Séance de rattrapage avec :
La zone d'intérêt (de Jonathan Glazer)
Si vous êtes contraint de passer deux heures par jour dans le RER pour aller au travail, ou si pour vous les transports en commun s'apparentent de toute façon à une forme raffinée de torture, vous pourriez trouver des raisons d'envier Rudolf Höss. Cet officier allemand, en charge du camp d’Auschwitz en 1943, a eu l’ingénieuse idée de construire la maison de ses rêves à deux pas de son lieu de travail. D’ailleurs, le mur du vaste jardin de sa demeure jouxte celui du camp d’extermination. Pourtant, dans La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer, on ne verra jamais ce qui se passe à l’intérieur du camp. L’horreur reste hors-champ, à distance, et ne se manifeste que par bribes : le bruit des mitrailleuses qui déchirent l’air, la fumée épaisse et âcre que recrachent les hautes cheminées des crématoires, les aboiements incessants des chiens. Tout cela accompagne une vie qui s’éteint dans les flammes, une extermination méthodique, pendant que la famille Höss cultive ses légumes et peaufine son intérieur. Madame arrache les mauvaises herbes avec soin, tandis que monsieur, pince-sans-rire, suggère qu’on la brûle. Toute la force du film réside dans ce contraste glaçant : la banalité d’un quotidien familial qui incarne le mal à l’état pur, mais qui, sur le papier, ressemble à celui de n’importe quelle famille bourgeoise. Ces gens profitent de leur maison de rêve, savourent leur piscine, leur pergola, et les plaisirs du confort moderne (pour l’époque et les conditions particulières). Ce cadre presque idyllique amplifie la violence du propos, une violence feutrée, rentrée, qui n’a pas besoin d’éclater pour heurter profondément. Le contraste se suffit en lui-même. Ainsi, madame Höss envisage sérieusement de se mettre au régime pour pouvoir endosser les belles fourrures des déportées, ces femmes qui n’ont désormais plus que la peau sur les os. Ce genre de préoccupations jure atrocement avec ce qui se joue à quelques mètres de là, séparé seulement par un mur : la vie face à la mort, la routine face à l’atrocité, la banalité de la vie de famille face à la déshumanisation absolue. La grande réussite de Jonathan Glazer est de nous rappeler que la Seconde Guerre mondiale, ce ne sont pas uniquement des images d’archives ou une musique lancinante jouée au piano, pour tirer des larmes. C’est aussi, et peut-être surtout, la persistance d’une routine effroyablement ordinaire, pendant que le pire se produit. Cette idée d’un quotidien qui continue à tourner, immuable, alors que l’indicible se déroule juste à côté, est probablement ce qu’il y a de plus insoutenable. C'est toujours d'actualité, pendant que vous scrollez sur vos réseaux préférés, et qu'on réécrit l'histoire, une des ignominies les plus absurdes de ces derniers mois. Vous saviez.
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