mercredi 22 janvier 2025

DOSSIER VALENTINA (DE GUIDO CREPAX)


 Il y a fort à parier que bien des lecteurs de ces lignes ne sont pas forcément de grands connaisseurs de Valentina. Mais cette bande dessinée italienne, d'une rare élégance, mérite de figurer parmi le gotha de ce que l'Europe a produit ces cinquante dernières années, et il me semblait juste et cohérent de revenir sur l’œuvre majeure de Guido Crepax, alors qu’une nouvelle intégrale est disponible depuis l’an passé, proposée chez Dargaud (les trois premiers tomes sont disponibles si je ne m’abuse, le rythme est assez lent). Si vous êtes trop jeune pour savoir de quoi il s’agit, voici à tout hasard un bref résumé. Le personnage de Valentina a été créé par Guido Crepax au milieu des années 1960, sur les pages d'un magazine qui à l'époque était l'un des plus populaires et effervescents d'Italie : Linus. Ce même magazine qui a fait son retour depuis quelques années, et reste un espace de déchiffrage et défrichage remarquable pour les amateurs de bande dessinée versatile. Valentina apparaissait comme une jeune fille au look un peu démodé, qui rappelait, comme on le verra par la suite, celui des années 1920. Elle était photographe de métier et a vécu des aventures très particulières, rarement vues et lues dans la bande dessinée. Au fur et à mesure que Crepax se familiarise avec son personnage, en effet, la jeune fille devient la protagoniste d'histoires très oniriques, à mi-chemin entre rêve et réalité. Et souvent, les récits se teintent de fortes nuances érotiques. Valentina devient rapidement le personnage le plus célèbre de Guido Crepax. Les lecteurs n'étaient pas confrontés à une aventure traditionnelle, dans laquelle le héros devait résoudre un problème et lutter contre différents antagonistes, mais à une sorte de voyage dans l'inconscient. Un voyage fortement influencé par la psychanalyse, mais aussi visuellement dérangeant, pour ne pas dire... excitant. Bref, une bande dessinée résolument artistique, qui allie érotisme et trouvailles graphiques audacieuses, truffée de références à l'histoire de l'art et à la plus « haute culture » (la littérature, par exemple) mais aussi à la science-fiction et aux comic books eux-mêmes.

Dès les premiers mois, Valentina devient le personnage principal de celui qui est à la base un artiste et un architecte milanais, et elle deviendra l'objet de l'attention de tous les critiques spécialisés. Au bout de trente ans de carrière, au beau milieu des années 1990, Crepax mettra finalement de côté son personnage, de manière à pouvoir se consacrer à d'autres histoires et d'autres projets. Au début des années 2000, à l'âge de 70 ans, il disparaît, marquant ainsi la fin définitive de la carrière éditoriale de Valentina. Personne n'a depuis repris la belle photographe, ce qui n'empêche pas les très nombreuses rééditions dans des formats divers et variés, comme aujourd'hui chez Dargaud. Une des premières choses qui frappent quand on feuillette les albums de Valentina, c'est à quel point elle ne ressemble pas à un personnage traditionnel de bande dessinée. Habituellement les femmes ne vieillissent pas, elles ont un âge qui n'est pas véritablement défini, elles ressemblent plus à des héroïnes intouchables qu'à des créatures réelles, qui doivent se confronter avec une vie tout aussi réelle. Le paradoxe est que si Valentina connaît des aventures particulièrement oniriques, la manière dont elle est présentée est parfaitement réaliste. Nous avons même la possibilité, à un moment donné, de consulter sa carte d'identité, sur laquelle sont présentes toutes les informations qui habituellement sont cachées au lecteur : la date de naissance par exemple, le 25 décembre 1942, correspond à celle de la femme de Guido Crepax. Au début de ses aventures, Valentina a donc (presque) vingt-trois ans. Au fur et à mesure des histoires, le temps passe et la protagoniste vieillit, même si de manière plutôt ralentie ; ce qui ne change pas, par contre, c'est la charge érotique véhiculée à travers cette splendide créature. Le réalisme ne s'arrête pas à ces détails, mais aussi aux situations qui sont abordées. Le lecteur est immergé dans des problèmes qui sont liés au sexe, aux petits tracas du quotidien, à la maladie, la jalousie, et même une question bien particulière, une forme d'anorexie, qui d'ailleurs peut-être assez aisément identifiée à travers le corps bien maigre de l'héroïne. Bien entendu, Valentina est aussi entourée par des hommes, des soupirants ou des amants de passage, notamment un fiancé critique d'art, qui va lui aussi jouer un rôle important. 



Si Valentina est une œuvre aussi singulière, c'est probablement aussi parce que son créateur a un profil qui l'est tout autant. Guido Crepax est le fils d'un violoncelliste de l'opéra de la Scala de Milan (premier violon, à un certain point), et il obtient très jeune une maîtrise en architecture. Sa carrière débute dans le monde de la publicité, et il consacre ses journées à la réalisation de campagnes promotionnelles, de pochettes de disque, ou encore de couvertures pour différentes revues italiennes. Ce n'est qu'après quelques années d'activité dans ce secteur qu'il décide de s'essayer à la bande dessinée, pour faire ses débuts en 1963. Dans Linus, il avait commencé à raconter les aventures d'un de ses personnages au parfum vaguement empreint de science-fiction. C'était un critique d'art nommé Philip Rembrandt, qui possédait également des pouvoirs particuliers, au point de prendre le nom de Neutron. C'est dans une histoire de cet étrange individu que Valentina fit sa première apparition; elle semblait destinée dans un premier temps à jouer un rôle secondaire, dans une série qui n'est pas la sienne. En fait, elle apparaissait comme la petite amie de Philip et sa création est inspirée non seulement de l'actrice Louise Brooks, dont je parlerai plus tard, mais aussi de la femme de Crepax, Luisa. Mais il ne fallut pas très longtemps pour que la jeune fille vole la vedette au protagoniste annoncé, le reléguant à un rôle secondaire. Neutron a pratiquement fini par perdre ses pouvoirs, désormais simple personnage secondaire dans les aventures psychédéliques et érotiques de sa petite amie. En toute honnêteté, c'est également l'air du temps qui a poussé Crepax dans cette direction. Enquêter sur les pulsions, les rêves et les ambiguïtés d'une femme “libre” était un sujet très intéressant à une époque où, pour la première fois, on commençait à parler de libération sexuelle et de sexualité féminine. Bien que les féministes, bien sûr, n'aient pas réagi avec un enthousiasme débordant, confrontées au projet de Crepax. Mais vous le savez, la polémique est aussi très utile dans l'art, et la série devient populaire au delà des espérances, y compris en France où elle rencontre un public nourri. Nous avons déjà souligné à quel point l'artiste s'est inspiré de sa propre femme, qu'il prend en photo dans des poses et tenues à utiliser ensuite pour la version dessinée, mais il utilise donc la plastique de l'actrice Louise Brooks, une ancienne diva d'Hollywood bien présente dans les esprits des cinéphiles des années 1960, et qui incarna entre 20 et 30 ans une certaine idée de l'érotisme sur grand écran, pour un public adulte. Deux films la rendirent célèbre. Le premier en 1928, alors que Louise n'a que 22 ans, s'intitule Une fille dans chaque port, où elle peut déployer son physique de femme fatale. Mais surtout, l'année suivante, elle interprète le rôle de Loulou, dans le film allemand de  Georg Wilhem Pabst, qui laissera une image indélébile dans l'histoire du cinéma et de la culture mondiale. La coiffure caractéristique de l'actrice, sa manière désinhibée d'évoluer à l'écran, déclenche une mode sans précédent, dont Valentina est l'écho moderne, des décennies plus tard. 



Valentina, c'est donc le triomphe de l'érotisme en bande dessinée. Mais un érotisme raffiné, artistique, qui demande l'implication personnelle du lecteur, pour être pleinement exploité et compris. Il faut se souvenir que dans les années soixante, celui-ci n'est pas spécialement habitué à rencontrer des femmes nues dans une bande dessinée. Crepax n'incite jamais à la pornographie, et il se contente de suggérer, d'offrir le stimulus qui agit sur les instincts sexuels, que chacun peut ensuite écouter et développer selon sa propre sensibilité, son propre “eros”, ses fantasmes. En fait, le lien avec la psychanalyse est très fort, c'est un élément central de nombreuses intrigues et il revêt un grand intérêt pour Guido Crepax. L'érotisme n'est donc pas une fin en soi ici, mais est liée à une enquête sur l'inconscient des personnages et finalement aussi du lecteur, qui enchanté par les pages de Valentina, découvre que ses propres pulsions se manifestent aussi dans et chez les personnages. Mais Crepax ne s'arrête pas là, et va encore plus loin. En fait, beaucoup de ses histoires possèdent une forte connotation fétichiste. Valentina est souvent représentée non seulement simplement nue, mais aussi habillée de manière provocante, avec des vêtements en cuir, des bretelles, des cordes, des lacets, des fouets ,ou même avec des accessoires encore plus piquants. Difficile de vous proposer ici des reproductions de planches, ou de vignettes explicites, sans encourir dans les foudres de notre hébergeur et une forme de censure dont nous n'avons pas besoin. Le montage de ces pages est généralement très cinématographique; parfois Crepax se focalise sur un détail, comme les lèvres de Valentina, ou sa poitrine. Les caractéristiques de son corps sont exploités un à un, comme autant de moteurs à désir, à fantasmes, qui sont l'étincelle pour allumer le brasier de la fantaisie. Les angles de vue sont audacieux, et l'image nécessite une attention particulière, riche de double sens, ou de non-dit, d'autant plus que l'onirisme impose aux scènes des interprétations tout sauf littérales, qui vienne solliciter et jouer avec notre inconscient de lecteur. Rarement la frontière entre rêve et réalité, entre corps charnel et pulsions intimes, n'a été aussi bien illustré et analysé, que dans cette bande dessinée qui échappe à toute catégorisation classique. 

On pourrait se poser la question, du coup, de l'adaptation cinématographique de Valentina. Curieusement, elle n'a pas laissé de traces indélébiles sur grand et petit écran. Signalons un film en 1973 réalisé par Corrado Farina, du nom de Baba Yaga. Tirée d'une des aventures de Valentina, il présente comme actrice pour le rôle titre une certaine Isabelle De Funès, c'est à dire… la nièce du grand Louis. Mais le mélange entre récit horrifique (Baba Yaga est une histoire, vous le devinez, assez angoissante) et érotisme poussé, provoqua une censure terrible au montage (vingt minutes passèrent à la poubelle) et le film fut interdit aux mineurs de moins de dix-huit ans. Il existe une version intégrale en dvd, si cela vous intéresse. Mentionnons aussi une série, à la fin des années 1980, coproduction italo-franco-espagnole financée par la Fininvest (la tv privée de Silvio Berlusconi). Nous disposons là de treize épisodes de trente minutes, et le rôle de Valentina est confié à l'actrice américaine Demetra Hampton, une débutante absolue. Malgré quelques bonnes idées (dont celle de confier une partie du scénario à Gianfranco Manfredi, artiste italien de bande dessinée) et le succès rencontré par Demetra, par la suite (elle tourna de nombreux films de “série B” pour le marché transalpin), ce serait mentir que de dire que beaucoup s'en souviennent aujourd'hui. Et pour cause… 



Reste pour finir à évoquer les publications françaises, qui ont précédé cette intégrale chez Dargaud. C'est sur les pages du bien subversif Hara-Kiri, en 1968, que les français lisent pour la première fois les aventures de Valentina. Ensuite, le titre se poursuit dans Charlie Mensuel. En librairie on trouve des publications liées à Valentina chez Losfald, pour Albin Michel (L'Echo des savanes), Futuropolis, et donc Dargaud. Bonne découverte, si ce n'est pas déjà fait. 

dimanche 19 janvier 2025

WOLF MAN (de Leigh Whannell)

 Blumhouse et le réalisateur Leigh Whannell se sont lancés dans un projet fascinant : réécrire certains mythes et monstres emblématiques de la culture populaire. Après le succès inattendu de L’Homme invisible il y a quelques années, ils s’attaquent cette fois à une autre figure légendaire : le loup-garou. Ce monstre, régulièrement exploité – traité et maltraité, en somme – au cinéma, est désormais perçu comme une caricature de la bête anthropomorphe, incapable d’habiter véritablement nos cauchemars, sauf si l’on se montre particulièrement sensible (ou allergique aux poils). Toute la difficulté réside donc dans l’art de reformuler une menace aussi stéréotypée. Comment tirer sur une corde usée sans qu'elle finisse par se rompre, un véritable tour de force qui défie les lois de la physique et de l'art.

Le résultat, dans le cas qui nous concerne ? Un long-métrage qui, sans révolutionner le genre, parvient à se démarquer et à offrir une expérience globalement agréable, malgré un début un peu déroutant. Les quinze premières minutes s’ouvrent sur Blake, un jeune garçon qui fréquente les forêts de l’Oregon, élevé par un père bourru, voire violent, adepte du survivalisme en milieu hostile. Une fois adulte (trente ans plus tard, sacré bond dans le temps), Blake (Christopher Abbott) s’est construit une vie plus stable, marié à une journaliste – même si leur couple traverse des tensions – et père d’une petite fille qu’il adore. Cette routine est bouleversée lorsqu’il reçoit une lettre annonçant que son père, longtemps porté disparu, a été déclaré officiellement mort. Cependant, pour toucher l’héritage, Blake doit retourner dans la maison familiale, isolée en pleine forêt. C’est là que les choses se compliquent, bien évidemment : une créature redoutable rôde dans ces bois. Inutile de ménager le suspense, il s’agit évidemment d’un loup-garou. Dès la première nuit, celui-ci attaque le véhicule chargé du déménagement. Une simple griffure au bras suffit à condamner Blake, désormais promis à une transformation irréversible en monstre. Le film se recentre alors sur sa métamorphose progressive, sur les relations entre les trois membres de la famille, et sur leur lutte pour survivre face à ce loup-garou qui, obstinément, cherche à pénétrer leur refuge. Les heures passent, lentement, l'aube est encore loin… Certes, le scénario reste classique, mais le film possède un charme indéniable et se distingue par quelques trouvailles ingénieuses. Parmi elles, une alternance de plans entre la vision nocturne du monstre et celle, plus ordinaire, des membres de sa famille, qui renforce l’angoisse et illustre leur incapacité à se comprendre mutuellement. Ce point de vue, qui instaure une vraie barrière linguistique et émotionnelle, apporte une profondeur supplémentaire à leur confrontation. On pourrait tout de même reprocher au film de pencher, dans son dénouement, vers les bons sentiments plutôt que de plonger pleinement dans une terreur brute. Toutefois, ce choix se comprend : un récit centré sur un noyau familial exige une certaine accessibilité pour séduire un large public. Vous vouliez donc un carnage, bande de désaxés ? Au final, ce long-métrage offre une relecture du mythe du loup-garou à la fois sincère et digne. Cela faisait longtemps qu’un film ou une œuvre culturelle n’avait traité ce monstre avec autant de conviction. En attendant la prochaine exploration des mythes, qu’il s’agisse de Frankenstein, de la Momie ou – dans un futur proche – de Vincent Bolloré ou Elon Musk, il y a encore beaucoup de potentiel à exploiter dans le folklore monstrueux.



vendredi 17 janvier 2025

SHIN ZERO : LE MANGA SENTAI ULTRA INTELLIGENT DU LABEL 619


Nous vivons dans un monde dominé par les services, où même les prestations les plus absurdes donnent lieu à une compétition féroce. Entre la création d’applications en ligne et, bien sûr, l’odieux système de notation basé sur la satisfaction du client envers le prestataire, tout est soumis à l’évaluation. Alors, pourquoi ne pas étendre ce concept au genre "sentai" ? Filons donc au Japon pour y retrouver une bande de jeunes adultes confrontés aux défis du quotidien. Trouver de l’argent pour financer leurs études, gagner en indépendance, accepter une colocation pour ne plus vivre chez leurs parents… L’un des moyens les plus efficaces pour joindre les deux bouts ? S’inscrire sur une plateforme permettant de devenir sentai. Il ne reste alors qu’à se procurer un costume coloré adapté à l'activité, rappelant les célèbres séries comme Bioman ou Power Rangers, et le tour est joué. Cependant, les missions proposées s’avèrent loin de l’imaginaire héroïque associé à ce genre importé du pays du Soleil Levant. Ici, point de combats épiques contre des monstres terrifiants. Les tâches confiées consistent parfois simplement à surveiller un supermarché ou à faire du nettoyage. Parmi ces jeunes héros d’un nouveau genre, mentionnons particulièrement Satoshi, le plus passionné de tous. Il voue un véritable culte aux kaijus, ces monstres légendaires qui, autrefois, dévastaient régulièrement le Japon. Ces créatures ont inspiré la première génération authentique de sentais, dont les exploits, amplifiés par la taille démesurée de leurs ennemis et par celle qu'il pouvaient atteindre eux-mêmes (après des manipulations très poussées en laboratoire) représentaient une forme de sacrifice patriotique. Ces héros mettaient leur vie en jeu pour protéger leur pays. Puis, un jour, après un ultime combat titanesque, les kaijus ont disparu du Japon. Depuis, les sentais occupent de simples postes alimentaires, à la recherche de quelques yens. Mathieu Bablet réalise avec Shin Zero un véritable tour de force, en réinterprétant toutes les caractéristiques d’un genre devenu culte à travers le monde. Il en fait une œuvre personnelle et profondément touchante, centrée sur une bande de jeunes paumés. Ces derniers doivent non seulement apprendre ce que signifie être adulte, mais aussi composer avec des préoccupations encore bien adolescentes.


Nous avons parlé de Satoshi, mais n'oublions pas tous les autres ! Warren, l’intellectuel du groupe, semble n’avoir aucune raison évidente de devenir un sentai. Pourtant, il s’y est résolu, influencé par le passé de son père, lui-même sentai en son temps. Sa motivation principale reste toutefois de rester proche d’Éloïse, pour qui il nourrit un tendre béguin. Éloïse, de son côté, est une jeune femme pétillante et entreprenante, mais elle ne répond pas à ses attentes sentimentales. Pire encore, elle semble même préférer Nikki, qui se distingue par sa praticité au sein de l’équipe, bien qu’elle aussi ait des raisons toutes personnelles de se consacrer à cette profession précaire. Sophie, quant à elle, partage avec les autres son statut de jeune adulte, mais elle se distingue par sa situation familiale : déjà mère d’un enfant dont elle n’a pas encore la garde, elle doit faire ses preuves pour pouvoir l’accueillir au sein de leur colocation générale. Cette joyeuse troupe est finalement quelque peu influencée par un leader autoproclamé (Satoshi), animé par une conviction inébranlable : la disparition des monstres, des kaijus, depuis une vingtaine d’années, n’a rien de naturel. Il est persuadé qu’un mystère – voire un complot – se cache derrière cet événement, et il s’est donné pour mission d’en découvrir la vérité, rêvant secrètement de défier un jour l’une de ces créatures légendaires. Le récit est sublimé par le talent de Guillaume Singelin, dont le trait précis et délicat regorge de petits détails. Sa capacité à adapter ses planches à un style proche du manga rend Shin Zero tout à fait digne des meilleurs titres du genre, voire supérieur, grâce à un scénario à la fois sensible et parfaitement structuré, ainsi qu’une inventivité graphique continue. Bien que le format proposé convienne parfaitement à la lecture, on ne peut s’empêcher de rêver à des pages agrandies, tant le travail de Singelin mérite qu'on profite des moindres idées. L’édition, publiée par le label 619 désormais intégré chez Rue de Sèvres, ne souffre d’aucun défaut. Avec un prix de moins de 14 euros pour 216 pages, il serait insensé de passer à côté de ce qui sera sans doute l’une des meilleures publications de ce début d’année. Shin Zero démontre qu’il est possible de concevoir une histoire admirable, capable de captiver un public allant des adolescents aux adultes lecteurs confirmés, sans céder ni à la facilité ni à la complaisance infantile. Cette œuvre donne furieusement envie de lire la suite, un sentiment que peu de séries parviennent à susciter de cette manière, aujourd’hui. Heureusement, deux autres volumes sont déjà prévus… On a hâte !
Sortie le 24 janvier. Disponibles aussi avec trois jaquettes collector exclusives (Canal BD, Fnac, Cultura).




dimanche 12 janvier 2025

LA CHAMBRE D'À CÔTÉ (de Pedro Almodovar)

La chambre d'à côté (de Pedro Almodovar)

Comme vous le savez probablement, je fais partie de ces irréductibles opposants à l’idée d’une retraite à 64 ans. À plus forte raison, je me penche avec une certaine appréhension sur le dernier projet de Pedro Almodóvar. À 75 ans, il s’attaque à l’adaptation d’un roman de Sigrid Nunez, où il est question d’une correspondante de guerre condamnée par un cancer. Tilda Swinton, parfaite pour le rôle (elle est née pour), y incarne une femme qui demande à son amie, une écrivaine campée par Julianne Moore, de l’accompagner dans ses derniers jours. Ces journées fatidiques, elles les passent dans une maison de location isolée et hors de prix, perdue au milieu d’une nature splendide. L’attente repose sur un stratagème particulièrement cruel, que vous pourriez épargner à vos propres connaissances : elles occupent deux chambres différentes, avec une consigne implacable. Le jour où la porte de la chambre de Martha (le personnage de Tilda Swinton) reste fermée, cela signifie qu’elle a pris sa décision : avaler le comprimé qui lui permettra de partir, par euthanasie. Une pratique, rappelons-le, toujours illégale sous cette forme, comme sous bien d’autres. Mais on trouve de tout, sur le Dark Net, comme Almodovar nous l'assène régulièrement.

En écrivant ces lignes, je réalise combien ce film m’a laissé sans inspiration, à l’image de ce qui semble avoir frappé le réalisateur. Tout y est d’une platitude désarmante, et même en parler me coupe l’élan. Les mots, les phrases, les images me manquent pour le décrire. Tout semble orienté vers un pathos que la presse dithyrambique qualifie de « subtil », « touchant » ou « élégiaque », mais qui n’est en réalité qu’une caricature. Une caricature de ce que l’on peut penser et dire face à la mort, surtout lorsqu’on appartient à une certaine catégorie sociale, genre CSP ++. Car oui, même mourir n’est pas à la portée de tous. Ici, les deux femmes passent leurs derniers jours ensemble dans un cadre idyllique, à disserter sur l’art, la littérature, la photographie ou la guerre. Martha, rappelons-le, a tout de même bénéficié d’un traitement expérimental. Ce genre de traitement n’est pas, soyons honnêtes, accessible à ceux qui ont passé quarante ans de leur vie à bosser chez Prisunic. L’inégalité de la vie se prolonge donc jusque dans la mort, ou du moins dans son approche. Car une fois que le corps retourne à la poussière, la qualité, les matériaux ou le prix de l’urne et de la stèle n’y changent plus rien. Poussière pour tous, la seule justice immanente est rendue par les vers. Mais où est donc passée la folie propre au cinéma d’Almodóvar ? Où s’est envolée sa capacité à sortir des cadres pour peindre la marge avec toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ? Ici, la prétendue délicatesse du film masque à peine l’indigence de son propos. Ceux qui y voient une charge contre l’hypocrisie autour de l’interdiction de l’euthanasie ne trouveront, en guise de démonstration, que quelques minutes en appendice. Le réalisateur s’en empare à la hâte, juste avant une ultime scène où apparaît la fille de Martha, histoire d’enfoncer un peu plus le clou dans le cercueil du conformisme et des attentes convenues. Et ça se termine – comme annoncé à maintes reprises dans le film – par des flocons de neige. Une métaphore laborieuse censée nous rappeler que la beauté, comme la vie, exige qu’on sache la regarder pour l’apprécier et la saisir sur le vif. Mais soyons honnêtes : il est bien plus facile de contempler la beauté quand on appartient aux happy few, confortablement installé dans une villa de luxe. Certes, la mort est passée par là entre-temps. Et au pauvre spectateur, rien n'aura été épargné : platitudes, redites, tout ce qu'il était attendu de filmer, de dire, de montrer. Résultat : un des films les plus ennuyeux et les moins inspirants qu’il m’ait été donné de voir ces dix dernières années. Une bonne sieste de deux heures aurait été beaucoup plus gratifiante. 



samedi 11 janvier 2025

HUMANE (De Caitlin Cronenberg)

Humane (De Cailtlin Cronenberg) 

Comme vous ne l’ignorez certainement pas, les ressources énergétiques de notre planète sont en train de fondre plus vite qu’un mister freeze au soleil, et la catastrophe écologique semble désormais nous guetter avidement au coin de la rue. Dans ce film disponible sur Paramount Plus (découvert un peu par hasard, les affres du vendredi soir, épuisé par une semaine harassante), disons qu’un scénario digne d’un cauchemar s’est matérialisé : impossible de sortir sans se camoufler sous des parasols anti-UV et, cerise sur le gâteau, tout le monde est contraint de tapisser ses fenêtres de filtres pour survivre à la lumière du jour. On en regretterait presque la bonne vieille pluie du Pas-de-Calais. Dans cette charmante dystopie, les nations, dans un rare élan d’unité, ont tranché : pour sauver la planète, on va réduire la population mondiale de 20 %. Une idée simple digne d'un Elon Musk, non ? Les Américains, toujours prompts à réinventer l’absurde, ont trouvé une solution originale : un programme de volontariat où chaque citoyen peut choisir de se faire euthanasier. La carotte ? Une coquette somme d’argent pour la famille, histoire de cocher quelques rêves sur la liste avant que tout le monde ne finisse en cendres. Et comme tout est spectacle, les "volontaires" sont glorifiés en héros dans des campagnes de promo qui suintent le pathos et l’hypocrisie, diffusées aux heures de grande écoute à la télévision.

C’est justement ce que décide de faire Charles York, un ancien présentateur télé à la retraite, qui convoque sa joyeuse tribu – deux fils (dont un adoptif) et deux filles – pour leur annoncer son projet. Petite subtilité : sa femme est aussi sur la liste des départs. Problème : les enfants, qui déjà ne peuvent pas se voir en peinture, explosent littéralement à cette nouvelle. Résultat, Charles finit par passer de vie à trépas, mais son épouse, elle, prend la poudre d’escampette. Eh oui, finalement, elle n’était pas si prête à rejoindre la cohorte des "bienfaiteurs de l’humanité". C’est là que les choses tournent au vinaigre : la société privée chargée d’assurer la logistique (lire : récupérer les corps) exige qu’un membre de la famille prenne la place laissée vacante. Surprise, personne ne veut jouer les martyrs. La situation dégénère vite en un joyeux carnage où tout le monde tente d’éliminer tout le monde. Ce qui avait commencé comme une fable écolo gentillette vire à la satire familiale bien piquante, enchaînant les scènes de violence absurde et les moments de rire grinçant. Certes, Humane n’invente rien et ne brille pas par son audace visuelle, mais il a le mérite de viser souvent juste dans son humour noir et son crescendo de tensions. Au final, on se retrouve avec une œuvre plus intelligente et percutante qu’elle ne le laisse croire au premier abord. Bref, Caitlin, la fille de David Cronenberg, ne signe pas un chef-d’œuvre, mais un premier film qui se laisse regarder et affiche un caractère franchement sympathique.



mardi 7 janvier 2025

JEAN-MARIE LE PEN : SANS REGRETS ET EN ENFER

Si l'on en croit le portrait dressé par BFM TV après l'annonce du décès de Jean-Marie Le Pen à l'âge de 96 ans, il semblerait que nous ayons eu affaire à un personnage politique "clivant". Certains commentateurs ont souligné son goût pour la provocation, son art de l'outrance et sa propension à adopter des positions controversées. Les mêmes observateurs auraient probablement décrit Benito Mussolini, quelques décennies plus tôt, comme un démocrate "pas toujours très gentil". L'euphémisme, ici, s'érige en art, mais un art au service de la bienséance, de l'hypocrisie, et peut-être d'une certaine gêne face à la banalisation des idées du défunt, qui ont infusé dans pas mal de rédactions.

Car oui, les idées de cet homme ont bel et bien fait un sacré bout de chemin dans le débat public, au point de rendre une forme de racisme et de xénophobie décomplexée presque acceptable. Ces derniers mois, si vous n'étiez pas coupé du monde, vous avez sans doute remarqué à quel point des représentants de ce que l'on appelle "l'extrême gauche" en France ont été accusés d'antisémitisme pour des propos polémiques, pourtant non dénués de bon sens, la plupart du temps. Clairement, l'antisémitisme, le vrai, reste l'apanage de l'extrême droite. Ce n'est pas une opinion, mais un fait. Le Pen, c'était un triste sire, plusieurs fois condamné pour antisémitisme, xénophobie, appel à la haine raciale, homophobie, et révisionnisme. Un ancien tortionnaire, reliquat des exactions françaises en Algérie. Les chambres à gaz "n'ont probablement pas existé" selon lui, car "il ne les a pas vues" – une déclaration toujours disponible sur Internet, merci les archives. Parler de "goût pour la provocation" à son sujet relève donc de la litote. La provocation, c'est chercher à choquer, à susciter une réaction. Ce n'est pas nourrir en soi une haine viscérale envers ce qui est différent et souhaiter son anéantissement, tout en faisant des effets de manche sur les plateaux télévisés, qui ont la complaisance de se prêter au jeu de l'ignominie.

Avec cette disparition – trop tardive pour les plus lucides –, le débat refait surface : peut-on séparer l'homme de ses idées ? Comme si, dans le cas de Jean-Marie Le Pen, il existait une distinction entre les deux. Comme s'il était anodin de prendre un verre avec "le Borgne", figure la plus malfaisante de la Cinquième République, sans que cela n'implique partager, au moins en partie, ses haines et ses objectifs. Imaginez un instant quelqu'un dire : "Oui, j'étais ami avec Adolf Hitler, mais c'est parce que nous partagions une passion pour la peinture." Il faut savoir séparer l'artiste du dictateur, en quelque sorte ? Je conclurai par une observation qui, je le sais, ne plaira pas à tout le monde. Parmi ceux qui liront ces lignes, il se trouvera forcément des personne choquées ou en désaccord total avec ce que j'affirme. Quelqu'un qui aurait rendu hommage, ou souhaité le faire, à ce dinosaure malfaisant. À ces personnes, je dis ceci : vous appartenez à la même catégorie de nuisances dont le monde pourrait aisément se passer. Et, croyez-moi, vous n'inspirerez ni regret ni tristesse, sauf peut-être chez vos semblables – d'autres mauvaises herbes du même acabit. Si l'enfer existe, Jean-Marie y danse ce soir.



dimanche 5 janvier 2025

SIMPLE MINDS : TOUT EST POSSIBLE (OU PRESQUE ?)

 Simple Minds : Tout est possible, documentaire de Joss Crowley


Pour ceux d’entre vous qui ont moins de 40 ans, Simple Minds évoque sans doute une vaste plaisanterie. Mais pour les autres, ceux qui ont vécu la fin des années 1970 et surtout les flamboyantes années 1880 en temps réel, ce nom résonne comme une légende. Oui, il fut un temps où Simple Minds était au sommet du monde, ou du moins tout près, s'en était pas mal rapproché, après une ascension remarquable.

Tout a commencé en pleine crise industrielle et sociale, à Glasgow. Des gamins issus de la classe ouvrière, portés par un désir d’évasion, rêvaient de grands horizons, et c’est la musique qui allait leur en ouvrir les portes. C’était l’époque des débuts tumultueux du punk, mais aussi des premières ébauches d’une musique électronique prête à enflammer les pistes de danse pour une décennie entière. Avec un nœud dans la gorge et le cœur lourd, la new wave dans tout son panache. Simple Minds a choisi d'emblée de composer des morceaux qui traduisaient leur vision de l'art et leur passion, tout en lorgnant vers une reconnaissance mondiale, obtenue grâce à quelques coups du sort (Don't You (Forget About Me) en 1985, dans la BO de The Breakfast Club et que Jim Kerr ne voulait pas enregistrer) et des tubes phénoménaux (Alive and kicking, Mandela Day…) Ce qui définit avant tout Simple Minds, c’est l’énergie brute dégagée sur scène. Que ce soit dans une petite salle surchauffée ou un immense stade, leur présence reste électrisante. Ils ont su transcender ces espaces, là où d’autres se cachaient derrière des écrans géants impersonnels, donnant parfois l’impression de contempler des fourmis gesticulantes au loin. Comme beaucoup de groupes de cette époque, Simple Minds a vécu à cent à l’heure, enchaînant sans répit l’écriture, les enregistrements en studio, les sorties d’albums, les tournées mondiales, puis recommençant inlassablement. Mais même le plus grand tube de dentifrice finit par se vider, à force d’être pressé soir après soir. L’inspiration s’est tarie, le public est passé à autre chose, et l’élan des débuts s’est progressivement estompé. On les a vus glisser vers une relative discrétion, leur éclat fané, bien que soutenus par un noyau dur de fans fidèles. Malgré les changements constants de line-up, Simple Minds a su préserver son essence. Ce documentaire, cette histoire, marquée par la sincérité et une simplicité désarmante, est racontée par Jim Kerr et Charlie Burchill, les âmes fondatrices du groupe. Deux amis d’enfance qui, partis d’un rêve improbable, se retrouvent aujourd’hui parmi les figures légendaires du rock et de la new wave. De la morosité écossaise et son délabrement industriel, aux paillettes du star system, un sacré voyage qui a de quoi vous perdre perdre le nord.

Désormais, c’est en Sicile, à Taormina, que l’on retrouve Jim Kerr. Entre discours passionnés sur le football et envie intacte de monter sur scène, il porte un regard apaisé sur leur carrière. Les dernières cartouches du groupe s’apprêtent à être tirées, mais cela importe peu : la guerre, la vraie, est terminée depuis longtemps. Il ne reste qu’à s’éclipser avec dignité, en gardant à l’esprit ces hymnes inoubliables et ces refrains d’autrefois, gravés à jamais dans la mémoire collective. 



vendredi 3 janvier 2025

LES AVENTURES D'ANGUILLA DANS LA ZONE CONCAFAF

 Territoire britannique d’outre-mer en forme d’anguille (merci Christophe Colomb pour cette imagination débordante), Anguilla est une petite île de 91 km² située à l’est de Porto Rico. Elle est peuplée de 18 000 habitants, principalement des descendants de populations africaines. Pour tous les passionnés de football, Anguilla est une sorte de nation inconnue, une terre où le ballon rond rime avec système D et fleure bon l'amateurisme total. Le pays n’a rejoint la FIFA qu’en 1996, et son premier match officiel remonte à mars 2000, lors des éliminatoires du Mondial nippo-coréen. Résultat ? Une défaite honorable : 1-3 à l’aller et 1-2 au retour face aux Bahamas (qui n'a rien d'une puissance mondiale). Pas mal pour un début, non ? Aujourd’hui, Anguilla veut aller plus loin, et les obstacles n’ont fait qu’aiguiser la créativité de sa fédération.

Pour un peu d'espoir, il faut méditer les aventures de René Simões, un coach brésilien moustachu qui a accompli un miracle en qualifiant la Jamaïque pour la Coupe du monde 1998. À l’époque, dénicher des talents dans les différents clubs internationaux, surtout pour des petites nations, relevait de l’exploit. Une fois arrivé à Kingston, il a écumé l’île et la Grande-Bretagne à la recherche de joueurs. Résultat : la Jamaïque a non seulement participé au Mondial, mais elle a aussi décroché une honorable 4ᵉ place à la Gold Cup et remporté la Coupe caribéenne la même année. Aujourd’hui, avec Internet, les choses sont plus simples… sauf quand elles tournent au vinaigre. Il suffit de demander à Ben Brereton Diaz (Southampton), par exemple : convoqué par le Chili grâce à un fan de Football Manager, il se fait encore houspiller par son coach pour son espagnol balbutiant trois ans après. Mais parfois, l’amour du maillot fait des miracles, comme pour Brahim Diaz avec le Maroc, ou les frères Younghusband, légendes du football philippin après avoir été repérés… toujours sur Football Manager. Oui, il y a de l'espoir pour vous autres, sportifs de canapé, le joystick à la main. Quel rapport avec Anguilla, me direz-vous ? Patience, ça vient. Le football caribéen ne cesse de nous offrir des histoires rocambolesques, notamment pendant les qualifications de la CONCACAF pour le Mondial 2026. Parmi les équipes engagées au 1ᵉʳ tour, Anguilla – 209ᵉ au classement FIFA – faisait figure de Petit Poucet (malgré son joli blason arborant trois dauphins en cercle). Lors des deux matchs en aller-retour en mars dernier, tout s’est joué aux tirs au but après des scores nuls de 0-0 et 1-1. Et, divine surprise ! Anguilla a éliminé les îles Turques-et-Caïques (cherchez sur la carte). Une victoire historique qui mérite d’être soulignée… même si, soyons honnêtes, le palmarès reste catastrophique : en 92 matchs officiels, seulement huit victoires, dont quatre contre les îles Vierges britanniques, et un total de 359 buts encaissés (la parole est à la défense). Malgré tout, le capitaine Germain Hughes, milieu défensif qui évolue à Trinidad et Tobago, continue de porter l’équipe à bout de crampons. Mais même lui n’a pas pu empêcher Anguilla de s'incliner par deux fois face au Bélize (cherchez sur la carte, again) ou de sombrer face à Porto Rico (0-8) ou le Suriname (0-4)

La solution pour progresser ? Les réseaux sociaux, pardi. La fédération a publié une annonce sur Twitter (X, si vous préférez) pour recruter des joueurs prêts à défendre les couleurs du pays. Certains candidats se manifestent directement, d’autres relaient l’annonce pour agrandir le vivier potentiel. Et il y a urgence, car il faudra défier le Salvador et Saint-Vincent, en juin prochain. Des affiches de premier ordre. Le défi est d’autant plus grand que l’équipe actuelle compte 13 joueurs de moins de 20 ans, dont deux nés en 2008. D'abord, on fait ses devoirs, et ensuite on demande la permission pour aller jouer avec les copains. Mais pourquoi pas ? Même ailleurs dans le monde, des nations comme l’Indonésie envisagent d’intégrer des joueurs comme Calvin Verdonk (NEC Nimègue) ou Jairo Riedewald (Crystal Palace). Avec un réservoir de joueurs à naturaliser au-delà des frontières, les petites équipes peuvent rêver plus grand. Si vous avez un cousin éloigné à Anguilla (ou vous souhaitez épouser une anguille, pardon, une anguillane), foncez postuler. Sinon, investissez dans une villa sur l’île et venez encourager l’équipe au Ronald Webster Park, qui, au départ, est un terrain de cricket. L'île réserve des surprises, son nom de domaine en "ai" est d'ailleurs en pleine explosion, puisque ces initiales sont les mêmes que celles de l'intelligence artificielle. Une équipe nationale à emmener sur le toit du monde, ça vous inspire ?


 

jeudi 2 janvier 2025

LA ZONE D'INTÉRÊT (de Jonathan Glazer)

 Séance de rattrapage avec :

La zone d'intérêt (de Jonathan Glazer)

Si vous êtes contraint de passer deux heures par jour dans le RER pour aller au travail, ou si pour vous les transports en commun s'apparentent de toute façon à une forme raffinée de torture, vous pourriez trouver des raisons d'envier Rudolf Höss. Cet officier allemand, en charge du camp d’Auschwitz en 1943, a eu l’ingénieuse idée de construire la maison de ses rêves à deux pas de son lieu de travail. D’ailleurs, le mur du vaste jardin de sa demeure jouxte celui du camp d’extermination. Pourtant, dans La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer, on ne verra jamais ce qui se passe à l’intérieur du camp. L’horreur reste hors-champ, à distance, et ne se manifeste que par bribes : le bruit des mitrailleuses qui déchirent l’air, la fumée épaisse et âcre que recrachent les hautes cheminées des crématoires, les aboiements incessants des chiens. Tout cela accompagne une vie qui s’éteint dans les flammes, une extermination méthodique, pendant que la famille Höss cultive ses légumes et peaufine son intérieur. Madame arrache les mauvaises herbes avec soin, tandis que monsieur, pince-sans-rire, suggère qu’on la brûle. Toute la force du film réside dans ce contraste glaçant : la banalité d’un quotidien familial qui incarne le mal à l’état pur, mais qui, sur le papier, ressemble à celui de n’importe quelle famille bourgeoise. Ces gens profitent de leur maison de rêve, savourent leur piscine, leur pergola, et les plaisirs du confort moderne (pour l’époque et les conditions particulières). Ce cadre presque idyllique amplifie la violence du propos, une violence feutrée, rentrée, qui n’a pas besoin d’éclater pour heurter profondément. Le contraste se suffit en lui-même. Ainsi, madame Höss envisage sérieusement de se mettre au régime pour pouvoir endosser les belles fourrures des déportées, ces femmes qui n’ont désormais plus que la peau sur les os. Ce genre de préoccupations jure atrocement avec ce qui se joue à quelques mètres de là, séparé seulement par un mur : la vie face à la mort, la routine face à l’atrocité, la banalité de la vie de famille face à la déshumanisation absolue. La grande réussite de Jonathan Glazer est de nous rappeler que la Seconde Guerre mondiale, ce ne sont pas uniquement des images d’archives ou une musique lancinante jouée au piano, pour tirer des larmes. C’est aussi, et peut-être surtout, la persistance d’une routine effroyablement ordinaire, pendant que le pire se produit. Cette idée d’un quotidien qui continue à tourner, immuable, alors que l’indicible se déroule juste à côté, est probablement ce qu’il y a de plus insoutenable. C'est toujours d'actualité, pendant que vous scrollez sur vos réseaux préférés, et qu'on réécrit l'histoire, une des ignominies les plus absurdes de ces derniers mois. Vous saviez. 



mercredi 1 janvier 2025

BLUR : TO THE END (LE DOCUMENTAIRE)

 Blur, c’est un de ces groupes qui ont accompagné mes années de lycée, puis mes premiers pas à l'université. Bref, au début des années 1990, ils faisaient partie des poids lourds de la pop anglaise, pris malgré eux dans une guerre des tranchées médiatique face au concurrent bourrin Oasis. Une compétition absurde, une sorte de débat sans fin : Mais qui est le meilleur des deux groupes ? Comme si la réponse n'allait pas de soi.

Spoiler : To the end, le documentaire, apporte la preuve de ce qu'on a toujours soupçonné. Comme le veut l'adage, le temps a fait son œuvre. Les frères Gallagher se sont joyeusement écharpés, et la baudruche Oasis s’est rapidement dégonflée. Blur, en revanche, a pris des chemins de traverse, explorant des terrains inattendus et prouvant, album après album, que Damon Albarn et sa bande avaient plus d’un tour dans leur sac. Aujourd’hui, ils sont devenus une référence incontournable, le genre de groupe qu’on mentionne d’un air savant pour illustrer ce que la pop anglaise a fait de mieux depuis les années 1990. Alors oui, les plus sommaires parmi vous auront en tête des tubes imparables comme "Girls & Boys", parfaits pour les playlists nostalgiques. Mais les vrais savent : Blur, c’est bien plus que ça. Ce groupe, c’est un couteau suisse musical, une bande capable de passer d’un style à l’autre avec une aisance insolente et pertinente. Et aujourd’hui, alors qu’ils ont passé le cap (largement) de la cinquantaine (et dû géré quelques pépins physiques au passage), les voilà décortiqués à l'écran durant l'enregistrement de leur dernier album en date – The ballad of Darren, excellent, soit dit en passant – et la préparation d'une tournée qui culminera dans un concert absolument monumental au stade de Wembley, dernier temple britannique que le quatuor n'avait pas accroché à son tableau de chasse. Sauf que passer la cinquantaine, c’est avoir gagné en expérience, mais aussi en courbatures et en blessures. C’est composer avec des caractères bien trempés et des modes de vie complètement divergents. Pourtant, après des années de silence, Blur réussit un grand écart fascinant : un équilibre précaire mais sublime entre le risque d’implosion et le plaisir incommensurable de jouer ensemble. Albarn, Coxon (les deux premiers sont liés depuis l'adolescence), Rowntree et James, entre beuveries et méditations bucoliques, remontent sur scène. C’est ce qui rend ce documentaire si attachant. Ce ne sont pas des rockstars figées dans une pose grandiloquente. Non, ce sont quatre types qui jonglent avec leurs égos, leurs petites manies et leurs grands rêves accomplis, ou presque. Des moments d’émotion pure, des petites scènes du quotidien qui les font apparaître presque ordinaires – si ce n’est qu’ils ont, disons-le franchement, une bonne dose de talent en plus que vous et moi. On y découvre les rouages de leur dynamique, ce fragile ballet des individualités qui aboutit à des merveilles musicales. Et surtout, on vibre avec eux à l’approche du concert de Wembley, où ils s’apprêtent à communier avec leur public comme jamais. Ce n’est pas qu’un simple spectacle, c’est une célébration de tout ce qu’ils ont construit ensemble – peut-être la dernière à cette échelle. Ridicule de voir des quinquas sautiller sur scène ou se rouler au sol devant une foule en délire ? Comme s'en moque Albarn à un certain point, c'est la faute au public, à ce qu'il attend et a fait de ces grands adultes, qui s'évitaient depuis plus de huit ans. Ce film/documentaire nous rappelle que les chansons de Blur ne sont pas que des refrains accrocheurs : elles résonnent profondément avec la culture et les réalités sociales du Royaume-Uni. Et au bout d’une heure quarante, on en ressort avec une seule certitude : Blur, trop souvent sous-estimé en France, mérite enfin qu’on lui rende justice. On les pensait à la retraite, recyclés dans d'autres projets (Gorillaz in primis), les voici au sommet, une dernière fois, plus haut, plus loin que là où ils ont eu l'occasion d'aller en presque quatre décennies de carrière. To the end, le bien nommé.