En 1998, Mercury Rev est revenu à la vie. La vie après la mort existe, on en tient ici une preuve patente. Le groupe renaît de ses cendres, ressuscite de ses propres désastres, à cause d’un duo de rescapés acharnés qui décident opiniâtrement de transformer un naufrage en chef-d’œuvre. En 1995, Jonathan Donahue avait touché le fond : See You on the Other Side s’était vendu comme une glace à la menthe à une kermesse scolaire sur la banquise, la tournée avait vidé les salles aussi vite que les caisses, et le groupe s’était disloqué dans un silence gêné. Ruiné, Donahue retourna se terrer dans une cabane des Catskills, à écouter les disques de son enfance. Au menu, des contes féeriques, des cordes classiques, et un piano qui recommençait timidement à chanter sous ses doigts, au fil des mois. Pendant ce temps, Grasshopper, guitariste et âme sœur artistique, séchait dans un monastère jésuite, à cause d’un besoin urgent de remettre un peu de zen dans son chaos personnel. Chacun ignorait encore que ces deux retraites séparées, l’une ascétique, l’autre presque mystique, allaient ouvrir la voie à Deserter’s Songs.
En 1997, un coup de téléphone improbable fit tout basculer : les Chemical Brothers appelaient Donahue (oui, lui, le loser, l’homme persuadé que tout le monde avait oublié jusqu’à l’existence de son groupe) pour lui proposer une collaboration. En entendant Private Psychedelic Reel, on comprend pourquoi il décrocha sa pelle et son seau pour remonter du fond du puits. Revigoré, il rappela Grasshopper, lui fit écouter ses premières maquettes, et les deux compères se retrouvèrent dans les montagnes (une constante chez Mercury Rev) pour composer une musique qui avait la texture des fantômes, du miracle et des souvenirs qui vous plombent une existence. Au magasin de bricolage du coin, Donahue croisa Garth Hudson et Levon Helm, deux légendes de The Band. En fan consciencieux, il leur proposa de passer jouer “sur des chansons bizarres, d’un groupe que vous ne connaissez pas”. Ils dirent oui. Résultat : Helm frappe Opus 40 avec la solennité d’un juge intègre, tandis qu’Hudson colore Hudson Line de son saxo rêveur. En écoutant Holes, qui ouvre l’album, on comprend bien que Mercury Rev n’a pas que cherché à revenir dans la course : il fallait carrément passer à la transcendance. En 1998, ils commencèrent ainsi leur disque par un quasi-requiem : cordes qui glissent comme des comètes, falsetto tremblé et coulis d'émotions bien sucrées. Puis viennent Tonight It Shows et Endlessly, deux miniatures quasi-classiques qui semblent se briser à chaque seconde mais se terminent miraculeusement intactes. C’est audacieux, presque suicidaire : trois morceaux lents, rêveurs, dépouillés, pour dire au public “Asseyez-vous, on vous emmène en voyage, mais ne nous demandez pas où”. Plus loin, Goddess on a Highway, morceau exhumé d’un vieux carton des années 1980 et affiné jusqu’à devenir un tube céleste, enfonce le clou. The Funny Bird, quant à lui, plonge l'auditeur dans un orage psychédélique, cryptique, magnifique, bref le genre de morceau qui donne envie de fonder une secte juste pour en discuter les paroles et le sens. L’album se termine sur Delta Sun Bottleneck Stomp, carnaval halluciné où l'ombre des Chemical Brothers revient semer un peu de joyeux désordre. En 1998, Mercury Rev n’offrit pas onze chansons mais huit véritables faits d'arme, accompagnés de trois vignettes cinématographiques. Ces interludes, faits de drones, de pianos fatigués et de bruissements de vieux films 8 mm, rappellent que Mercury Rev s’est d’abord formé dans un lieu où les frontières entre cinéma, musique et art expérimental se dissolvent aussi vite qu’un rêve au petit matin. De quoi sauver le groupe (littéralement) avec un mélange inédit d'Americana cosmique, de cordes majestueuses, de romantisme échevelé, et cette sincérité désarmante qui a hissé le disque en haut de toutes les listes de préférence de la fin du siècle, contre tous les pronostics.

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