samedi 15 février 2025

EMMANUEL CARRÈRE : V13 (L'INDICIBLE EN LITTERATURE)

 L’indicible n’existe pas en littérature ; tout peut être exprimé, même l'horreur la plus glaçante. Le livre d’Emmanuel Carrère, V13, se présente comme la chronique judiciaire des attentats du Bataclan. Une dénomination erronée et réductrice, pour évoquer les actes terroristes du vendredi 13 novembre 2015 et les 130 morts au Stade de France, sur les terrasses des cafés parisiens, et bien sûr, dans la célèbre salle de concert de la capitale. Un procès qui sert à comprendre, analyser, élaborer, le tout exprimé à travers l'écriture fluide et essentielle de Carrère, qui parvient toujours à mettre en lumière des petits détails qui font sens, des micro-récits qui ajoutent du tragique ou de la grandeur à un macro-événement aussi effroyable.

J'ai attendu - à tort, mais vous savez tout comme moi le prix du livre neuf aujourd'hui - la sortie au format poche pour enfin aborder l'ouvrage, dont le contenu me semblait jusque-là assez rebutant. Une erreur, tant ce livre éprouvant est également nécessaire ; on va le parcourir comme penché au-dessus d'un puits sans fond, dont on ne peut apercevoir que la noirceur totale, celle dont on ne sait pas pourquoi elle existe ni ce qu'elle dissimule encore. Et malgré tout, c'est parfois le grotesque, l'imprévu, l'humain, en définitive, qui vient apporter une parenthèse bienvenue, nécessaire pour replonger dans l'atrocité. Carrère, écrivain qui n'a pas son pareil pour se regarder vivre et souffrir (je souffre donc j'existe, alors regardez-moi), trouve cette fois la juste distance pour s'investir, voir et montrer, plutôt que d'observer la tragédie comme un miroir complaisant. Ses chroniques se lisent d'une seule traite, jusqu'à la sidération. Il alterne entre le témoignage brut et la réflexion plus large sur ce que signifie juger de tels actes, sur la langue du tribunal, le poids des mots et des silences. V13 est aussi un livre sur l’ironie tragique de l’existence, sur ces moments où l’on se retrouve au mauvais endroit au mauvais moment et où l’individu se heurte à l’Histoire avec un grand H et subit de plein fouet sa morgue et sa marque. Le livre, qui réunit en fait des chroniques initialement publiées dans L’Obs (traduites en Italie dans la Repubblica), met en lumière la complexité du procès et donne une vision d’ensemble plus vertigineuse encore que la lecture hebdomadaire. Il ne s’agit pas seulement de rapporter, mais d’interroger : le mal peut-il se comprendre ? La justice est-elle seulement possible après une telle horreur ? Carrère, qui a souvent exploré la question du mensonge et de l’imposture dans ses œuvres précédentes, s’attaque ici à un sujet où la fiction n’a pas sa place – et pourtant, la vérité reste insaisissable. D'autant plus que V13 est aussi un livre sur nous, sur notre capacité à regarder l’horreur en face, à tenter d’en faire un récit sans trahir la sidération. Carrère ne prétend pas avoir de réponses, mais il pose de bonnes questions. Comme si la nécessité de s'effacer un peu plus que de coutume ne donnait que plus de crédit à son travail. La douleur et l'humilité qui font bon ménage. 



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