Avant de devenir le professionnel de la charité mondialisée et le VRP des grandes causes qui rapportent plus qu’elles ne réparent, Paul Hewson (alias Bono Vox) fut aussi le leader incontesté du plus grand groupe de rock du monde. Une obscure bande irlandaise, formée de gamins qui n’avaient rien de musiciens prodiges avant d’acheter leurs premiers instruments, a fini par triompher, continent après continent. L’Amérique, évidemment, fut le morceau le plus coriace : mais à force d’insister, et grâce à deux disques incontournables (The Joshua Tree et Rattle and Hum, assortis de duos mythiques allant de B.B. King à Lou Reed) U2 atteignit enfin le sommet ultime. Achtung Baby, pour planter le drapeau.
Comme tous les coureurs du Tour de France vous le diront : quand on a franchi le col, on ne peut que redescendre. Sauf que fin 1989, la bande à Bono décide donc de descendre de vélo et d’attaquer en rappel la paroi encore plus haute, derrière la crête. Direction Berlin, ville décapitée par l’Histoire et en pleine renaissance après la chute du Mur, pour respirer à pleins poumons l’air de la décadence. Achtung Baby naît là, dans le chaos magnifique des Hansa Studios, où David Bowie avait déjà sculpté sa trilogie berlinoise. Brian Eno joue les sages médiateurs, Flood pilote la console et l’Europe tout entière infuse dans les nouvelles compositions : électronique, techno naissante, synth-pop, rock industriel… L’Amérique qu’ils avaient courtisée sur The Joshua Tree est subitement oubliée. Même en grattant la guitare pour tuer le temps, les quatre Irlandais accouchent de miracles. One, surtout, devint la ballade essentielle du groupe, reprise à l’infini, née dans l’un des moments de tension les plus violents de la carrière de U2 : tensions internes, divorce de The Edge, et écho évident à l’Allemagne réunifiée qui tentait de recoller ses propres morceaux. À l’opposé, The Fly annonce la rupture totale avec les années 1980. Guitare ultra-distordue, voix trafiquée, rythme tribal : une gifle. Bono, affublé de ses lunettes gigantesques, devient « La Mouche » et entreprend de dynamiter le cirque du show-biz, dont il va devenir un jour une caricature grossière. Cette métamorphose prendra de l’ampleur dans la tournée ZooTV, peut-être la dernière grande folie mégalomaniaque du rock : Trabants suspendues à quinze mètres du sol, murs d’écrans, slogans ironiques, distorsions visuelles et sonores… Bono y enfourche en fin de spectacle les cornes du Diable pour incarner Mac Phisto, dandy-démon de cabaret, qui hurle Mysterious Ways et Until the End of the World comme un paon possédé. Le reste de l’album est à l’avenant : Ultra Violet file comme une romance écorchée jouée dans l’urgence. Who’s Gonna Ride Your Wild Horses trouve un équilibre divin entre la guitare déchaînée de The Edge et le chant plaintif de Bono. Even Better Than the Real Thing donne au premier le rôle de funambule du manche, tandis que Zoo Station, en ouverture, empile les bruits du métro pour mieux annoncer la nouvelle naissance du groupe. Et pour clore le tout, Love Is Blindness laisse l’auditeur prostré, vidé, terrassé par un lyrisme sombre. C'est ma petite préférée du disque, depuis toujours. Achtung Baby va vendre plus de 18 millions d’exemplaires, et son ZooTV Tour redéfinir la notion même de concert-spectacle. Excusez du peu. U2, avec ce disque, s’empare de la couronne du rock mondial pour deux ans au moins. Avant, bien sûr, de retomber lourdement, dès l'album Pop et son ambition trop grossière pour être honnête. L'équilibre miraculeux entre l'innovation, la démagogie, le spectacle grand-guignol et l'urgence rock a été atteint avec Achtung Baby. Le reste a bien moins de flamboyance.


















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