Quiconque est familier de l'œuvre d'Emmanuel Carrère sait à quel point le "Je" est le pronom sujet autour duquel gravitent les préoccupations majeures de l'écrivain. Que ce soit à travers l'exploration d'une généalogie qui se mêle à des considérations sur l'histoire de la Russie et de l'Union soviétique, ou un attendrissement et une fascination à la limite du morbide, pour toutes les formes de dépression et bipolarité qui semblent caractériser l'écrivain abonné aux tempêtes émotionnelles. La question était donc légitime : avions-nous besoin d'un ouvrage de plus cinq cent pages pour retracer l'existence de sa mère, Hélène Carrère d'Encausse, récemment décédée ? Un livre, par ailleurs, qui durant tout son premier tiers plonge ses racines dans le passé trouble des aïeux, qui oscille entre petite noblesse et misère noire, victimes collatérales de la révolution bolchévique de 1917. Nous ne le savions pas, mais la réponse est oui. Carrère possède le don de la clarté et de l'excursus narratif. Il est abordable, construit des écrits sans effets de manche ou rodomontades stylistiques. Il sait quand il convient de prendre un chemin de traverse, qu'il est parfois nécessaire de lever un peu le menton pour regarder la cime des arbres, quand on ne veut pas se contenter d'une marche forcée, tête baissée, droit vers l'objectif. Le voyage entrepris sera une fois de plus un vagabondage lumineux, une randonnée bohème, plutôt qu'un marathon sportif et austère. Quatre générations en guise de guides touristiques, dont les destins croisés et parfois vraiment singuliers, les rencontres impromptues et les non-dits gênés, rythment l'exploration des documents que Carrère a entrepris de consulter, après la mort de sa mère, et qu'il nous restitue ici sous forme de fresque généreuse. Une généalogie à deux voix, presque, puisque son père, décédé peu après l'épouse, était lui aussi un féru de la matière, et qu'il avait entrepris de retracer et approfondir, au fil des ans, le grand récit choral des ancêtres (surtout ceux de sa femme, quitte à combler les vides par une interprétation audacieuse des trous dans la raquette). Carrère revendique l'objectivité (pour autant que cette notion existe en littérature), il tente de poser le regard sur chaque facette des faits et écrit en magicien : l'égo est une fois de plus posé là, au centre de la table, sans qu'il encombre réellement l'espace et ne perturbe la lecture. Sans surprise, c'est d'ailleurs la dernière partie, lorsqu'il est question de la maladie de la mère et les répercussions sur la famille, la manière dont les dernières semaines ont été vécues et digérées, que le roman devient extrêmement poignant. Outre le cancer, c'est aussi l'humble existence de l'époux d'Hélène Carrère d'Encausse qui retient l'attention, un homme qui a su aimer celle qui vraisemblablement a cessé de le regarder, voire même de le considérer, assez rapidement. Louis, un père et un mari transformé en simple satellite, appelé à tourner désespérément autour de l'astre de la famille, relégué au rang de faire valoir des décennies durant, et qui ici, par la grâce de quelques pages saisissantes et d'une infinie tristesse, reçoit un hommage inattendu. La question n'est en réalité pas de savoir si Carrère est un écrivain nombriliste, car de toute manière la réponse est aussi évidente que désormais connue de tous. La véritable question est de savoir si ce qu'il essaie de transmettre vaut la peine d'être lu. Et sauf à faire preuve d'une mauvaise foi évidente ou d'un illettrisme profond, il est impossible de dévorer les 500 pages de Kolkhoze sans être ému, parfois même jusqu'au larmes, et intrigué, par un destin que l'on pourrait qualifier d'improbable, emblématique aussi d'une époque ou la République pouvait encore offrir de telles trajectoires, même à ses enfants adoptifs. Kolkhoze n'oublie pas non plus d'aborder le conflit entre l'Ukraine et la Russie et d'en tirer quelques conclusions lumineuses de désespoir, qui nous rappellent que les vaincus, les déclassés et les méprisés d'aujourd'hui auront toujours au fond d'eux mêmes la tentation d'être les tyrans de demain. Une leçon jamais apprise et qui se répète éternellement dans l'histoire, et qui vient ajouter une touche universaliste à ce qui est non seulement un des grands romans de la rentrée, mais probablement un des grands romans tout court de ces dernières années.

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