lundi 17 février 2025

SERVANE MOUTON : ÉCRANS, UN DÉSASTRE SANITAIRE (TRACTS GALLIMARD)

 Il fut un temps pas si lointain où remettre en question le passage au tout-virtuel et l’intronisation de la tablette comme Saint Graal de l’Éducation nationale relevait du blasphème. L’enthousiasme technophile était à son comble, et toute réserve était balayée d’un revers de main condescendant. J’appartiens à cette génération qui a vu, jour après jour, le numérique s’infiltrer dans chaque interstice de l’existence, jusqu’à en devenir le centre névralgique. J’ai fait mes premiers pas à l’université à l’aube de la révolution Internet, un moment où la promesse d’un accès infini au savoir suscitait encore un espoir sincère. Mes recherches passaient par Lycos, mon courrier était envoyé avec Caramail, mes téléchargements duraient la nuit entière, voire le jour suivant, sur cette bonne vieille mule fatiguée.

Mais j’ai également la chance d’appartenir à l’ère précédente, celle des individus qui peuvent encore prendre du recul, des heureux utilisateurs qui ont appris à distinguer l’outil de l’aliénation. Or, qu’en est-il des plus jeunes ? En tant qu’enseignant, j’ai acquis la certitude que la dégringolade du niveau scolaire n’a rien d’une illusion et que les écrans omniprésents y jouent un rôle central. Ils scandent désormais leur quotidien, envahissant à la fois l’apprentissage, le suivi à la maison et les loisirs. Le résultat ? Une course effrayante au vide, qui frappe d’abord les populations les plus fragiles, celles où les repères éducatifs sont plus diffus, où personne ne freine l’inexorable glissement vers l’abrutissement. Avec la complicité du corps enseignant (les fameux groupes Whatsapp dès la pré-rentrée et l'idée que si tu n'en fais pas partie, c'est nécessairement que tu n'aimes pas ton métier, ou que tu n'es qu'un troglodyte récalcitrant) et des parents, qui constatent l'appauvrissement de leurs chers bambins mais sont bien heureux de les suivre à la trace sur Pronote, Atrium, tout en se félicitant de l'allégement du poids des cartables, célébrissime excuse qui fut le point de départ de la grande mutation. Un peu plus de temps consacré à l'éducation sportive et quelques heures en moins devant les écrans auraient eu des effets bien plus positifs et immédiats, mais les familles souhaitent avant tout avoir la paix. Pendant que le fiston descend du zombie dans son espace virtuel, dans la moiteur de sa chambre d'ado, maman et papa ont la paix, à l'heure de TPMP.


Car il faut bien voir ce que beaucoup ont nié avec une mauvaise foi crasse : la technologie dominante n’a jamais été un projet émancipateur, mais un marché tentaculaire. L’Éducation nationale s’est jetée sur le numérique sans le moindre recul critique, investissant des sommes colossales sans se demander si l’outil tenait ses promesses. Très vite, les premiers signaux d’alerte sont apparus : les résultats n’étaient pas au rendez-vous. Mais entre-temps, le rouleau compresseur était en marche et tout le monde (ou presque) apportait son sacrifice sur l'autel de la Sainte Connexion. Aujourd’hui, il devient difficile d’ignorer le désastre. Réseaux sociaux gangrenés par la bêtise et la haine, manipulation de masse transformant des pans entiers de la population en automates, intelligence artificielle menaçant déjà de saper les fondements de notre civilisation : il ne s’agit plus de pessimisme, mais d’un simple état des lieux. Une analyse lucide de la catastrophe en cours s’impose, même s’il est probablement trop tard pour la corriger. Les salles de cours sont devenus des salles de shoot, où les clients les plus accrocs tentent distraitement de lever une main ou de suivre un exposé, le portable en mode vibreur dans le calbut ou la trousse, en attente des prochaines notifications.

Ce petit livre, publié dans la collection des Tracts de Gallimard, a au moins le mérite de briser l’omerta. Ce qui, au départ, n’était qu’une mare d’incohérences est devenu un océan de bêtise, un naufrage collectif qui appelle une remise en question radicale. Il est encore temps d'agir, affirme le sous-titre. C'est bien positif, tout cela. Comme dirait l'autre, le Souverain, il y a un pognon de dingue, dans cette sombre affaire. 



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