Le Retour à Reims de Didier Eribon fait partie de ces ouvrages qui abordent la question du transfuge de classe, de ceux qui ont réussi à échapper non seulement à leur condition sociale d'origine, mais aussi à l'assignation géographique qui les cantonnait à un espace et un destin précis. Il existe, en effet, un lien étroit entre le lieu de naissance, la situation socio-économique de la famille et la manière dont un individu perçoit le monde — et, surtout, la manière dont le monde le perçoit. Eribon appartient à cette catégorie de personnes destinées, a priori, à une vie modeste, jalonnée d'épreuves, incarnant ainsi l'exemple parfait de la façon dont les dominants parviennent à contenir les aspirations et les revendications des dominés. Ces derniers se voient attribuer une tâche, une fonction et une considération minimale : juste assez pour éviter une révolte généralisée, mais insuffisant pour leur permettre d'accéder à la dignité à laquelle ils aspirent justement.
La maladie puis la mort de son père servent de prétexte à l'auteur pour entreprendre ce retour. Pourtant, la distance géographique entre Paris et Reims est relativement faible. Mais ces deux espaces incarnent deux mondes radicalement opposés : celui de la culture, où tout semble possible, où les nantis mènent une existence paisible en dissertant sur les plus grands philosophes, et celui de la province, où, en l'espace d'une heure de train, s'opère un basculement silencieux mais profond. Là où les anciens bastions communistes se sont progressivement tournés vers l'extrême droite, une bascule qui révèle le sentiment d'abandon d'un bassin ouvrier méprisé et disqualifié. Délaissés, les habitants de ces territoires ont cherché des coupables parmi ceux qu'ils considèrent comme plus petits et plus vulnérables qu'eux : les immigrés, les minorités, ou encore les homosexuels, catégorie à laquelle appartient Eribon (et le sujet est longuement développé, avec une rare pertinence, surtout dans la dernière partie). On ne le répétera jamais assez : la véritable violence ne réside pas uniquement dans les coups portés au corps, mais aussi dans les mots qui blessent, dans les attentes inaccessibles, dans ces horizons obstrués par ceux qui entendent se réserver la meilleure part du gâteau et qui repoussent sans ménagement ceux qui osent en réclamer ne serait-ce que quelques miettes. Tout cela est démontré de manière implacable par l'écrivain, qui livre ici une sorte d'essai sociologique teinté de souvenirs personnels, une analyse sincère et lumineuse des fractures sociales, de la manière dont le déterminisme entrave les individus, et du mécanisme insidieux mis en place par les élites pour conserver leur pouvoir en interdisant aux plus fragiles toute velléité de révolte. Toute idée d'y songer, même. Lire Retour à Reims, c'est prendre conscience de l'une des plus grandes victoires du pouvoir politique contemporain : celle d'avoir implanté dans l'esprit des citoyens l'idée que voter ne sert à rien, que les politiciens sont tous corrompus et interchangeables, qu'il n'y en a pas un pour racheter l'autre. Car lorsque l'on perd la conviction que le changement est possible, lorsque l'on se détourne de la politique par lassitude ou par cynisme, alors toute perspective de transformation sociale s'efface au profit d'une résignation mortifère. C'est cette résignation qui pousse les classes populaires à protéger jalousement le peu qu'elles possèdent, sans espérer d'amélioration, et à se tourner contre un néo-prolétariat encore plus précaire, désigné comme le bouc émissaire idéal, incapable de se défendre.
Certes, il existe toujours des exceptions : des parcours atypiques qui, par la force de l'esprit ou grâce à des circonstances favorables, permettent à certains individus de s'extraire de cette masse informe et de donner une voix à ceux qui, d'ordinaire, sont réduits au silence, voire à l'inexistence sociale. Eribon fait partie de ces exceptions. Son travail est remarquable, son analyse d'une acuité rare. Sans lui, point d'Édouard Louis par la suite, et cela aurait constitué une perte incommensurable pour la littérature contemporaine. Mais ces exceptions ne sauraient masquer la réalité d'un écrasement des classes populaires, désormais abandonnées à elles-mêmes et devenues le terreau du parasitisme politique incarné par le Rassemblement national, formation dont l'unique programme consiste à prospérer sur la haine et l'exclusion. Dans un monde plus éclairé, Retour à Reims serait étudié et disséqué dans tous les lycées de France, proposé comme un modèle de réflexion sur les mécanismes de la soumission volontaire qui paralysent notre société. Comprendre ces dynamiques, c'est déjà commencer à les combattre. Et s'il existe bien une chose que le pouvoir en place ne souhaite pas encourager, c'est cette indocilité, la grande revendication. Sois ce que nous voulons que tu sois, et tais-toi. Retour à Reims est un ouvrage qui peut sauver des vie et allumer quelques torches.
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