samedi 21 décembre 2024

DANS L'ESPRIT DE JULIEN SOREL (LE ROUGE, LE NOIR ET STENDHAL)

 Lorsqu'on discute avec quelqu’un qui n’a jamais vraiment lu Le Rouge et le Noir de Stendhal, ou qui a abandonné la lecture en cours de route, on remarque souvent qu’il résume l’œuvre à l’histoire d’amour interdite entre le jeune Julien Sorel et Madame de Rênal, une femme mariée à un petit bourgeois, parvenu anonyme et insignifiant. Certes, cette relation extra-conjugale est l’un des éléments centraux du roman, et sans doute l’une des plus iconiques de la littérature mondiale. Julien Sorel, ce héros romantique autant fascinant qu’antipathique, ne manque pas de diviser. Mérite-t-il pour autant des claques ? La question peut se poser au fil des pages. Derrière ses nobles intentions, il révèle surtout un caractère vaniteux, obsédé par lui-même. Convaincu d’être un être d’exception, il passe son temps à se morfondre ou exalter son égo, persuadé que sa droiture et sa probité font de lui la victime exemplaire d’un destin social injuste. On n'ose imaginer comment il userait des réseaux sociaux, à l'ère des redresseurs de torts virtuels. Certes, le parcours chaotique de Julien s’explique en partie par ses origines modestes. Issu d’une famille de charpentiers rudes et rustres, il doit faire face à des frères bien plus robustes que lui et à un père qui méprise ses ambitions intellectuelles, considérant le fiston trop fragile et sensible comme un rêveur inadapté. Pourtant, Julien a toujours aspiré à devenir "quelqu’un". Pour ce prototype du romantisme du début du XIXᵉ siècle, cela signifie bien plus que d’acquérir richesse ou confort : il rêve de gloire, d’exploits remarquables, et de défendre l’honneur de la patrie. Napoléon, figure tutélaire, hante son imaginaire. Il conserve même un portrait de son idole, dissimulé dans la paillasse de son lit, comme un secret intime et sacré. L'histoire ne nous dit pas si Julien s'est déjà touché en le révérant.  Faute de pouvoir briller sur les champs de bataille, Julien découvre vite qu’il est possible d’avancer dans l’échelle sociale par d’autres moyens. La religion, en particulier, devient une voie toute tracée. Dans une époque (le début du dix-neuvième) où la foi catholique structure la société, il comprend sur le terrain les rouages de l’hypocrisie religieuse et les opportunités qu’elle offre. Embrasser la carrière ecclésiastique, c’est, pour Julien, un moyen pragmatique de garantir son avenir, le gite et le couvert sans se soucier du lendemain. À l’instar de certains qui choisissent aujourd’hui la fonction publique pour sa sécurité (l'éducation nationale pour les vacances ?), Julien y voit une orientation stratégique plus qu’une vocation. D’un siècle à l’autre, les ambitieux trouvent toujours des chemins inattendus pour (se donner l'illusion de) gravir les échelons qui séparent le rien du pas grand chose.


Dès sa première apparition dans le roman, Julien est un personnage marqué par une dualité profonde, le jouet de pôles contraires. Un contraste saisissant s’impose entre sa fragilité physique et la fermeté inébranlable de son caractère. Julien, d’apparence frêle, affiche des traits délicats et doux qui évoquent ceux d’une jeune fille. Derrière l'éphèbe, nous trouvons un tempérament prompt à s'emporter, une singularité à fleur de peau, une ambition démesurée, portée par une nature passionnée, fière et colérique. Orgueilleux, doté d’une âme noble et d’une imagination fertile, Julien a au moins le mérite de savoir se soumettre aux exigences les plus folles et les plus audacieuses. Julien est, sans conteste, un être d’exception. Mais qui dès lors choisit de regarder son nombril, un peu trop souvent. D'où ce rapport très contrasté à l'amour. La timidité, l’innocence, l’inclination à la rêverie, se heurtent à une sorte de feu obscur qui brûle en lui, un orgueil maladif, une froideur calculatrice, un détachement méprisant et une terreur viscérale du mépris d’autrui. L'objets de ses attentions (qui sont par ailleurs des femmes détenant une forme de pouvoir, qui lui fait défaut) est aussi un moyen de prendre une revanche sur l'adversité sociale. Une promotion de classe qui exalte le sentiment amoureux, voire même qui en est le moteur. Julien serait donc un fieffé arriviste ? Il est en tous les cas symptomatique d'un passé où la capital intellectuel avait encore une mince chance de compenser la défaillance du capital économique, surtout si conforté par un capital physique et esthétique reconnu (sur les trois capitaux qui régissent les interactions sentimentales, et font de l'amour une transaction plus qu'un transport sentimental, je m'y attarderai un autre jour).



Un conflit intérieur incessant – une effroyable lutte entre le devoir et la timidité – fait de Julien un être à part, soumis à la tempête des passions et de l'ambition. L'intrigant malgré lui s’impose à travers une stricte discipline du devoir, qui ne fait que le rendre plus séduisant. Chaque fois que Julien se sent, à tort ou à raison, méprisé, son orgueil, mortellement blessé, réagit par un mépris encore plus grand envers autrui. Ces basculements d’un état d’âme à un autre provoquent chez ses interlocuteurs une inquiétude ou, à tout le moins, une profonde stupeur. De même, pour éviter l’humiliation ou le risque de paraître ridicule, Julien s’efforce de réprimer constamment ses passions et ses élans les plus spontanés. Son hypocrisie, loin d’être un trait de caractère inné, est plutôt le résultat d’une auto-imposition rigoureuse qui peut expliquer ses brusques accès de froideur et d’hostilité, souvent accompagnés d’une expression de dureté, voire de cruauté. Au début du roman, Julien ne maîtrise pas encore pleinement les mécanismes de cette hypocrisie, qu’il apprendra progressivement à manier avec plus de finesse au fil de son parcours initiatique, et donc de la rencontre fondamentale avec cette femme de trente ans (Madame de Rênal), dévote et mariée, qu'il fera sienne nonobstant une propension à la dissimulation, qui le mène fréquemment au ridicule, à des comportements tantôt extravagants et euphoriques, maladroits et gauches. Julien est dans l'impossibilité congénitale d'aborder avec détachement les situations auxquelles il est confronté. Ce défaut fait de son histoire une sorte de roman de formation avorté, il reste en effet prisonnier d’une tendance à la répression et ne parvient jamais à s’intégrer pleinement dans un cadre social ou à adopter les normes et usages qui y sont associés. Aujourd'hui, on nommerait cela le syndrome de l'imposteur, probablement.

La spontanéité de Julien est étouffée, systématiquement ; ce qui anéantit également tout espoir de bonheur dans son cœur. Cela se manifeste aussi bien dans sa relation avec Madame de Rênal que dans celle avec Mathilde, la fille du Marquis de la Mole. Cette seconde situation est subtilement différente : là où l’hypocrisie échoue auprès de Madame de Rênal, dont le comportement spontané rejette tout calcul, elle devient un outil stratégique et maîtrisé qui permet à Julien de reconquérir le cœur de l’altière demoiselle, riche héritière qui le méprise d'autant plus qu'elle comprend qu'il l'adore, qui finit par l'adorer quand elle se laisse convaincre, à tort, qu'il a décidé de la mépriser. Un parfait manuel de comment se comporter avec les femmes, pour éviter de finir dans les griffes acérées de leur emprise. Ainsi, l’hypocrisie n’est pas une caractéristique innée de Julien, qui reste un honnête jeune homme bien comme il faut, mais le moyen qu’il emploie pour réaliser ses "desseins insensés", des projets ambitieux qui exigent un contrôle incessant sur lui-même. Julien Sorel est cet étrange romantique qui contrairement à ses congénères de fiction les plus célèbres finit par avoir accès à la femme adulée, principalement parce que cette adulation est travaillée, construite, entretenue et alimentée, toujours soutenue par une ambition et une fierté indécrottables, qui lui permettent d'user de mensonges et de froids calculs. Autrement dit de se présenter à armes égales dans sa confrontation avec les femmes, de laquelle il sort invariablement terrassé et honteux, lorsqu'il ouvre son cœur avec la plus naïve des franchises. Julien Sorel, en 2024, a tout pour être détesté par les féministes. Il ne mérite peut-être pas de claques, mais à leurs yeux, le beau label fourre-tout de pervers narcissique qui s'ignore. Vous verrez, un de ces jours, mêmes les romans de Stendhal finiront à l'index…  



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