C’est le mensuel culturel (? point d’interrogation de rigueur) Les Inrockuptibles qui a mis le doigt sur le problème — tout en appuyant avec sa condescendance habituelle, insistance qui finit par virer systématiquement à la caricature. Il paraîtrait donc que la saison 2 de Severance "peine à se réinventer".
Ce qui me fait sourire dans cette histoire, c’est cette idée absurde qu’une série, après seulement une saison et neuf épisodes, devrait déjà songer à "se réinventer". Le véritable enjeu ici, c’est de prolonger intelligemment ce qui a été amorcé, pas de complaire aux grands penseurs germanopratins. Oublions les révolutions, oublions les réinventions : Severance, saison 2, continue d'explorer une idée forte, celle d’un monde où la vie professionnelle et la vie personnelle sont littéralement deux univers distincts, où opèrent deux individus distincts. Mark Scout et ses collègues ont désormais eu un aperçu de ce qui se passe quand ils sont vraiment eux-mêmes, non pas ces marionnettes soumises à la volonté absurde d’une entreprise qui les méprise. Les révélations ne sont plus seulement d’ordre intime : elles touchent aussi aux manigances opaques de Lumon, ce conglomérat dystopique qui semble cacher des projets toujours plus sinistres. À commencer par la captivité secrète de Gemma, la femme de Mark, que tout le monde croit morte dans un banal accident de voiture. La recherche de la vérité devient donc le premier fil rouge de cette deuxième saison, où l’on parle beaucoup de licenciements, de réintégrations, de disparitions, de personnages invités à prendre la porte mais qui rentrent par la fenêtre. Les excursions hors des bureaux, rares et toujours inconfortables, apportent de l'air mais aussi du malaise : stage de survie en pleine nature, gîte en montagne, dîner chez Burt… autant de tentatives pour reconnecter les innies à un réel qu’ils ne comprennent plus. Pour autant, difficile de ne pas constater quelques hésitations physiologiques. Après le final insurrectionnel de la première saison, cette suite peine à maintenir le même niveau de tension narrative. La progression des informations est bien plus lente, plus dispersée, et parfois sacrifiée au profit de saynètes baroques, voire anecdotiques. L’épisode centré sur les chèvres et une ferme expérimentale illustre à merveille cette impression de remplissage. D'autres détours nous titillent sans forcément convaincre, comme la parenthèse de Miss Cobel, épisode huit, qui transforme l’ex-patronne sadique en source potentielle de salut (quoique son rôle et ses motivations restent confus). Et si certaines intrigues secondaires touchent au cœur, comme celle d’Irving et Burt ou la réminiscence amoureuse de Dylan, elles semblent aussi jouer les bouche-trous en certaines occasions. Jamais simple d'abattre la carte des sentiments, de faire vibrer la corde de l'amour pour insuffler un esprit de rébellion. La sensation que "tout pourrait avancer plus vite" revient souvent. À chaque évocation du processus de réintégration (fusion des deux individus), on se surprend à penser : "oui, bon, et ensuite ?". Car même après le grand final choquant, la plupart de ces pistes restent en suspens. Irving s’enfuit en train, Dylan démissionne (enfin, il essaie), Huang disparaît, et la Lumon semble attendre patiemment que Mark termine son mystérieux projet Cold Harbor avant de passer à la phase suivante. Qu’est-ce que Cold Harbor ? La réponse pourrait fera trembler les murs de l’open space et propose une vie violée (dans tous les sens du terme, on le comprend), foulée aux pieds, brisée et démultipliée. Et c’est là que la série retrouve un souffle. Dans l’avant-dernier épisode, remarquable, Mark découvre l’existence d’expériences sordides : des dizaines de clones mentaux de Gemma, isolés dans des pièces, figés dans une boucle identitaire infernale. Miss Cobel, soudain humanisée, le pousse à retourner se jeter dans la gueule du loup pour tenter de l’en libérer. Mission impossible, évidemment, mais au moins promesse d’un enjeu enfin précisé. Alors non, Severance ne se réinvente pas. Mais elle continue d’explorer, avec une minutie parfois frustrante mais souvent fascinante, les rouages de l’aliénation moderne. Le problème n’est pas tant ce que la série raconte — c’est ce qu’on attend d’elle. Et si l’on veut des rebondissements toutes les dix minutes, mieux vaut aller frapper à la porte d’une série moins ambitieuse. Ici, le temps s'étire, les couloirs sont vides, et la vérité, comme toujours chez Lumon, se cache derrière une porte fermée à double tour. De quoi encourager ou justifier l'explosion des arrêts maladie, et la croissance exponentielle des jours de carence votée par ceux qui du travail en savent le moins. Severance, la fiction qui met en abime l'inanité et la cruauté de notre monde professionnel réel.
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