Lucien Leuwen se situe au carrefour du roman d’apprentissage, du récit d’une éducation sentimentale et du portrait d’un tempérament profondément inadapté à la France de son époque. Au lieu de chercher à s'imposer et à se hisser au-dessus de la mêlée, Lucien semble plutôt assister en spectateur désabusé à sa propre existence, écœuré par la réalité. Il accumule les échecs au fil des pages et fait des choix regrettables, comme si tout cela lui était parfaitement égal. Certes, il bénéficie d’un soutien indéfectible et douillet – un père richissime à la tête d’une banque florissante – mais cela ne l’empêche pas de se sentir étranger à un monde qui ne lui correspond pas, contraint de participer à des rites sociaux qu’il méprise. Exclu de l’École polytechnique en 1832 pour avoir pris part à une manifestation contre la monarchie de Juillet instaurée par Louis-Philippe, Lucien Leuwen est donc le fils unique et chéri d’un banquier parisien, aussi fortuné que jouisseur. Il arbore un air insouciant (voire blasé) et suit en toutes circonstances un principe simple : faire ce qui lui plaît. Il choisit la carrière militaire, séduit avant tout par l’effet flatteur de l’uniforme. Mais problème : la France n’a plus connu de guerre depuis vingt ans. Comment, dans ces conditions, prouver son courage et mériter l’honneur des combats, tout en paradant sous de belles couleurs ?
À une époque où il fallait être avant tout opportuniste, calculateur et manipulateur pour surnager entre République, Empire, Restauration et monarchies successives, Lucien, lui, demeure loyal et sincère – un luxe dangereux. Affecté au 27e régiment de lanciers, en garnison à Nancy, il découvre bien vite que le monde tourne autour de deux choses : la vanité et l’argent. Stendhal confie ses vérités les plus crues à des personnages secondaires, comme cet écuyer qui lance à Lucien : « Ici, le mérite personnel ne vaut pas grand-chose. Ce qui compte, c’est la naissance et la position sociale. » En 2025, nous pourrions en (re)dire tout autant. Depuis les « glorieuses journées de Juillet » 1830, Louis-Philippe, ancien duc d’Orléans, est monté sur le trône. La France compte alors trente-deux millions d’habitants, dont seulement deux cent mille nobles. La scène politique est dominée par trois partis : les républicains, les légitimistes et les orléanistes. Les légitimistes, nostalgiques de l’Ancien Régime, veulent restaurer l’influence des jésuites et abolir la loi révolutionnaire qui impose le partage égal des héritages, afin de revenir à un système où tout était offert à l’aîné, reléguant les cadets à l’armée ou à l’Église. Pour faire simple, un mélange de Christine Boutin et de Nicolas Sarkozy. C’est dans cette société figée et étouffante, faite d’hypocrisie, d’ostentation et d’intrigues, que Lucien évolue. Il est le seul militaire toléré dans les salons nancéiens (une ville reconstituée et en réalité calquée sur un modèle allemand, Stendhal ne cherche pas le réalisme géographique) mais son existence n’en reste pas moins morne et ennuyeuse. Une lueur d’espoir surgit avec la mystérieuse Madame de Chasteller, une jeune veuve retirée du monde, sous la coupe d’un père hostile à la cour de Louis-Philippe. Avant même de lui adresser la parole, Lucien éprouve un trouble inédit : « La crainte d’être amoureux le remplissait de honte. » Le premier contact visuel est cocasse, puisque Lucien se vautre à cheval sous les fenêtres de sa future flamme. Mariée à dix-sept ans, veuve à vingt, Bathilde ignore tout des élans du cœur et des dangers qui y sont liés. Pendant des jours, elle et Lucien se croisent, se cherchent, se devinent sans jamais oser se comprendre. Leur amour naissant semble condamné par les conventions (et le caractère un poil méprisant de la belle. Nous pouvons admirer la constance et l'inexpérience de Lucien), jusqu’à ce qu’un instant suspendu leur soit offert dans une clairière, durant une petite promenade à peine innocente. Mais Bathilde, terrorisée à l’idée d’un scandale, engage comme dame de compagnie la plus grande commère de Nancy. Quand Lucien la revoit avec ce chaperon hideux, la situation est aussi grotesque que désespérante. Pourtant, malgré tous les obstacles, leur amour grandit, porté par une aspiration commune : pouvoir enfin se faire confiance. Le destin en décide autrement. Lucien est envoyé à la tête d’un détachement de 380 soldats pour réprimer une grève d’ouvriers du textile. Il s’interroge alors : « Je serais curieux de savoir qui la bonne société de Nancy déteste le plus : Louis-Philippe ou les ouvriers ? » Mais la mission tourne au fiasco : la population, solidaire, verrouille portes et fenêtres, et les soldats rentrent bredouilles, sans avoir tiré un seul coup de feu. Pire encore, les différents soupirants de Madame de Chasteller, tous repoussés et souverainement ignorés, décident de se venger du succès (très relatif) obtenu par Lucien en organisant une cabale à ses dépens. Le jeune homme est trompé par un stratagème hautement improbable, digne d'un roman feuilleton à quatre sous. C'est la rupture tragique, le retour au bercail, la fin de toute une première partie d'un roman sentimental qui démontre à quel point il faut être naïf et vain pour s'offrir corps et âme à une femme qui ignore jusqu'au sens même du mot générosité.
Téméraire et indifférent aux honneurs, Lucien rentre à Paris et se fait de puissants ennemis. Les rumeurs se multiplient, et son père le persuade de jouer le jeu du paraître : il doit feindre d’être éperdument épris d’une autre femme, madame Grandet, pour éteindre les commérages. Lucien s’exécute à contrecœur, confiant à son père : « Je veux être fidèle à une femme qui n’a jamais été à moi. » Stendhal y glisse un écho de sa propre vie sentimentale. Pris entre l’aristocratie de naissance et la nouvelle élite financière, Lucien découvre l’ampleur de la corruption et la crainte omniprésente du retour de la République. Pour ne pas décevoir son père, il se compromet dans des manœuvres politiques douteuses, distribue des fonds aux alliés du régime et sape la réputation d’honnêtes opposants. Lucien se révèle étonnamment habile dans ce jeu dangereux, prenant même des risques insensés. Mais un profond malaise le ronge : un « dégoût moral » qui vire à la nausée, devant le spectacle pitoyable des pseudos élites parisiennes, disposées à se vendre pour moins qu'un plat de lentilles. Écrit entre 1834 et 1836, mais resté inachevé, Lucien Leuwen fut publié à titre posthume en 1894. Conscient de l’intransigeance du régime de Louis-Philippe, Stendhal tenta, dans plusieurs préfaces esquissées, d’écarter toute intention politique. Pourtant, en campant des personnages et des intrigues ancrés dans son époque, il fit de son roman un véritable miroir de son temps. C'est d'ailleurs là que peut survenir la frustration du lecteur moderne, quand il constate que les références croisées et les saillies culturelles, mondaines ou politiques, lui restent inaccessibles, pour la plupart. La fin que Stendhal envisageait reste une hypothèse. Lucien devait revenir à Nancy, retrouver Bathilde, affronter la mort soudaine de son père et la faillite de la banque familiale. L’écrivain prévoyait de conclure son récit à Rome, où Lucien, devenu vice-secrétaire d’ambassade, aurait vécu l’ultime acte de son histoire d’amour. Divers brouillons en témoignent, mais l’histoire, comme son héros, demeure en suspens, ballottée par le destin.
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