plus, si elles n’étaient pas portées par les guitares étirées et filamenteuses de Porl Thompson (The Same Deep Water As You, un bluffant morceau de dix minutes, dont on espérerait ne jamais entendre la fin), passant de l’amertume désenchantée (Pictures of You pop et pourtant si mélancolique, le superbe Fascination Street, titre le plus rock, ou le grinçant et morbide Homesick, peut être un peu forcé), à une douce morosité fiévreuse et maussade (Plainsong, l'incontournable Lullaby où Smith marmonne et susurre plutôt que chanter, un Closedown quasi martial, mais encore le tragique de Last Dance). Robert Smith atteint même ici l’osmose parfaite entre la lourdeur morbide et glaciale de Faith et la légèreté déroutante (évanescente) de Why Can’t I Be You. Smith, tel un troubadour mystique, passionné et visionnaire, distille le vague à l'âme en y ajoutant un parfum pop assumé, rare mais précieux (Lovesong) . Rouge à lèvres grossièrement appliqués sur ses lèvres de quasi alcoolique, le cheveu gélatineux et hérissé, ses élucubrations font encore mouche des décennies plus tard, et font rougir de honte et d'envie plusieurs générations qui s'appliquent à singer le père. Les simples fils ingrats s'appellent Indochine ou Placebo, par exemple. Ne négligeons pas non plus l'impact qu'un tel album a pu avoir sur toute une jeunesse dont je faisais partie, malgré moi. Quand votre quotidien sordide vous bouffe de l'intérieur, quand l'horizon vire au gris plomb tungstène et que vous comptez plus souvent les idées noires que les moutons blancs, faute de vous endormir. The Cure, Disintegration, c'était à la fois le diagnostic et le début du traitement. Un disque en intraveineuse pour découvrir que le monde était certes souvent répugnant, mais que la laideur partagée et démystifiée révélait un autre visage du monstre. Juste une bestiole pathétique à ne plus prendre au sérieux. Tout détruire pour mieux reconstruire. The Cure.

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