Dès les premiers mois, Valentina devient le personnage principal de celui qui est à la base un artiste et un architecte milanais, et elle deviendra l'objet de l'attention de tous les critiques spécialisés. Au bout de trente ans de carrière, au beau milieu des années 1990, Crepax mettra finalement de côté son personnage, de manière à pouvoir se consacrer à d'autres histoires et d'autres projets. Au début des années 2000, à l'âge de 70 ans, il disparaît, marquant ainsi la fin définitive de la carrière éditoriale de Valentina. Personne n'a depuis repris la belle photographe, ce qui n'empêche pas les très nombreuses rééditions dans des formats divers et variés, comme aujourd'hui chez Dargaud. Une des premières choses qui frappent quand on feuillette les albums de Valentina, c'est à quel point elle ne ressemble pas à un personnage traditionnel de bande dessinée. Habituellement les femmes ne vieillissent pas, elles ont un âge qui n'est pas véritablement défini, elles ressemblent plus à des héroïnes intouchables qu'à des créatures réelles, qui doivent se confronter avec une vie tout aussi réelle. Le paradoxe est que si Valentina connaît des aventures particulièrement oniriques, la manière dont elle est présentée est parfaitement réaliste. Nous avons même la possibilité, à un moment donné, de consulter sa carte d'identité, sur laquelle sont présentes toutes les informations qui habituellement sont cachées au lecteur : la date de naissance par exemple, le 25 décembre 1942, correspond à celle de la femme de Guido Crepax. Au début de ses aventures, Valentina a donc (presque) vingt-trois ans. Au fur et à mesure des histoires, le temps passe et la protagoniste vieillit, même si de manière plutôt ralentie ; ce qui ne change pas, par contre, c'est la charge érotique véhiculée à travers cette splendide créature. Le réalisme ne s'arrête pas à ces détails, mais aussi aux situations qui sont abordées. Le lecteur est immergé dans des problèmes qui sont liés au sexe, aux petits tracas du quotidien, à la maladie, la jalousie, et même une question bien particulière, une forme d'anorexie, qui d'ailleurs peut-être assez aisément identifiée à travers le corps bien maigre de l'héroïne. Bien entendu, Valentina est aussi entourée par des hommes, des soupirants ou des amants de passage, notamment un fiancé critique d'art, qui va lui aussi jouer un rôle important.
Si Valentina est une œuvre aussi singulière, c'est probablement aussi parce que son créateur a un profil qui l'est tout autant. Guido Crepax est le fils d'un violoncelliste de l'opéra de la Scala de Milan (premier violon, à un certain point), et il obtient très jeune une maîtrise en architecture. Sa carrière débute dans le monde de la publicité, et il consacre ses journées à la réalisation de campagnes promotionnelles, de pochettes de disque, ou encore de couvertures pour différentes revues italiennes. Ce n'est qu'après quelques années d'activité dans ce secteur qu'il décide de s'essayer à la bande dessinée, pour faire ses débuts en 1963. Dans Linus, il avait commencé à raconter les aventures d'un de ses personnages au parfum vaguement empreint de science-fiction. C'était un critique d'art nommé Philip Rembrandt, qui possédait également des pouvoirs particuliers, au point de prendre le nom de Neutron. C'est dans une histoire de cet étrange individu que Valentina fit sa première apparition; elle semblait destinée dans un premier temps à jouer un rôle secondaire, dans une série qui n'est pas la sienne. En fait, elle apparaissait comme la petite amie de Philip et sa création est inspirée non seulement de l'actrice Louise Brooks, dont je parlerai plus tard, mais aussi de la femme de Crepax, Luisa. Mais il ne fallut pas très longtemps pour que la jeune fille vole la vedette au protagoniste annoncé, le reléguant à un rôle secondaire. Neutron a pratiquement fini par perdre ses pouvoirs, désormais simple personnage secondaire dans les aventures psychédéliques et érotiques de sa petite amie. En toute honnêteté, c'est également l'air du temps qui a poussé Crepax dans cette direction. Enquêter sur les pulsions, les rêves et les ambiguïtés d'une femme “libre” était un sujet très intéressant à une époque où, pour la première fois, on commençait à parler de libération sexuelle et de sexualité féminine. Bien que les féministes, bien sûr, n'aient pas réagi avec un enthousiasme débordant, confrontées au projet de Crepax. Mais vous le savez, la polémique est aussi très utile dans l'art, et la série devient populaire au delà des espérances, y compris en France où elle rencontre un public nourri. Nous avons déjà souligné à quel point l'artiste s'est inspiré de sa propre femme, qu'il prend en photo dans des poses et tenues à utiliser ensuite pour la version dessinée, mais il utilise donc la plastique de l'actrice Louise Brooks, une ancienne diva d'Hollywood bien présente dans les esprits des cinéphiles des années 1960, et qui incarna entre 20 et 30 ans une certaine idée de l'érotisme sur grand écran, pour un public adulte. Deux films la rendirent célèbre. Le premier en 1928, alors que Louise n'a que 22 ans, s'intitule Une fille dans chaque port, où elle peut déployer son physique de femme fatale. Mais surtout, l'année suivante, elle interprète le rôle de Loulou, dans le film allemand de Georg Wilhem Pabst, qui laissera une image indélébile dans l'histoire du cinéma et de la culture mondiale. La coiffure caractéristique de l'actrice, sa manière désinhibée d'évoluer à l'écran, déclenche une mode sans précédent, dont Valentina est l'écho moderne, des décennies plus tard.
Valentina, c'est donc le triomphe de l'érotisme en bande dessinée. Mais un érotisme raffiné, artistique, qui demande l'implication personnelle du lecteur, pour être pleinement exploité et compris. Il faut se souvenir que dans les années soixante, celui-ci n'est pas spécialement habitué à rencontrer des femmes nues dans une bande dessinée. Crepax n'incite jamais à la pornographie, et il se contente de suggérer, d'offrir le stimulus qui agit sur les instincts sexuels, que chacun peut ensuite écouter et développer selon sa propre sensibilité, son propre “eros”, ses fantasmes. En fait, le lien avec la psychanalyse est très fort, c'est un élément central de nombreuses intrigues et il revêt un grand intérêt pour Guido Crepax. L'érotisme n'est donc pas une fin en soi ici, mais est liée à une enquête sur l'inconscient des personnages et finalement aussi du lecteur, qui enchanté par les pages de Valentina, découvre que ses propres pulsions se manifestent aussi dans et chez les personnages. Mais Crepax ne s'arrête pas là, et va encore plus loin. En fait, beaucoup de ses histoires possèdent une forte connotation fétichiste. Valentina est souvent représentée non seulement simplement nue, mais aussi habillée de manière provocante, avec des vêtements en cuir, des bretelles, des cordes, des lacets, des fouets ,ou même avec des accessoires encore plus piquants. Difficile de vous proposer ici des reproductions de planches, ou de vignettes explicites, sans encourir dans les foudres de notre hébergeur et une forme de censure dont nous n'avons pas besoin. Le montage de ces pages est généralement très cinématographique; parfois Crepax se focalise sur un détail, comme les lèvres de Valentina, ou sa poitrine. Les caractéristiques de son corps sont exploités un à un, comme autant de moteurs à désir, à fantasmes, qui sont l'étincelle pour allumer le brasier de la fantaisie. Les angles de vue sont audacieux, et l'image nécessite une attention particulière, riche de double sens, ou de non-dit, d'autant plus que l'onirisme impose aux scènes des interprétations tout sauf littérales, qui vienne solliciter et jouer avec notre inconscient de lecteur. Rarement la frontière entre rêve et réalité, entre corps charnel et pulsions intimes, n'a été aussi bien illustré et analysé, que dans cette bande dessinée qui échappe à toute catégorisation classique.
On pourrait se poser la question, du coup, de l'adaptation cinématographique de Valentina. Curieusement, elle n'a pas laissé de traces indélébiles sur grand et petit écran. Signalons un film en 1973 réalisé par Corrado Farina, du nom de Baba Yaga. Tirée d'une des aventures de Valentina, il présente comme actrice pour le rôle titre une certaine Isabelle De Funès, c'est à dire… la nièce du grand Louis. Mais le mélange entre récit horrifique (Baba Yaga est une histoire, vous le devinez, assez angoissante) et érotisme poussé, provoqua une censure terrible au montage (vingt minutes passèrent à la poubelle) et le film fut interdit aux mineurs de moins de dix-huit ans. Il existe une version intégrale en dvd, si cela vous intéresse. Mentionnons aussi une série, à la fin des années 1980, coproduction italo-franco-espagnole financée par la Fininvest (la tv privée de Silvio Berlusconi). Nous disposons là de treize épisodes de trente minutes, et le rôle de Valentina est confié à l'actrice américaine Demetra Hampton, une débutante absolue. Malgré quelques bonnes idées (dont celle de confier une partie du scénario à Gianfranco Manfredi, artiste italien de bande dessinée) et le succès rencontré par Demetra, par la suite (elle tourna de nombreux films de “série B” pour le marché transalpin), ce serait mentir que de dire que beaucoup s'en souviennent aujourd'hui. Et pour cause…
Reste pour finir à évoquer les publications françaises, qui ont précédé cette intégrale chez Dargaud. C'est sur les pages du bien subversif Hara-Kiri, en 1968, que les français lisent pour la première fois les aventures de Valentina. Ensuite, le titre se poursuit dans Charlie Mensuel. En librairie on trouve des publications liées à Valentina chez Losfald, pour Albin Michel (L'Echo des savanes), Futuropolis, et donc Dargaud. Bonne découverte, si ce n'est pas déjà fait.