On avait presque eu l’impression, en regardant les derniers films de Quentin Dupieux, qu’une certaine forme de normalisation était en cours. Que l’humour absurde du réalisateur tentait une percée vers le grand public, en cherchant à devenir un brin plus consensuel, tout en continuant, bien évidemment, à creuser une veine très personnelle. Et puis est arrivé L’Accident de piano, à déconseiller formellement à tous ceux qui sont allergiques au cinéma de Monsieur Oizo.
Il y est question de Magali, influenceuse absolument détestable (Adèle Exarchopoulos, méconnaissable), qui, depuis l’adolescence, a pris l’habitude de poster des vidéos sur les réseaux sociaux dans lesquelles elle se met en scène… tout en se mettant en danger. Il faut dire qu’elle possède une particularité assez extraordinaire : elle est incapable de ressentir la moindre douleur physique. Chaque apparition devient donc le prétexte à des expériences aussi loufoques que potentiellement tragiques : machine à laver qui lui tombe sur les jambes, lame enfoncée volontairement dans le corps… Ne cherchez pas à comprendre ni pourquoi ni comment. Elle guérit très vite, et elle est toujours là, des années plus tard, à empocher des sommes faramineuses pour alimenter ses abonnés avec ce genre de débilités, tout en maltraitant son agent (un Jérôme Commandeur transformé en simple larbin) contraint de satisfaire le moindre de ses caprices et de subir ses insultes humiliantes. Oui, mais voilà : le jour où une journaliste (Sandrine Kiberlain, on ne peut pas gagner à tous les coups) commence à exercer sur elle un petit chantage afin d’obtenir une interview (son frère était présent lors de la dernière vidéo, tragique, que l’influenceuse a tournée, et dont je ne peux évidemment pas vous révéler les détails sans divulgâcher l’intrigue, comme on dit de nos jours. Cela dit, le titre est éloquent);toute cette histoire part joyeusement en vrille. D’abord parce que le film/l'entretien fictif tente de cerner les motivations, et donc les failles, qui peuvent pousser cette "vidéaste" à se comporter ainsi. Bien entendu, c’est vu à travers le prisme de Dupieux : inutile d’attendre une introspection psychologique vertigineuse. Ce sera plutôt une critique au vitriol de notre fascination morbide pour les performances les plus grotesques. Dupieux se moque de cette addiction à l’argent, à l’image, à cette obsession de l’instant de gloire pour lequel on est prêt à vendre son âme, pourvu que cela génère du clic et fasse grimper le compte en banque. N’est-ce pas là, finalement, le rêve d’une bonne partie des nouvelles générations ? On rit donc beaucoup moins que d’habitude dans L’Accident de piano. La farce est atroce. Il faut attendre la dernière partie du film, lorsque le récit bascule dans un règlement de comptes grand-guignolesque, pour que les amarres soient enfin lâchées et que le spectateur puisse s’abandonner à un gros éclat cathartique. Qui fonctionne, il faut l’avouer, assez bien. Le film est loin d’être le plus accompli du cinéaste, mais il mérite toutefois d’être vu. Comme toujours, il est bref, concis, dérangeant. Il gratte, pique, et provoque une véritable sensation d’inconfort, tout en offrant de solides raisons d'être apprécié. Le cinéma de Dupieux — à l'image ici d'une Adèle Exarchopoulos impeccable en nombriliste repoussante et infecte — ne cherche pas à séduire. Il est capable d’éliminer le moindre artifice et de se montrer sous son jour le plus sordide, le plus hideux. Mais quand c’est fait avec talent et maîtrise, ce qui ressemblerait chez d’autres à un suicide formel devient juste une preuve d’audace de plus.
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