mercredi 19 novembre 2025

BJORK : HOMOGENIC

 Il arrive que les artistes inventent des mots pour pallier le manque fondamental du langage humain. Un truc casse-gueule qui souvent s'avère prétentieux. Chez Björk, le néologisme sonne juste, coule de source. Homogenic (ne cherchez pas dans le dictionnaire) résume parfaitement ce moment où l’on voudrait revenir à l’origine, ou à ce qu’on imagine comme tel, un endroit où les choses ne font pas encore mal. Le cocon prénatal. « Don’t blame me, I’m just an idiot foreigner » avait glissé malicieusement l'artiste islandaise. Petite boutade offerte en pâture aux journalistes, qui condense la culpabilité du déraciné et la grâce involontaire de celle qui en trois quatre albums solo est parvenue à tutoyer les sommets, en ayant l'air de s'amuser. Du dilettantisme qui laisse rêveur. 

Les années 1990 et le succès ont fini par avaler et (presque) digérer Björk. Londres est une sorte de Babylone pour artistes maudits, avec son vacarme de bars interlopes, ses rappeurs en pleine ascension, ses files d’attente devant des clubs où le quidam moyen gobe des ecstas comme des mentos. Le succès de Debut et Post n’a clairement rien arrangé : les soirées interminables, les trophées en plexiglas, les amants compliqués choisis sur le catalogue des repris de justice du moment (Tricky, pire encore Goldie), les journalistes qui prennent leur proie en chasse et n'abandonnent jamais, du Melody Maker au NME, sans oublier les feuilles de choux des tabloïds. Et puis la cerise explosive sur le gâteau : le fan obsessionnel, la bombe envoyée chez elle, le suicide filmé. Un scénario que même le cinéma n'aurait pas osé, tant ça semble un poil forcé. Alors Björk rentre. Pas physiquement (Homogenic a été composé à Londres, enregistré en Espagne) mais intérieurement, ce qui est parfois encore plus violent et/ou nécessaire. Elle retourne mentalement en Islande, là où les paysages semblent faits pour accueillir les désastres humains : des terres immenses, glacées, pleines de silences qui n’ont pas d’équivalent au sud. Michel Gondry a très bien compris cela dans le clip de Jóga, où l’Islande se fissure comme une peau qu’on a trop longtemps exposée au vent. L’album lui-même ressemble à une tentative de tenir (encore) debout. Les producteurs (Markus Dravs, Guy Sigsworth, Howie B, et surtout le regretté Mark Bell, dont je vous raconterai un jour les mésaventures avec son groupe LFO) construisent un paysage électronique où les machines et les quatuors à cordes se regardent avec suspicion avant de décider, finalement, de cohabiter. On dirait bien des plaques tectoniques qui hésitent à entrer en collision. Eumir Deodato ajoute à tout cela des arrangements luxuriants, qui paraissent avoir été écrits pour une cathédrale en basalte. C'est fragile, faites la queue sagement avant, d'entrer, s'il-vous-plait. Björk pose au milieu de ce décor une voix qui sonne comme une blessure ouverte. Elle a claironné avoir écrit Homogenic comme une thérapie : elle n'a vraiment pas menti. Hunter cherche la paix dans une rigueur glaciale limite claustrophobe, Immature règle ses comptes avec les bad boys déjà cités, 5 Years semble presque vouloir punir les hommes qui ont cru être autorisé à la modeler, Jóga invoque l’amitié comme ultime refuge, Unravel et All Is Full of Love tentent de réinstaller un peu de chaleur dans ce souffle polaire. Ce sont moins des chansons qu’un carnet de convalescence, écrit à une altitude où l’air devient trop rare pour respirer, à plus forte raison pour (se) mentir. Mais Homogenic peut aussi s'emballer, à certains moments. Le fjord s'embrase, ça fond. Alarm Call tente de faire danser les ours polaires. Bachelorette est un single épique qui transcende tout le reste, et ça n'est pas une mince affaire. Rares sont les disques capables de condenser autant de contradictions sans s’effondrer sous leur propre poids. Homogenic (1997) sonne encore aujourd’hui comme un organisme vivant, qui oscille entre discipline et débordement, entre rigueur nordique et passions bouillantes. C’est une œuvre qui ne cherche pas à séduire, mais à survivre, qui ne console pas tout à fait, mais aide à tenir. Le chef d'œuvre pop de l'islandaise, sur lequel construire les expérimentations à venir, le reste d'une carrière assez insaisissable. 



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire