Le cinq juin 1988 est gravé dans l’histoire du cyclisme et de la météorologie de l'extrême. Pourtant, l’été est tout proche, le Vieux Continent se prépare aux Championnats d’Europe de football en Allemagne et le monde aux Jeux olympiques de Séoul, mais un autre événement tient pour le moment en haleine les amateurs de sport : un Giro d’Italia très ouvert, sans favori en mesure d'écraser la course. Le 5 juin, la 71e édition de la Course Rose connaît l’une des journées les plus épiques jamais vécues par des coureurs professionnels.
L’étape du jour est brève, 120 kilomètres seulement, pour relier Chiesa in Valmalenco à Bormio. Pourtant, elle promet un défi monumental : l’ascension du col du Gavia, qui culmine à 2621 mètres, véritable juge de paix de la compétition. En tête du classement général, l’italien Franco Chioccioli porte fièrement le maillot rose. Surnommé Coppino pour sa ressemblance avec le grand Fausto Coppi, le Toscan, leader depuis Selvino, ambitionne de défendre sa tunique jusqu’au dernier jour, même s'il sait qu'il va lui falloir beaucoup de chance et aller au bout de lui-même. Philippe Bouvet, alors journaliste pour L'équipe, se souvient que dès la veille de l'étape, l'ambiance n'est pas à la bronzette : "La pluie n'arrêtait pas de tomber et je me souviens du bruit du torrent qui enflait à côté de notre hôtel. On commençait à se demander si le Gavia allait être franchi". Du reste, dès l’aube les flocons enveloppent la montagne. Vincenzo Torriani, maître d’œuvre du Giro, est confronté à une décision cruciale : maintenir le parcours en l'état (voire annuler l'étape, carrément) ou épargner aux coureurs les rigueurs du Gavia, qui s'annoncent dantesques. Longtemps, il hésite. Les informations qui proviennent du col évoquent une tempête de neige accompagnée d’un froid glacial. Mais l’esprit du Giro prévaut : l’étape se déroulera sans modification. Une décision qui en 2024, à l'ère des abandons et des protestations dès le premier flocon, peut surprendre l'observateur. Ici, on parle de cyclisme d'antan, de la légende, qu'il pleuve, neige ou vente. Un dossard et ça roule.
La montée vers Bormio débute par le col de l’Aprica, qui épuise déjà les organismes. Puis vient le Gavia : ses lacets abrupts, avec ses quatre kilomètres de piste non goudronnée et un décor enneigé à perte de vue. La route reste bizarrement dégagée, et les cyclistes entament l’ascension. L’attaque est rapide : le Néerlandais Johan Van der Velde, téméraire, s’élance en tête et distance ses compagnons d'échappée, Roberto Pagnin et Stephen Joho. Vêtu d’un simple maillot à manches courtes, sans bonnet ni casque, il défie le froid intense. L'homme seul franchit le sommet devant tout le monde, mais l’exploit se transforme en supplice. Rongé par le gel, il s’immobilise, transi, et trouve refuge dans un chalet où il restera plus de quarante minutes. Derrière lui, l’Américain Andrew Hampsten entre en scène. Habituée aux hivers rigoureux du Colorado, son équipe (Seven Eleven) a élaboré une stratégie méticuleuse, qui détonne dans un cyclisme encore balbutiant, pour ce qui est de la technologie et de l'anticipation de certaines problématiques : un repas consistant (des biftecks), de l’huile de lanoline pour protéger la peau, et du personnel posté au sommet avec des vêtements secs, alors que la plupart des coureurs n'ont que de pauvres maillots à manches courtes, éventuellement complétés par un second maillot à manches longues par dessus. Cette préparation s’avère décisive. Tandis qu’Hampsten grimpe avec détermination, ses rivaux s’effondrent : épuisés par le froid mordant, le terrain instable (les voitures des directeurs sportifs sont presque toutes à l'arrêt forcée) et un effort titanesque, certains pleurent, d’autres abandonnent, et quelques-uns gravissent à pied les sections les plus difficiles. Il faudra verser du café ou du thé bouillant sur les corps congelés de plusieurs athlètes pour les "ranimer", tandis que Pedro Delgago (pourtant pas le premier venu) mettra plusieurs jours pour récupérer une sensibilité correcte à plusieurs doigts, après avoir frôlé le pire dans la descente. Malgré la tempête, une foule tenace assiste au spectacle, témoin d’un moment unique dans l’histoire du cyclisme. Les retards au sommet sont bien sûr abyssaux !
Mais l’épreuve ne s’arrête pas au sommet. La descente, glissante et glaciale, plonge les coureurs dans un cauchemar. Les voitures des équipes sont immobilisées, la visibilité est quasi nulle, et le contrôle de la course échappe aux organisateurs. Dans ces conditions extrêmes, Erik Breukink, un autre Néerlandais, rattrape Hampsten. Ensemble, ils dévalent tant bien que mal vers Bormio. Breukink remporte l’étape et devance Hampsten de sept secondes. Les écarts sont vertigineux : Chioccioli termine à plus de cinq minutes, tandis que Saronni et Rominger (des favoris incontestables) accusent plus de trente minutes de retard. À l’arrivée, le tableau est saisissant : coureurs en état d’hypothermie, corps tremblants, visages marqués par l’épuisement. Ce jour-là, le cyclisme a inscrit une page immortelle de sa légende, au risque que certains y laissent des plumes. Assister à l’arrivée, c’est contempler une humanité à la limite de ses forces, après 120 kilomètres de drame pur. Ce n’était plus une course, mais une lutte pour la survie. À chaque mètre, les coureurs cherchaient des journaux, des vêtements, tout ce qui pouvait les protéger du froid dévastateur du Gavia. Hampsten, interrogé plus tard, confiera qu’il n’a jamais ressenti un tel froid de toute sa vie. Les caméras de la RAI, bien que présentes en différé, immortalisent des images qui resteront gravées dans la mémoire collective : des cyclistes affrontant une tempête de neige à plus de 2600 mètres d’altitude, en tenue quasi printanière. Bilan des courses, ce jour-là, Andrew Hampsten s’empare du maillot rose, qu’il conserve jusqu’à Vittorio Veneto, ce qui fait de lui le premier Américain à remporter le Giro d’Italia. Une victoire scellée dans ce cauchemar sportif, dans une étape épique, qui entremêle polémiques, récits héroïques et légendes éternelles. C’était le 5 juin 1988, à quelques encablures de l'été, une page inoubliable du cyclisme d'alors, qui ne pourra plus jamais se reproduire en l'état.
L'étape et son classement :
1. Erik Breukink en 3h53'12"
2. Hampsten à 7"
3. Tomasini à 4'39"
4. Giupponi à 4'55"
5. Giovannetti à 4'58"
6. Zimmermann à 5'02"
7. Chioccioli à 5'04"
8. Winnen à 5'14"
9. Finazzi à 7'04"
10. Delgado à 7'08"
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