Tisser les éloges des Manic Street Preachers en dehors du Royaume-Uni, voilà qui n'est pas gagné d'avance. En France, c'est même un exercice qui relève de l'inconscience, susceptible de vous discréditer pour un bon bout de temps aux yeux de ceux qui (prétendument) savent. Sauf que les cuistres ont du cérumen dans les oreilles, ne nous laissons donc point abattre. En 1998, les Manic Street Preachers décident ainsi de réaliser un petit exploit destiné à bouleverser leur carrière ascendante, sous le sceau du drame : sortir un album profondément politique, mélancolique et très gallois au beau milieu d’une époque dominée par la pop sucrée, Robbie Williams et les Spice Girls en tête d'affiche. Autrement dit, ils s’invitent à la fête avec un tract antifasciste dans la poche et la canette de bière à la main, là où les autres convives carburent au champagne et à l'héroïne. La revanche du prolétariat venue les pendre avec (une) six cordes.
This Is My Truth Tell Me Yours est né dans un climat paradoxal. Everything Must Go venait d'offrir au groupe une renaissance après la disparition de Richey Edwards, la boussole, l'éclaireur lyrique, prétendument noyé, légalement présumé décédé, toujours en cavale selon bien des complotistes musicaux. Ce vide-là ne s’est jamais refermé, et pourtant, au moment d’enregistrer un nouvel album, les Manics affirmaient avec un sourire un peu nerveux que « tout était déjà dans la poche ». Une phrase un peu bravache, certes, mais révélatrice d’un groupe qui avançait, blessé mais déterminé. Nicky Wire, devenu l’unique parolier, dut trouver sa propre voix sans trahir celle de Richey. Il choisit la sincérité, la mémoire ouvrière, la politique à hauteur d'homme. Place à une écriture plus intérieure, plus froide parfois, mais d’une honnêteté totale. L'antidote parfait aux tories qui rêvent d'atomiser le code et les droits du travail sans jamais avoir avoir bossé eux-mêmes, ne serait-ce qu'un seul jour de leur vie. Divine surprise, le public suivit. L’album se vendit par millions, resta des mois dans les charts, et offrit au groupe son premier numéro single numéro un avec If You Tolerate This Your Children Will Be Next, inspiré par la Guerre Civile Espagnole. La révolution soft venait d'embraser momentanément l'Angleterre ! Aux États-Unis, en revanche, ce fut une autre histoire. Trop gallois, trop littéraires, trop… britons, peut-être. L’Amérique resta globalement hermétique, soupçonnant ce trio pensif d’être un « groupe de minets avec une belle coupe de cheveux » venu troubler la paix et la sueur du rock local. Ce qui, soyons honnêtes, n’était pas totalement faux, sauf que leurs textes et leurs riffs avaient plus à voir avec les luttes sociales que le shampoing. Mais vous le savez, les ricains voient des communistes partout et ça leur file de l'urticaire. Et en France ? Dans la mesure où c'est surtout Céline Dion, Notre Dame de Paris et Lara Fabian qui s'y distinguaient cette année-là, est-il utile et pertinent d'approfondir ce point précis ? Musicalement, This Is My Truth marque un tournant. James Dean Bradfield chante moins pour défier le monde que pour tenter de comprendre ce qu’il en reste. Sean Moore transforme sa batterie en une montre qui tictaque doucement dans l’obscurité. Ensemble, les gallois tissent un disque ample, orchestré, traversé d’une douce tristesse, jamais pesante, toujours sincère. Des titres comme You Stole the Sun from My Heart, Tsunami ou Ready for Drowning sont les symptômes aigus d'un groupe qui continue d’avancer sans renier ses colères. Simplement, elles sont mieux canalisées, comme si les Manics avaient troqué les slogans griffonnés à la hâte pour un cours accéléré d'histoire politique et de philosophie contemporaine. Et doit-on encore nécessairement parler des six minutes les plus épiques de la carrière de Bradflield et ses amis, ce sublime The Everlasting, qui ouvre la visite avec une classe folle ? Vingt-sept ans après sa sortie, l’album conserve un pouvoir étrange : il apaise autant qu’il bouscule. Il ne hurle pas, mais il secoue, en profondeur. Il ne promet rien, mais on a encore envie d'y croire. C’est un disque pour ceux qui acceptent que les groupes changent, que les vies dévient, que les vérités fluctuent. Un peu de luxure et d'orchestration dans une discographie de brutes, le passage de l'âge punk à celui de raison, ou tout bonnement de la découverte qu'offre un studio bien garni et un producteur avisé (chez Mike Hedge, en France, comme pour l'album précédent, en réalité). Vont suivre Know your Enemy, en 2001, puis des albums de moindre intérêt, voire franchement anecdotiques.

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