Et si le seul moyen de concilier vie privée et vie professionnelle consistait à vous scinder en deux ? Littéralement. Dans Severance, série souvent contemplative et hautement stylisée diffusée sur Apple TV+, le salut passe par une neurochirurgie invasive : un implant cérébral qui sépare vos souvenirs de bureau de ceux de votre quotidien. Résultat ? Deux versions de vous-même cohabitent dans le même corps sans jamais se croiser : le premier est condamné à une boucle infernale de journées de travail absurdes, mais le second, libre mais totalement inconscient de ce qui se trame entre les murs aseptisés de Lumon Industries, est épargné par les boucles Whatsapp et les coups de fil intempestifs des collègues en dépression. En théorie.
Bienvenue dans le corporate horror, sous-genre mi-futuriste mi-kafkaïen où l’entreprise devient une prison aseptisée et silencieuse, parcourue de couloirs infinis, et peuplée de personnages flippants comme Patricia Arquette en directrice fanatique. Mais Severance ne se limite pas à son concept dystopique : la série y greffe des thématiques métaphysiques sur le libre arbitre, l’identité, la mémoire et l’aliénation. Elle prend le temps de construire une tension rampante, presque clinique, avant de s’emballer dans un final étouffant, où les révélations s'entrechoquent comme les verres à la cantine, un soir de pot de départ. Portée par un casting au diapason — Adam Scott, tout en fêlure contenue ; Britt Lower, en héroïne révoltée ; John Turturro et Christopher Walken, bouleversants et patauds dans une parenthèse romantique inattendue — Severance dessine un monde glacial où l’empathie tente malgré tout de percer. Car au-delà des néons blafards et du lexique managérial insensé, il reste des êtres humains qui aspirent à se (re)connecter. Le style de la série évoque autant The Office sous tranquillisants que Black Mirror sous Prozac, avec un soin extrême porté à la direction artistique : la Lumon est un purgatoire blanc immaculé, où chaque bureau ressemble à une cellule, et chaque pause, à un privilège négocié. À l’extérieur, l’univers n’est guère plus accueillant, parasité par le deuil et le vide existentiel. Mais c’est justement dans cette fracture que Severance excelle : elle ne propose pas de solution, elle enfonce le scalpel dans la plaie. Créée par Dan Erickson, mise en scène avec une rigueur quasi militaire par Ben Stiller, la série évite le piège du gadget high-tech pour offrir une parabole puissante sur le monde du travail, la soumission volontaire, et les mécanismes d’un capitalisme devenu culte. Chaque détail du récit — du manuel de l'entreprise à la salle où les employés fautifs doivent gagner le pardon — participe d’un puzzle que le spectateur reconstitue avec angoisse. Et s’il ne comprend pas tout, tant mieux : ici, comme au bureau, le mystère fait partie de la fiche de poste. Trime et ne pose pas de question. Je vous assure, c'est très contemporain. Cynique, brillante, pathétiquement drôle, Severance est peut-être la meilleure série Apple à ce jour (et tant pis pour Fondation, qui échoue tout de même loin de l'œuvre d'Asimov). Avec un cliffhanger final, aussi brutal qu’élégant, qui achève de nous convaincre qu’on n’est pas prêts de quitter Lumon. Même si, franchement, on aimerait bien démissionner. Au fait, je n'ai pas accepté la rupture conventionnelle de contrat que l'éducation nationale me proposait. En voilà un ministère, qui n'a rien a envier à Lumon !
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