lundi 28 juillet 2025

SEVERANCE - LA SAISON 2 VAUT-ELLE LA SAISON 1 ?

 C’est le mensuel culturel (? point d’interrogation de rigueur) Les Inrockuptibles qui a mis le doigt sur le problème — tout en appuyant avec sa condescendance habituelle, insistance qui finit par virer systématiquement à la caricature. Il paraîtrait donc que la saison 2 de Severance "peine à se réinventer".

Ce qui me fait sourire dans cette histoire, c’est cette idée absurde qu’une série, après seulement une saison et neuf épisodes, devrait déjà songer à "se réinventer". Le véritable enjeu ici, c’est de prolonger intelligemment ce qui a été amorcé, pas de complaire aux grands penseurs germanopratins. Oublions les révolutions, oublions les réinventions : Severance, saison 2, continue d'explorer une idée forte, celle d’un monde où la vie professionnelle et la vie personnelle sont littéralement deux univers distincts, où opèrent deux individus distincts. Mark Scout et ses collègues ont désormais eu un aperçu de ce qui se passe quand ils sont vraiment eux-mêmes, non pas ces marionnettes soumises à la volonté absurde d’une entreprise qui les méprise. Les révélations ne sont plus seulement d’ordre intime : elles touchent aussi aux manigances opaques de Lumon, ce conglomérat dystopique qui semble cacher des projets toujours plus sinistres. À commencer par la captivité secrète de Gemma, la femme de Mark, que tout le monde croit morte dans un banal accident de voiture. La recherche de la vérité devient donc le premier fil rouge de cette deuxième saison, où l’on parle beaucoup de licenciements, de réintégrations, de disparitions, de personnages invités à prendre la porte mais qui rentrent par la fenêtre. Les excursions hors des bureaux, rares et toujours inconfortables, apportent de l'air mais aussi du malaise : stage de survie en pleine nature, gîte en montagne, dîner chez Burt… autant de tentatives pour reconnecter les innies à un réel qu’ils ne comprennent plus. Pour autant, difficile de ne pas constater quelques hésitations physiologiques. Après le final insurrectionnel de la première saison, cette suite peine à maintenir le même niveau de tension narrative. La progression des informations est bien plus lente, plus dispersée, et parfois sacrifiée au profit de saynètes baroques, voire anecdotiques. L’épisode centré sur les chèvres et une ferme expérimentale illustre à merveille cette impression de remplissage. D'autres détours nous titillent sans forcément convaincre, comme la parenthèse de Miss Cobel, épisode huit, qui transforme l’ex-patronne sadique en source potentielle de salut (quoique son rôle et ses motivations restent confus). Et si certaines intrigues secondaires touchent au cœur, comme celle d’Irving et Burt ou la réminiscence amoureuse de Dylan, elles semblent aussi jouer les bouche-trous en certaines occasions. Jamais simple d'abattre la carte des sentiments, de faire vibrer la corde de l'amour pour insuffler un esprit de rébellion. La sensation que "tout pourrait avancer plus vite" revient souvent. À chaque évocation du processus de réintégration (fusion des deux individus), on se surprend à penser : "oui, bon, et ensuite ?". Car même après le grand final choquant, la plupart de ces pistes restent en suspens. Irving s’enfuit en train, Dylan démissionne (enfin, il essaie), Huang disparaît, et la Lumon semble attendre patiemment que Mark termine son mystérieux projet Cold Harbor avant de passer à la phase suivante. Qu’est-ce que Cold Harbor ? La réponse pourrait fera trembler les murs de l’open space et propose une vie violée (dans tous les sens du terme, on le comprend), foulée aux pieds, brisée et démultipliée. Et c’est là que la série retrouve un souffle. Dans l’avant-dernier épisode, remarquable, Mark découvre l’existence d’expériences sordides : des dizaines de clones mentaux de Gemma, isolés dans des pièces, figés dans une boucle identitaire infernale. Miss Cobel, soudain humanisée, le pousse à retourner se jeter dans la gueule du loup pour tenter de l’en libérer. Mission impossible, évidemment, mais au moins promesse d’un enjeu enfin précisé. Alors non, Severance ne se réinvente pas. Mais elle continue d’explorer, avec une minutie parfois frustrante mais souvent fascinante, les rouages de l’aliénation moderne. Le problème n’est pas tant ce que la série raconte — c’est ce qu’on attend d’elle. Et si l’on veut des rebondissements toutes les dix minutes, mieux vaut aller frapper à la porte d’une série moins ambitieuse. Ici, le temps s'étire, les couloirs sont vides, et la vérité, comme toujours chez Lumon, se cache derrière une porte fermée à double tour. De quoi encourager ou justifier l'explosion des arrêts maladie, et la croissance exponentielle des jours de carence votée par ceux qui du travail en savent le moins. Severance, la fiction qui met en abime l'inanité et la cruauté de notre monde professionnel réel. 




dimanche 27 juillet 2025

SUPERMAN Vs FANTASTIC FOUR ROUND 1 : LE SUPERMAN DE JAMES GUNN

 Alors, Superman ou Fantastic Four ?

On commence aujourd'hui par le film de Warner / DC.

Avec son Superman tant attendu, James Gunn ne signe peut-être pas un film destiné marquer à jamais le cinéma de son empreinte… mais il livre assurément un excellent film de super-héros. Un de ceux qui réussissent à conjuguer spectacle familial, réflexion humaniste et passion/connaissance pour son médium d’origine. Le pari était risqué : relancer l’univers de la Distinguée Concurrence après les échecs et les errements du DCU précédent. Mais Gunn, en vieux briscard du genre, semble avoir compris l’essentiel : Superman ne se résume pas à une cape rouge et une mâchoire carrée en béton armé. Il est, d’abord, un symbole de bonté désarmante, d’humanité sans filtre, d’espoir candide dans un monde qui s’en méfie. Subversif, non ? Dès les premières scènes, Gunn coupe court aux poncifs et nous évite la litanie des origines : pas de chute de Krypton, pas de révélation larmoyante des pouvoirs, pas même le sempiternel malentendu avec Lois Lane, qui se laisser berner par une simple paire de lunettes : ici, elle est déjà en couple avec Clark depuis trois mois et sait tout la double identité de son fiancé à l'épreuve des balles. Superman existe déjà, reconnu des foules, actif depuis plusieurs années, dans un monde où les méta-humains font partie de l’histoire depuis trois siècles. C’est un univers inédit qui n'a pas l'ambition d'être trop réaliste, inspiré par les pages bariolées des comics plutôt par les manuels de stratégie militaire. Tant mieux, car on n'en pouvait plus de la sinistrose ambiante, de l'envie de tout rendre tendu, contemporain, martial, iconique. Un peu de sain divertissement, de temps en temps, personne n'est contre. Loin du dieu tourmenté incarné jadis par Henry Cavill, le Superman de David Corenswet est sans doute le plus vulnérable à ce jour. Il saigne, vacille, doute, tombe, mais se relève. Dans le privé, il est même susceptible de se prendre le chou avec sa fiancée pour des questions déontologiques ou d'idéaux. Il n’a pas non plus besoin de lunettes pour jouer les humains : il l’est profondément, jusque dans ses maladresses, ses hésitations, et une politesse old school qui ferait rougir Captain America. Gunn le montre généreux, parfois naïf, mais jamais ridicule. Une figure de l'héroïsme d'autrefois, devenue presque incongrue à force d’être sincère, qui mord la poussière et s'en remet à un super chien (Krypto) quand les événements l'y poussent. Face à lui, un Lex Luthor glaçant, campé par Nicholas Hoult, mi-Elon Musk mi-sociopathe visionnaire, obsédé par le pouvoir technologique et la domination symbolique. Certes, le personnage manque clairement d’épaisseur et de subtilité, mais sa dangerosité réside justement dans cette simplicité brutale : il incarne les travers d’un monde obsédé par le rendement, l’influence et l’immortalité digitale. Son armada de singes-bots occupés à troller Superman sur les réseaux sociaux est une des fulgurances les plus drôles et mieux senties de toute l'histoire des cinécomics. Rien que pour ce genre de moment, on l'aime, James Gunn.



La réussite du film repose aussi sur son casting presque impeccable. Rachel Brosnahan donne à Lois Lane un mélange d’aplomb, d’ironie et de détermination qui en fait une co-protagoniste à part entière, sans avoir besoin de la sexualiser à outrance. Les personnages secondaires, de Jimmy Olsen à Guy Gardner en passant par Mr. Terrific ou Hawkgirl, existent chacun à leur manière, sans jamais faire tapisserie. Et sans qu'il soit nécessaire de revisiter leurs costumes improbables des comics, sans parler de l'odieuse coupe au bol du Green Lantern, nec plus ultra de l'audace capillaire. Même les scènes d’action, un peu trop nombreuses en fait, sont convaincantes et nous font trembler pour un héros qui à priori à toutes les cartes en règle pour s'en sortir sans gros ennuis. Ce Superman ne se contente pas de tordre le cou aux habitudes : il revendique un héritage, celui du Superman de Richard Donner, dont il utilise ouvertement le thème musical, tout en injectant çà et là des clins d’œil à All-Star Superman, aux Super Friends, ou à d'autres versions plus loufoques du passé. Gunn connaît la matière, et surtout, il en devine le potentiel. Il sait que Superman, depuis ses origines, est un personnage politique, un immigré surpuissant dont l’histoire parle d’exil, d’acceptation, et de bien commun. Pas besoin de discours appuyés : le film le rappelle avec tact, humour et une forme de tendresse un peu désuète mais assumée. De quoi donner des sueurs froides aux super trous du cul qui parlent de long métrage super woke. Cet instant jouissif et pathétique où vous réalisez que malgré des décennies d'aventures et une ribambelle de films, ces rachitiques du bulbe n'ont toujours pas saisi qui est Superman. Alors oui, tout n’est pas parfait. La bande-son, sans éclat. Quelques longueurs en milieu de parcours. Un monde en construction qui peine parfois à trouver son équilibre entre exposition et narration. Mais ces défauts, loin d’handicaper le film, lui donnent un certain charme artisanal (c'est drôle quand on connait le budget), une sincérité qui contraste agréablement avec le cynisme ambiant du genre. Avec Superman, James Gunn lance son DC Universe sur des bases solides : pas de révolution esthétique, pas de complexité tordue à la Nolan, pas de testostérone monochrome à la Snyder. Juste un film qui croit encore en quelque chose, qui croit aussi que le super-héroïsme dans les salles obscures peut avoir des lendemains qui chantent encore. C’est peut-être ça, aujourd’hui, être original, ou punk rock, comme le dit Lois à un certain point. Ramer contre le courant pour se rapprocher de la source, accepter l'idée que ce n'est pas l'exotisme de la destination qui compte, mais là où on veut aller vraiment, et pourquoi. Gunn a coché presque toutes les cases, sans avoir peur de la dérision, du grand guignol, du ridicule. Il a fait un film qui ressemble fort à ce qu'il aime trouver dans un comic book, et par là-même, il a peut-être bien ressuscité tout un genre moribond et lui a offert un semblant de début de nouvelle légitimité. Super fort, non ?



dimanche 20 juillet 2025

VIPÈRE AU POING (de Hervé Bazin)

 Vipère au poing, c’est l’histoire d’une haine familiale, d’une vengeance patiemment mijotée et largement méritée. Folcoche – surnom inoubliable de la mère – autrement dit à demi folle, à demi cochonne, (selon le respectueux langage imagé de ses fils), incarne une marâtre sadique et inflexible. Elle est la mère du jeune Jean Rezeau, alias Brasse-Bouillon, héros narrateur de cette tragédie domestique. La famille a des origines nobles, certes, mais les jours heureux et brillants appartiennent clairement au passé. Le présent, lui, est surtout fait de petites économies mesquines et d’un déclassement silencieux, dans une France des années 1920 en pleine mutation. Mutation qui, bien entendu, n’arrive que très lentement dans la campagne angevine, où se déroule l’action. Jean n’est pas seul dans cette guerre larvée : il a un frère aîné et un frère cadet. Ce dernier alterne sans cesse entre le rôle de petit délateur zélé et celui de conspirateur hésitant. Le père ? Une chiffe molle, un ectoplasme en veston, incapable d’imposer la moindre autorité. Il préfère détourner les yeux quand sa femme se déchaîne sur leurs enfants, qu’elle méprise, qu’elle brime, qu’elle écrase à la moindre occasion. L’amour maternel existe bel et bien, paraît-il… mais il n’est pas systématique. Et son absence cruelle est ici le moteur d’un règlement de comptes à la fois dramatique et souvent cocasse. Fuir, s’affranchir du joug de cette marâtre qui frappe, condamne et avilit : tel est le défi. Le temps devient un allié précieux. Les années passent, les enfants grandissent et, petit à petit, ils prennent suffisamment de poids – au sens propre comme au figuré – pour couper le cordon ombilical… à coups de serpe. Le roman d’Hervé Bazin est un classique. Et quelle langue ! Je me surprends, en le relisant, à constater qu’il figurait parmi les lectures imposées au collège, en classe de 5e, dans les années 1980. Une remarque qui explique bien des choses… y compris, peut-être, pourquoi certains lycéens aujourd’hui peinent à déchiffrer Harry Potter en terminale. La littérature, c’est comme un marathon : on ne prend pas le départ sans un minimum d’entraînement à l’endurance.

Publié en 1948, Vipère au poing est en réalité un autoportrait acide, une autofiction avant l’heure, dans laquelle Bazin règle ses comptes avec sa propre mère. Ce qui frappe, au-delà de l’inventivité rageuse du style, c’est la précision chirurgicale avec laquelle il dissèque les hypocrisies bourgeoises, les faiblesses masculines, et l’autoritarisme féminin dès qu’il vire au sadisme. C’est un roman de guerre – guerre d’usure, guerre froide domestique, guerre à peine larvée. Sous les coups de fouet, sous les injures, dans les silences empoisonnés du manoir de La Belle-Angerie, quelque chose résiste. Une vitalité, une volonté de vivre, une voix. Celle de Brasse-Bouillon, bien sûr, qui grandira pour devenir écrivain, sans jamais concéder le pardon. On rit souvent jaune, mais on rit quand même. Et on comprend, à travers cette enfance volée d’un gamin livré à Folcoche, que l’écriture peut être une revanche, un exutoire, une manière de reprendre le pouvoir. Les têtes peuvent ployer un temps, mais la colère sourde gronde encore, et toujours. Conclusion à appliquer au tissu social contemporain, pour une rentrée endiablée, souhaitons-le. Vipère au poing, s'il le faut. 



mardi 15 juillet 2025

L'ACCIDENT DE PIANO (De Quentin Dupieux)

 On avait presque eu l’impression, en regardant les derniers films de Quentin Dupieux, qu’une certaine forme de normalisation était en cours. Que l’humour absurde du réalisateur tentait une percée vers le grand public, en cherchant à devenir un brin plus consensuel, tout en continuant, bien évidemment, à creuser une veine très personnelle. Et puis est arrivé L’Accident de piano, à déconseiller formellement à tous ceux qui sont allergiques au cinéma de Monsieur Oizo.

Il y est question de Magali, influenceuse absolument détestable (Adèle Exarchopoulos, méconnaissable), qui, depuis l’adolescence, a pris l’habitude de poster des vidéos sur les réseaux sociaux dans lesquelles elle se met en scène… tout en se mettant en danger. Il faut dire qu’elle possède une particularité assez extraordinaire : elle est incapable de ressentir la moindre douleur physique. Chaque apparition devient donc le prétexte à des expériences aussi loufoques que potentiellement tragiques : machine à laver qui lui tombe sur les jambes, lame enfoncée volontairement dans le corps… Ne cherchez pas à comprendre ni pourquoi ni comment. Elle guérit très vite, et elle est toujours là, des années plus tard, à empocher des sommes faramineuses pour alimenter ses abonnés avec ce genre de débilités, tout en maltraitant son agent (un Jérôme Commandeur transformé en simple larbin) contraint de satisfaire le moindre de ses caprices et de subir ses insultes humiliantes. Oui, mais voilà : le jour où une journaliste (Sandrine Kiberlain, on ne peut pas gagner à tous les coups) commence à exercer sur elle un petit chantage afin d’obtenir une interview (son frère était présent lors de la dernière vidéo, tragique, que l’influenceuse a tournée, et dont je ne peux évidemment pas vous révéler les détails sans divulgâcher l’intrigue, comme on dit de nos jours. Cela dit, le titre est éloquent);toute cette histoire part joyeusement en vrille. D’abord parce que le film/l'entretien fictif tente de cerner les motivations, et donc les failles, qui peuvent pousser cette "vidéaste" à se comporter ainsi. Bien entendu, c’est vu à travers le prisme de Dupieux : inutile d’attendre une introspection psychologique vertigineuse. Ce sera plutôt une critique au vitriol de notre fascination morbide pour les performances les plus grotesques. Dupieux se moque de cette addiction à l’argent, à l’image, à cette obsession de l’instant de gloire pour lequel on est prêt à vendre son âme,  pourvu que cela génère du clic et fasse grimper le compte en banque. N’est-ce pas là, finalement, le rêve d’une bonne partie des nouvelles générations ? On rit donc beaucoup moins que d’habitude dans L’Accident de piano. La farce est atroce. Il faut attendre la dernière partie du film, lorsque le récit bascule dans un règlement de comptes grand-guignolesque, pour que les amarres soient enfin lâchées et que le spectateur puisse s’abandonner à un gros éclat cathartique. Qui fonctionne, il faut l’avouer, assez bien. Le film est loin d’être le plus accompli du cinéaste, mais il mérite toutefois d’être vu. Comme toujours, il est bref, concis, dérangeant. Il gratte, pique, et provoque une véritable sensation d’inconfort, tout en offrant de solides raisons d'être apprécié. Le cinéma de Dupieux — à l'image ici d'une Adèle Exarchopoulos impeccable en nombriliste repoussante et infecte — ne cherche pas à séduire. Il est capable d’éliminer le moindre artifice et de se montrer sous son jour le plus sordide, le plus hideux. Mais quand c’est fait avec talent et maîtrise, ce qui ressemblerait chez d’autres à un suicide formel devient juste une preuve d’audace de plus.



lundi 14 juillet 2025

FRANÇOIS COCHET : LA GRANDE GUERRE

 La guerre, en substance, ce sont toujours ceux qui ne la font pas (vraiment) qui en parlent le plus. Ou, pour être exact, plus vous êtes éloigné du front, plus vous êtes susceptible d’être animé par un élan belliciste que rien ne semble devoir réprimer. Les soldats en première ligne, eux, ne sont que de la chair à canon : de jeunes hommes enrôlés dans un conflit qui les dépasse, face à un ennemi désigné, lequel, la plupart du temps, se trouve dans la même situation. Destruction mutuelle à la fleur de l’âge, pour complaire à la folie de dirigeants qui s’affairent comme des poulets sans tête autour de cartes d’état-major, à imaginer le scénario du pire : assauts insensés, percées mortifères… Voilà le véritable visage de la guerre. Voilà son leitmotiv, inchangé depuis des décennies. Des siècles.

Et il conviendrait de le rappeler à certains sinistres individus, comme notre Empereur Macron Ier, qui ne rêve que d’entrer dans les manuels d’histoire en tant que grand artisan de la paix — après avoir triomphé dans une nouvelle boucherie insensée, dont il doit probablement rêver la nuit. Alors, à lui, et à sa cohorte — est-elle encore vraiment si nombreuse ? — d’admirateurs, nous recommandons la lecture de ce livre de François Cochet : La Grande Guerre. Un petit pavé, certes, mais d’une richesse remarquable, qui retrace avec précision le déroulement du conflit de 1914-1918. Cochet y interroge aussi bien les origines de ce déchaînement de violence que la chronologie des faits, les « hyper batailles », et les effets de la guerre sur les populations, dans toute leur diversité sociale. C’est une mine d’informations, parfois un peu aride pour qui n’est pas sensible au sujet, mais ô combien passionnante et éclairante pour quiconque souhaite approfondir un tant soit peu. C’est aussi, surtout, le récit de la première guerre post-révolution industrielle, celle où les morts se comptent par dizaines de milliers, où les armes ont progressé de manière spectaculaire, au point de rendre possible — et même désirable, pour certains — une destruction massive et aveugle. Guerre de tranchées, guerre de position, guerre mondiale, avec des points chauds et des champs de bataille aux quatre coins du globe, où la jeunesse internationale est sacrifiée sur l’autel de la folie humaine. C’est glaçant. C’est bien écrit. C’est terriblement d’actualité. Et peut-être que ce genre d’ouvrage pourrait aussi contribuer à empêcher de futurs carnages, si les peuples du monde entier prenaient conscience que la soif de sang de leurs dirigeants peut être jugulée de la manière la plus simple qui soit : en leur bottant les fesses, et en les invitant à disparaître du débat public une bonne fois pour toutes. Dehors, les fanatiques, du balai les généraux d'opérette. La Première Guerre mondiale, c’est en réalité ce moment de l’Histoire où il n’y a dorénavant plus vraiment de vainqueur ni de vaincu, mais où chacun a forcément quelque chose à perdre : son humanité, son avenir. Pour rien, pour si peu.



vendredi 11 juillet 2025

SEVERANCE (SAISON 1) : DOUBLE JE AU TRAVAIL

 Et si le seul moyen de concilier vie privée et vie professionnelle consistait à vous scinder en deux ? Littéralement. Dans Severance, série souvent contemplative et hautement stylisée diffusée sur Apple TV+, le salut passe par une neurochirurgie invasive : un implant cérébral qui sépare vos souvenirs de bureau de ceux de votre quotidien. Résultat ? Deux versions de vous-même cohabitent dans le même corps sans jamais se croiser : le premier est condamné à une boucle infernale de journées de travail absurdes, mais le second, libre mais totalement inconscient de ce qui se trame entre les murs aseptisés de Lumon Industries, est épargné par les boucles Whatsapp et les coups de fil intempestifs des collègues en dépression. En théorie.

Bienvenue dans le corporate horror, sous-genre mi-futuriste mi-kafkaïen où l’entreprise devient une prison aseptisée et silencieuse, parcourue de couloirs infinis, et peuplée de personnages flippants comme Patricia Arquette en directrice fanatique. Mais Severance ne se limite pas à son concept dystopique : la série y greffe des thématiques métaphysiques sur le libre arbitre, l’identité, la mémoire et l’aliénation. Elle prend le temps de construire une tension rampante, presque clinique, avant de s’emballer dans un final étouffant, où les révélations s'entrechoquent comme les verres à la cantine, un soir de pot de départ. Portée par un casting au diapason — Adam Scott, tout en fêlure contenue ; Britt Lower, en héroïne révoltée ; John Turturro et Christopher Walken, bouleversants et patauds dans une parenthèse romantique inattendue — Severance dessine un monde glacial où l’empathie tente malgré tout de percer. Car au-delà des néons blafards et du lexique managérial insensé, il reste des êtres humains qui aspirent à se (re)connecter. Le style de la série évoque autant The Office sous tranquillisants que Black Mirror sous Prozac, avec un soin extrême porté à la direction artistique : la Lumon est un purgatoire blanc immaculé, où chaque bureau ressemble à une cellule, et chaque pause, à un privilège négocié. À l’extérieur, l’univers n’est guère plus accueillant, parasité par le deuil et le vide existentiel. Mais c’est justement dans cette fracture que Severance excelle : elle ne propose pas de solution, elle enfonce le scalpel dans la plaie. Créée par Dan Erickson, mise en scène avec une rigueur quasi militaire par Ben Stiller, la série évite le piège du gadget high-tech pour offrir une parabole puissante sur le monde du travail, la soumission volontaire, et les mécanismes d’un capitalisme devenu culte. Chaque détail du récit — du manuel de l'entreprise à la salle où les employés fautifs doivent gagner le pardon — participe d’un puzzle que le spectateur reconstitue avec angoisse. Et s’il ne comprend pas tout, tant mieux : ici, comme au bureau, le mystère fait partie de la fiche de poste. Trime et ne pose pas de question. Je vous assure, c'est très contemporain. Cynique, brillante, pathétiquement drôle, Severance est peut-être la meilleure série Apple à ce jour (et tant pis pour Fondation, qui échoue tout de même loin de l'œuvre d'Asimov). Avec un cliffhanger final, aussi brutal qu’élégant, qui achève de nous convaincre qu’on n’est pas prêts de quitter Lumon. Même si, franchement, on aimerait bien démissionner. Au fait, je n'ai pas accepté la rupture conventionnelle de contrat que l'éducation nationale me proposait. En voilà un ministère, qui n'a rien a envier à Lumon !



jeudi 19 juin 2025

ADOLESCENCE : RÉSEAUX ASOCIAUX ET ADOS SOUS INFLUENCE

 Je vous vois venir avec vos gros sabots. Par quelle autorité pourrais-je parler des adolescents, sachant que je n'ai pas d'enfant et n'ai jamais dû me confronter au plaisir des poussées hormonales juvéniles à la maison ? Rassurez-vous, devoir en gérer trois dizaines par heure, cuits dans leur jus post cours d'EPS, de seize à dix-sept le vendredi après-midi, ça forme et instruit son bonhomme pour la vie. Vie de prof, vie de merde ? Du coup, Adolescence : derrière cette mini-série au titre presque anodin – mais ô combien trompeur – se cache une œuvre tendue comme un string, qui mêle drame familial, critique sociale et plongée vertigineuse dans les abysses du cyberespace, là où grandissent (et parfois explosent) les nouvelles pathologies adolescentes. Pendant que les parents pensent (à tort) avoir la paix pour faire peu ou prou… la même chose.

Imaginée par Jack Thorne (Skins, Enola Holmes) et Stephen Graham (également acteur dans la série), produite par la société de Brad Pitt (oui, oui, un malin le Brad), Adolescence ne se contente pas de raconter une histoire : elle l’injecte en intraveineuse directe. La caméra de Philip Barantini nous traîne dans un plan-séquence ininterrompu pendant plus de 40 minutes à chaque épisode, sans respiration, sans échappatoire. Ce n’est plus une série, c’est un marathon émotionnel filmé à la Steadicam, du théâtre social et d'une justesse assez bluffante. Tout commence à l’aube, dans une banlieue anglaise ordinaire, quand la police débarque chez les Miller et embarque leur fils Jamie (le jeune acteur est parfait), 13 ans à peine, accusé de meurtre. La famille est comme foudroyée et tente de comprendre l’incompréhensible. Le spectateur, lui, est plongé dans une enquête étouffante, qui va et vient entre commissariat, interrogatoires, cellule familiale en ruine et un déni assez ridicule et stérile, qu'on sait devoir voler en éclats à la première preuve venue (treize ans et tu ignores l'existence des caméras de surveillance, fiston ?). Les épisodes épousent différents points de vue – les policiers, Jamie lui-même, la psychologue, les parents – pour mieux recomposer les pièces du puzzle et étudier tous les effets du drame. Mais ce qui fait la vraie force d’Adolescence, c’est son fond. Derrière l’affaire judiciaire se cache aussi une dissection chirurgicale d’un phénomène qu’on préférerait ignorer : la culture incel. Des “célibataires malgré eux” qui se regroupent en ligne pour haïr les femmes et glorifier un modèle de virilité toxique et mythifié, convaincus (ont-ils vraiment tort ?) que 80 % des femmes ne s’intéressent qu’aux 20 % des hommes les plus séduisants. Une théorie aussi creuse qu’une vidéo de Monsieur Pof pour qui voudrait apprendre le bon français, mais qui, pour un ado isolé et en quête de sens, peut devenir un dogme destructeur. La série ne s’arrête pas là : elle explore la “manosphère”, cet écosystème numérique peuplé de blogs, forums et gourous testostéronés, où l’on enseigne que le féminisme est une oppression et que prendre “la pilule rouge” (Matrix, encore et toujours) revient à ouvrir les yeux sur un monde soi-disant contrôlé par les femmes. Il y a là un croisement consternant entre les théories du complot, la haine en ligne et la bêtise crue, et Adolescence s’y attaque sans pathos mais avec une rigueur glaçante. Ce qui est encore plus glaçant, c’est la justesse avec laquelle la série capte le décalage entre les générations. Les parents – brillamment interprétés par Graham et Christine Tremarco – assistent, impuissants, à la révélation brutale d’un fils qu’ils ne connaissaient pas vraiment. Les réseaux sociaux, le langage codé des ados, les silences lourds, les écrans omniprésents : tout cela forme une barrière invisible que même les meilleures intentions parentales ne suffisent pas à franchir. Ils le croyaient bien à l'abri, derrière la porte, en train de mater (au pire) du porno gratuit, ils n'avaient rien compris. Bon point pour l'ensemble, Adolescence n’est jamais (trop) moralisatrice. C’est une série qui questionne plus qu’elle n’explique, qui montre sans trancher, et qui, dans un monde saturé d’images, choisit la fluidité d’un plan-séquence pour nous forcer à rester dans l’instant, à observer, à écouter, comme si nous étions là et concernés au premier chef. Un choix formel qui est aussi éthique. En gros, Adolescence est un électrochoc utile. Pour les parents fatigués qui pensent que leur ado ne court aucun risque parce qu'il est en train de jouer en ligne avec Kevin et Timéo (pas aux échecs, hein, plutôt ce genre de jeux avec une kalashnikov où il est question de descendre tout un village). Pour les ados qui ne comprennent pas toujours que la vie réelle commence dès lors qu'ils éteignent cette engeance de portable (le jour où éclatera la troisième guerre mondiale et que les câbles de la fibre seront tranchés, les ados risquent de saturer les urgences aux hôpitaux, comme leurs aînés grabataires durant l'ère du covid). Et pour tous ceux qui croient encore que ce qui se passe sur Instagram ou Tik-Tok reste sur Instagram ou Tik-Tok. C'est valable également pour Facebook, pensons aux boomers et aux darons. Une série perturbante, à voir sans hésitation. Mais avec les nerfs solides. Un bon débat familial peut servir de débriefing, et sachez que personne ne vous en voudra s'il vous vient l'irrésistible pulsion de craquer le code du portable de votre rejeton pour y jeter un œil inquisiteur. Et si Dieu avait inventé les ados pour punir les parents ?