vendredi 25 avril 2025

FEU MATHIAS PASCAL / IL FU MATTIA PASCAL (LUIGI PIRANDELLO)

Feu Mathias Pascal (Il Fu Mattia Pascal) est probablement le roman emblématique de Luigi Pirandello, l’un des maîtres incontestés des lettres italiennes du XXe siècle. D’abord publié en feuilleton dans la revue Nuova Antologia en 1904, avant de paraître la même année sous forme de volume chez l’éditeur Treves, c'est un des ouvrages les plus accessibles de l'auteur, d'une modernité toujours saisissante. Le roman se présente comme un récit rétrospectif à la première personne, où le narrateur, Mattia Pascal lui-même, déroule le fil d’une aventure aussi fantasque que déroutante. Par le biais d’un long retour en arrière, il nous raconte les vicissitudes de sa vie : la mort prématurée de son père, la ruine financière de la famille, qui l’oblige à accepter un emploi terne de bibliothécaire dans le paisible (et fictif) village ligure de Miragno, un mariage houleux avec Romilda, dont naissent deux petites filles, puis l’effondrement brutal de son univers — la perte successive de ses enfants et de sa mère — qui le pousse à fuir, submergé de douleur, avec l’idée de gagner l’Amérique. Mais le hasard le conduit à Nice, puis à Monte-Carlo, où une chance inespérée au casino lui fait empocher une belle somme. Ce coup du sort interrompt son projet d’évasion, le fait hésiter, le ramène en arrière. Jusqu’à ce qu’une nouvelle inattendue vienne bouleverser ses plans : un cadavre retrouvé près de l’ancienne propriété familiale a été formellement identifié comme étant… lui-même. Sa propre épouse l’a reconnu dans ce défunt anonyme. D’abord incrédule, Mattia y voit rapidement une opportunité inespérée de renaître sous une nouvelle identité : celle d’Adriano Meis. Ce changement radical lui permet de s’affranchir à la fois d’un mariage étouffant et d’une existence qu’il n’a jamais choisie.

S’ensuit une errance solitaire, qui le mène jusqu’à Rome, où il rencontre Adriana, une jeune femme dont il tombe sincèrement amoureux. Hélas, l’absence de toute preuve légale de son identité rend impossible un mariage qu’il souhaiterait ardemment. Cette impasse douloureuse fait voler en éclats ses illusions : la liberté tant désirée n’a pas tenu ses promesses, et le bonheur rêvé se dérobe. Car exister ne suffit pas, encore faut-il exister légalement, au yeux des autres et aussi pour la société. C'est cette dernière qui vous donne le droit d'être, de jouer un rôle, ou qui vous condamne à une non-existence, même si vous êtes bel et bien en vie. Mattia se résout alors à faire mourir Adriano Meis — officiellement noyé — pour redevenir celui qu'il était à l'état civil. Mais ce retour aux origines vire au cauchemar : à Miragno, le monde a continué sans lui. Sa femme s’est remariée, un autre occupe son ancien poste, ses concitoyens passent devant lui sans le reconnaître. Il n’est plus rien, pas même un nom. Exclu de sa propre vie, Mattia s’installe dans l’ombre de la bibliothèque, où il rédige, sans grande conviction, un récit de ses mésaventures, et va parfois fleurir la tombe où l’on croit qu’il repose à jamais. Pirandello bouscule les codes traditionnels du roman réaliste, qu'il pervertit avec une virtuosité tragique et comique, une vraie réflexion philosophique et beaucoup d'ironie, tout en donnant la parole à un narrateur à la subjectivité affirmée, dont la fiabilité même est mise en question — à rebours du narrateur omniscient typique du XIXe siècle. C’est une œuvre dense, complexe, qui introduit sur la scène littéraire moderne l’anti-héros, et s’attaque aux thèmes de l’aliénation, de la fragmentation de l’identité, du dédoublement de soi — autant de maux propres à l’homme "moderne" qui n'a pas fini de souffrir… Le roman explore avec acuité la quête d’identité et l’aspiration à la liberté intérieure, tout en mettant en lumière l’insurmontable tension entre l’être et le paraître. Mais sans apporter aucune réponse : Mattia change de visage pour échapper à une vie étriquée qui ne lui ressemble pas, mais ce voyage n’aboutit qu’à l’amplification de son malaise existentiel, à une conscience aiguë de l’absurde, à une dépersonnalisation douloureuse. Il devient spectateur de lui-même. L'enfer, c'est les autres, prétendra plus tard Sartre. L'enfer, c'est de ne pas être validé et reconnu par les autres, en tant que ce que notre conscience nous affirme à notre propre sujet, assène Pirandello, dès le tout début du siècle dernier. 


Impossible pour moi d'en rester là, sans auparavant mentionner François Orsini, mon directeur de mémoire à l'université Lille III, qui m'a initié (avec brio !) à l'œuvre de Pirandello et aux avant-gardes italiennes du XXe siècle. Je crois que je n'ai jamais rencontré un enseignant qui m'a autant donné envie d'étudier et de creuser un sujet. Austère en apparence, passionnant à écouter, je lui dois énormément. 
 

mardi 22 avril 2025

MICKEY 17 (de Bong Joon-ho)

Mickey 17 (de Bong Joon-ho)


 L’ouvrier, le manutentionnaire, les petites mains : ces individus presque invisibles à qui l’on confie les tâches les moins nobles, ceux que la société relègue au rang de rouages anonymes — ceux qui, finalement, « ne sont rien », comme l’a dit sans sourciller notre Souverain en exercice. Avec Mickey 17, Bong Joon-ho pousse ce concept jusqu’à son extrême limite : un être humain entièrement déshumanisé, dont le nom de famille — soit une bonne part de l’identité — est jugé superflu. Reproductible à l’infini grâce à une imprimante de haute technologie, Mickey conserve ses souvenirs et ses traits de caractère, ce qui permet d’en produire des copies régulièrement mises à jour. Chaque itération est exploitée jusqu’à sa mort, puis remplacée. Appuyer sur un bouton suffit à relancer le cycle.

L’idée est aussi cynique qu’efficace : dans le cadre d’une mission spatiale périlleuse, rien de plus pratique que d’envoyer un clone au casse-pipe, sur une planète glacée et inhospitalière. Le film, adaptation d'un roman d’Edward Ashton, démarre très fort : satire féroce du capitalisme, parabole sur le sacrifice de l’individu pour le bien d’un système qui le dépasse. On retrouve l’élan subversif de Snowpiercer, et la cruauté sociale de Parasite. Et il faut dire que les attentes étaient immenses — à juste titre — pour le retour de Bong Joon-ho à la science-fiction. Pendant la première moitié, le film est irrésistible, impossible de ne pas adhérer. Il décrit avec une ironie grinçante la misère existentielle de ce pauvre Mickey, condamné à faire tout ce que personne d’autre ne veut faire, à crever dans l’indifférence, puis à renaître, avec la conscience angoissante qu’il mourra encore, et encore, et encore. Cerise sur le néant : les membres de l’équipage, en route vers la nouvelle planète, ne cessent de lui poser la question la plus déplacée qui soit — « Ça fait quoi, de mourir ? ». Jusque-là, c’est un petit chef-d’œuvre. Hélas, passé le milieu du film, l’ambition s’effrite. Mickey 17 emprunte alors la voie la plus banale : notre triste héros (un très bon Pattinson) est déclaré mort, mais Mickey 18 est déjà en cours d’impression. Ils se rencontrent — c'est logique, tout le film va jouer de cette fraternité indésirée — et s’ensuivent inévitablement des querelles d’ego, des crises existentielles, et la vieille rengaine du double qui met en doute sa propre légitimité. Ajoutez à cela une romance un poil forcée avec Nasha (Naomi Ackie), qui semble davantage fascinée par l’immortalité de Mickey que par l’homme lui-même (encore que la scène du potentiel trio au lit est vraiment drôle) ; des créatures extraterrestres en carton-pâte, croisement improbable entre les vers de Dune et des monstres dignes de Lovecraft ; des dialogues de plus en plus plats ; et un final prévisible… et vous obtenez un chef d'œuvre qui se saborde. Même les antagonistes n’échappent pas au cliché : Kenneth Marshall (Mark Ruffalo) et son épouse Ylfa (Toni Collette) forment un couple de gouverneurs fascisto-technocrates qui semblent tout droit sortis d’un pastiche dystopique. Avec une pointe de satire visant Elon Musk, probablement, mais sans grande subtilité. Le vrai souci, c’est que Mickey 17 ressemble à un Bong Joon-ho qui se répète. Les thèmes sont bien là — lutte des classes, pouvoir cynique, absurdité de la hiérarchie sociale — mais sans le mordant, sans le rythme, sans l’ironie cruelle qui faisaient exploser Parasite. Un Bong Joon-ho qui semble donc sorti de la même imprimante qui repropose encore et encore ce pauvre Mickey ? Reste une première moitié percutante, un concept fascinant, et quelques éclairs de génie. Mais au bout de plus de deux heures, le film semble être passé à côté de quelque chose de grand, d'immense. Changez la cartouche ! 



lundi 21 avril 2025

ABÎMES (DE LUCILE CORBEILLE CHEZ DELCOURT)


 Lucile est photographe, mère de deux enfants, et elle vit avec un mari aimant et compréhensif. Sur le papier, elle aurait donc tout — ou presque — pour être heureuse. Sauf qu’un vague à l’âme, un spleen poisseux, lui colle à la peau. Où est passée la petite fille souriante que l’on peut admirer sur les photos de sa jeunesse ? Peut-être est-elle enterrée — au sens propre comme au figuré — avec son père. Ce dernier est récemment décédé, et Lucile a glissé dans le cercueil un joli cliché où elle figure toute petite. Elle porte cette robe bleue qui lui allait si bien, image d’une époque plus insouciante. Mais pour commencer à vraiment se retrouver, Lucile va devoir creuser — littéralement et symboliquement — afin de remonter à ses origines. Comprendre d’où l’on vient, c’est déjà éclairer qui l’on est… et peut-être deviner où l’on va. Il faut dire que la mort du père n’a rien d’anodin : elle est largement liée à l’alcoolisme. Et il n’est pas le seul de la famille à en avoir subi les ravages. Un oncle aussi a connu un destin funeste, dans les mêmes eaux troubles. Alors, il va falloir démêler patiemment les fils, remonter le temps, prendre le train, partir en Normandie, jusqu’à retrouver le dernier oncle encore en vie. Ouvrir les malles. Déterrer les souvenirs. Y découvrir un trésor inestimable : la connaissance. Celle qui mène droit à l’essence même de l’identité. Sous les yeux de Lucile, ce sont ses grands-parents, ses parents, et toute une galerie de personnages familiaux qui se dressent, prêts à lui raconter leur existence. Des vies marquées par leur condition sociale, leur époque, et les mœurs d’alors. Car les temps changent : certaines choses, aujourd’hui devenues banales, pesaient autrefois bien plus lourd dans le regard de la société.




Pour obtenir un résultat fascinant, il faut parfois savoir mettre en place une démarche innovante ou, du moins, capable de réunir le meilleur de plusieurs formes d’art. Avec Lucile Corbeille, nous sommes précisément à la croisée des chemins : là où se rencontrent la photographie et le dessin à l’aquarelle. Ce choix artistique s’avère d’autant plus pertinent que tout le récit est rythmé par les clichés photographiques — ancrés dans la mémoire par le pouvoir évocateur de l’image, témoin de microtraumatismes familiaux figés à jamais, et qui n’attendent que l’œil attentif d’un observateur pour être transmis, contribuant ainsi à leur manière à une généalogie familiale qui, sans cela, sombrerait dans l’oubli. Les personnages ici représentés n’ont, le plus souvent, pas de visage identifiable. À l’endroit où devraient apparaître des yeux, une bouche, un nez, s’ouvre un blanc, un vide. Les décors eux-mêmes semblent flotter dans une brume cotonneuse, presque fantomatique, qui finit par se dissiper pour révéler la vérité tapie dans les photographies du passé — et la conserver pour les générations futures. Lucile Corbeille parvient ainsi à montrer combien notre récit familial est traversé, guidé, parfois façonné, par les enjeux régionaux, sociaux, économiques et politiques. Elle révèle à quel point les racines profondes de nos prédécesseurs irriguent l’identité même de ce que nous sommes aujourd’hui : le désir d’échapper à une condition modeste, l’impact d’une certaine éducation sur les enfants et le couple, la volonté de s’affranchir des carcans sociaux… ou, plus simplement, la nécessité de trouver un refuge, une illusion dans laquelle s’oublier — comme peut l’être l’alcool. Il est ici question du quotidien des ouvriers, des couches les plus modestes de la population. On notera d’ailleurs cette ironie nationale : la consommation de drogues et la vente de stupéfiants sont interdites en France, mais l’alcool, ressource précieuse pour l’État, reste grandement valorisée— jusqu’à devenir, parfois, une fierté nationale. Un exemple de plus du double discours d’un pays qui sait se montrer hypocrite quand cela l’arrange. L’ensemble compose Abîmes, une bande dessinée poignante, bouleversante, dont il est presque impossible de se détacher une fois que l’on y a pénétré.

dimanche 20 avril 2025

LA GRANDE DÉFAITE 1870-1871 (DE ALAIN GOUTTMAN)

Quelques années de paresse intellectuelle, de relâchement moral et d’aveuglement politique ont suffi à transformer la première armée d’Europe en une armée vaincue, et la principale puissance du continent en une nation écrasée, humiliée, condamnée à errer un demi-siècle durant dans les limbes de l’instabilité politique et morale. Voilà, en une phrase, le condensé funèbre de ce qu’il reste du Second Empire : une défaite d’ampleur historique que l’on pourrait appeler, pour faire simple, la Débâcle — Zola ne s’en est d’ailleurs pas privé — et qui porte une date : l’été 1870.

Mais le processus d’effondrement avait commencé bien avant. Dès 1867, Napoléon III, dans un élan aussi paradoxal que logique selon son caractère profond, amorce un virage dit « libéral ». L’Empire restaure une certaine liberté de la presse, tolère un semblant de jeu parlementaire… et se perd dans ces concessions de façade. Il s’enlise, vit ses dernières heures, s’éteint lentement dans une bouillie de corruption, d’incompétence et de courtisanerie (toute référence à la Cinquième République est purement volontaire). L’armée française, quant à elle, dort sur ses lauriers, engourdie par quelques demi-succès récents. Elle est désorganisée, creuse, privée de souffle comme de vision. Et surtout : il ne se trouve personne, ni au sommet de l’État ni dans les cercles d'influence, pour comprendre l’urgence de la situation. Les hauts gradés, emperruqués dans leur suffisance, ont davantage l’habitude de faire des ronds de jambe devant l’Empereur que de faire la guerre. Pendant ce temps, Bismarck, lui, rêve chaque nuit de conflit. Il a déjà unifié les États allemands du Sud sous la houlette prussienne. Il lui reste une dernière pièce à abattre pour la suprématie en Europe : la France. Et pendant que l’aigle prussien fourbit ses serres, Napoléon et sa cour de figurines dandys s’enferment dans le déni ; ils refusent tous obstinément de voir en l’adversaire d’outre-Rhin autre chose qu’un fâcheux importun, au lieu du fossoyeur méthodique de leur dictature d’opérette. Le prétexte à la guerre ? Ce sera un épisode digne d’un vaudeville diplomatique : une querelle de succession au trône d’Espagne (un Hohenzollern parachuté comme un député macroniste dans sa circonscription), avec, en guise de cerise sur le gâteau, la fameuse dépêche d’Ems, maquillée et mise en scène par Bismarck, qui donnera à Napoléon l’occasion rêvée de se précipiter dans le piège. Il lui aurait pourtant suffi d’attendre quelques jours — voire quelques heures — pour renverser la vapeur ou, du moins, différer l’inévitable. Mais les Français, sûrs d’eux comme seuls peuvent l’être les inconscients, s’imaginent déjà à Berlin, sabre au clair et moustache au vent, sans qu’il soit besoin de transpirer. On surestime les effectifs, on oublie la logistique, on néglige la stratégie. Bref : on part à la guerre avec le panache de ceux qui n’en ont jamais vu une. C’est cette fresque tragique qu’Alain Gouttman nous restitue avec brio dans un ouvrage d’histoire qui se lit comme un roman. Rebonds multiples, personnages pathétiques ou sinistres, illusions perdues et bêtise triomphante : tout y est. S’il se montre parfois implacable, voire féroce envers les mouvements de gauche de l’époque, l’auteur n’épargne pas non plus la droite va-t-en-guerre, ni le parti impérial, ni les derniers balbutiements d’un régime qui s’étiole dans le ridicule. L'auteur ne manque jamais de souligner la petitesse des hommes face à la grandeur des enjeux. Il démonte les rouages de cette Europe en mutation, analyse les tensions géopolitiques, explique pourquoi cette guerre, au fond, devait éclater. Jusqu’au choc de Sedan, jusqu’au naufrage politique et social qu’a été la Débâcle, son récit nous confronte à cette dure vérité : il suffit de quelques jours de veulerie, de vanité et de suffisance pour précipiter dans l’abîme même les nations les plus prestigieuses. Jusqu’au choc de Sedan, jusqu’au suicide politique et social de l'été 1870, une implacable démonstration, digne d'une série Netflix. À Sedan, le couperet tombe. L’armée française est encerclée, laminée, figée dans une cuvette géographique aussi inepte que symbolique : un piège où l’on s’entasse, où l’on s’asphyxie, sans même comprendre ce qu’on y fait. Napoléon III, malade, prostré, régulièrement sondé par son médecin de confiance parce qu'il ne lui est même plus possible d'uriner, crache le sang et l’amertume dans un fiacre, tandis que ses généraux parlementent en désordre. Il capitule sans panache, erre sur le champ de bataille à la recherche d'une balle qui n'arrivera pas, livre à l’ennemi son sabre et ce qu’il restait de l’honneur impérial. Le Second Empire s’effondre comme une tente mal plantée sous un orage, et la France, elle, entre de plain-pied dans l’une des pages les plus noires de son histoire contemporaine. C'est la fuite de Paris, pour Eugénie, Impératrice cruelle et exaltée, qui avait envoyé son mari moribond mener les troupes, sur son cheval, alors qu'il parvenait à grand peine à marcher. Ce sera ensuite la Commune, le bain de sang, mais j'en parlerai une autre fois. La prochaine saison. 



vendredi 18 avril 2025

MA MÈRE, DIEU ET SYLVIE VARTAN

MA MÈRE, DIEU ET SYLVIE VARTAN (de Ken Scott)

 Je pense que tout le monde connaît désormais Jonathan Cohen. On peut l’appeler humoriste, ou acteur comique contemporain, ce qui revient à dire qu’il enchaîne les rôles dans des projets de faible envergure, visibles un peu partout, tout le temps — sans pour autant laisser de souvenirs impérissables dans l’histoire du cinéma. Cohen, c’est un peu l’incarnation de l’esprit Canal, mais celui des dernières années : pas celui des grandes heures iconoclastes, non, celui des formats tièdes et des personnages vaguement irritants, parfois touchants, mais rarement plus. Je ne dis pas que le type est dénué de talent ou qu’il ne sait pas faire rire — je dis simplement qu’il dégage une forme de fadeur professionnelle, une transparence polie et faussement vulgaire à laquelle je n’adhère pas. Dans Ma mère, Dieu et Sylvie Vartan, on le retrouve dans le rôle d’un homme à qui tout a réussi, alors que rien ne semblait jouer en sa faveur à la naissance. Né avec un pied bot dans une famille nombreuse et populaire, le jeune Roland passe les premières années de sa vie à ramper sur le linoléum familial ou à végéter dans un lit, en attendant une intervention divine plus qu’un traitement médical. Sa mère, une juive marocaine fervente croyante et étouffante (interprétée avec une certaine conviction par Leïla Bekhti, constamment grimée), est persuadée que Dieu lui a promis un destin hors du commun. 

C’est dans ce contexte qu’émerge un élément aussi inattendu que central : la passion du garçon pour Sylvie Vartan, véritable divinité domestique qui vient rythmer la vie de famille, des posters aux vinyles. La progression de ce garçon, que l’on disait condamné à l’immobilité, devient alors une sorte d’ascension mystico-pop. À l’âge adulte, Max tente d’abord une carrière artistique, avant de devenir un brillant avocat, de se marier, de faire des enfants et, somme toute, de surpasser allègrement toutes les prédictions que son handicap lui réservait à la naissance. Le film, à l’image de son interprète principal, est globalement sympathique. Quelques moments d’émotion fonctionnent plutôt bien, mais l’ensemble peine à décoller. On dirait une comédie consensuelle de première partie de soirée, pour la télévision publique : plaisante, jamais indigeste, mais totalement oubliable. Une sorte d’apéritif pas trop salé, juste de quoi aiguiser la faim avant de rentrer cuisiner soi-même quelque chose de consistant. Et pourtant, au milieu de ce récit, un moment m’a sincèrement touché — et il n’a rien à voir avec la mère oppressante ni avec la star des yéyés. C’est une scène discrète, presque banale, dans un restaurant, où Roland prend soudain conscience qu’il ne connaît rien de son père. Pas une grande révélation, pas de musique larmoyante, juste une conversation tardive entre deux hommes qui n’ont jamais su se parler. Quelques instants d’une justesse troublante, qui m’ont rappelé — peut-être un peu trop — l’absence de dialogue que j’ai moi-même connue avec mon père avant sa mort, l’an dernier. Ce père dont je n’ai pas eu, dans mon cas, « six mois de rab » pour essayer de le comprendre (ceux dont dispose Roland dans le film). Une scène qui m’a frappé là où ça fait mal ; j'aurais peut-être pu réaliser à temps qu'une grande partie de mes blessures était guérie depuis longtemps, cesser de continuer à vouloir lécher la plaie et regarder les fils. Mais avec mon père, ça n'avait rien de simple. Ni d'évident. Pour finir, parlons de Sylvie Vartan. Oui, elle apparaît à l’écran. Fréquemment. Et si elle parvient à conserver une certaine dignité, il faut bien reconnaître qu’elle ressemble davantage à une relique sous vide qu’à une actrice. Son jeu est aussi figé qu’un lifting réalisé à la fraîche, en Roumanie. La dernière fois que j’ai vu un tel naturel sur un visage et chez une comédienne, c’était probablement lors de la campagne présidentielle de Valérie Pécresse. C’est dire. Je n’ai pas lu le livre dont est tiré le film, et je n’ai qu’une connaissance vague de son auteur, ce qui ne m’empêche pas d’esquisser un sourire poli en sortant de la salle. Oui, je n’ai pas vu le temps passer. Mais j’ai aussi l’intuition que je n’en garderai pas grand-chose.




jeudi 17 avril 2025

1932 : L'ASSASSINAT DE PAUL DOUMER

 Paul Doumer n’était pas exactement un président de la République sorti d’un roman d’aventures ou d'un film d'action. C’était plutôt un personnage de Balzac : sérieux, travailleur, un brin morose, bref, un vétéran de la politique au long cours. Élu en 1931 à l’âge où d’autres songent à leur retraite, il s’installe à l’Élysée avec toute la solennité d’un grand-père décidé à remettre la bande de ses petits enfants dans le droit chemin. À ceux qui s’inquiétaient de sa santé, il répondait par une blague un peu sinistre : « Je ne verrai pas la fin de mon septennat. » Visionnaire ou juste lucide ? Certains paris ont le don de porter la poisse.

Le 6 mai 1932, Paul Doumer se rend à une soirée de charité à la salle Gaveau, dans le huitième arrondissement de Paris. Un gala littéraire organisé pour les gueules cassées de la Grande Guerre, où les écrivains vendent leurs livres et le président signe son arrêt de mort, sans le savoir. Doumer, qui tient à payer ses ouvrages comme tout honnête homme, s’avance dans la salle. Il serre quelques mains, sourit pour la forme, puis s’écroule brutalement. Trois coups de feu ont claqué. Une vague détonation, incongrue. « Comme un bruit qu'on ne peut manifester devant un président », dira plus tard un témoin, car même les balles, à l’époque, respectaient les convenances. Le tireur ? Un certain Paul Gorgulov. Russe, émigré, écrivain raté, médecin autoproclamé, et surtout psychopathe certifié. Il se dit "sauveur de la Russie", en mission sacrée contre le communisme. Une mission un peu floue, certes, qui passe visiblement par l’élimination du président français — logique qui échappe encore aux meilleurs exégètes. Il tire sur Doumer à bout portant, puis se laisse arrêter sans gloire. L’acte est absurde, et le mobile encore plus. On assassine un chef d’État ? Fort bien. Mais qu’on le fasse pour une bonne vieille querelle idéologique, un différend stratégique, une passion tragique, une haine viscérale ! Pas pour une croisade mentale qui ne tient pas debout, menée par un illuminé au regard vide. Transporté d’urgence à l’hôpital Beaujon, Paul Doumer agonise sans bruit pendant trois jours. Une balle sous l’aisselle, une autre dans la nuque — le pronostic était sacrément réservé, dès les premiers instants. Le 9 mai, il meurt sans reprendre connaissance, comme si l’Histoire elle-même hésitait à réveiller le président. Quant à Gorgulov, il est jugé rapidement, condamné à mort, puis guillotiné le 14 septembre suivant. La lame tombe, l’aide-bourreau grimace et ironise : « Une tête mal taillée », dit-il. L’assassinat de Paul Doumer, c’est un fait divers sans épaisseur, un drame qui peine à défrayer la chronique plus de quelques jours. Une tragédie sans souffle, un crime sans grandeur. Juste un pauvre bougre en mal de reconnaissance et un président trop poli pour lui refuser une dédicace. Et ainsi s’achève la carrière présidentielle de Paul Doumer : sur une note bruyante, désinvolte, et vaguement grotesque. Lui qui avait vu tant de régimes tomber, tant de ministères se succéder, ne méritait-il pas une sortie plus noble ? Peut-être. Mais la Troisième République, elle, ne faisait pas dans le tragique grec. Que dire de la Cinquième, où une gifle mal appuyée et un « Montjoie ! Saint Denis ! À bas la Macronie ! » reste le pastiche le plus triste et stérile de notre morne vie politique moderne.



mercredi 16 avril 2025

LA VESSIE DE NAPOLEON III

 Sous les ors du Second Empire, alors que la France s’enivre de progrès, de chemins de fer et d’expositions universelles, l’Empereur Napoléon III, lui, vit une lente dégringolade et serre les dents. Sa santé, déjà fragile dès les années 1850, devient, dans la décennie suivante, l’ombre portée de son règne. On a parfois moqué son regard éteint, sa posture raide, ses absences en conseil, sans toujours comprendre qu’il ne s’agissait pas de lassitude politique mais bien de douleurs physiques insidieuses — celles d’une maladie de la vessie dont l’origine semble aussi confuse que le suffrage universel sous surveillance impériale. Les premières atteintes se manifestent par des difficultés à uriner, des douleurs lombaires, une gêne constante qui contraint l’Empereur à s’asseoir avec une prudence de diplomate autrichien. C’est, on le comprendra plus tard, une lithiase vésicale, autrement dit une accumulation de calculs urinaires qui transforment la vessie en un sablier douloureux. La médecine du dix-neuvième, sûre d’elle mais fort peu efficace, oscille entre bains de siège, saignées, cataplasmes et charlatanismes. Du reste, envoyer le pauvre Empereur en cure thermale, à Vichy, est exactement le contraire de ce qu'il aurait fallu faire en pareille occasion. 

En 1865 déjà, les symptômes s’aggravent. L’homme qui se voulait à la fois Empereur indiscuté et grand artisan du nouveau libéralisme (l'Empire Libéral, sa grande marotte) s’épuise à marcher, à écrire, à parler. Lors des cérémonies officielles, il semble absent, voire même parfois totalement anesthésié, par les fortes doses pharmacologiques censées atténuer la douleur. L'Impératrice Eugénie est de plus en plus souvent amenée à tirer les fils d'un pouvoir qui vacille dangereusement et dont la politique étrangère s'étiole terriblement, mois après mois. Napoléon III consulte des spécialistes anglais et français, qui rivalisent d’inefficacité dans une époque où l’urologie relève encore de la divination. L’un d’eux, d’ailleurs, convaincra l’Empereur de ne surtout pas opérer, ce qui, avec le recul, ressemble à un sabotage chirurgical. En 1870, la maladie atteint son paroxysme. L’Empereur ne tient plus debout, plie sous les crises, urine goutte à goutte dans la douleur, et c’est pourtant lui qu’on envoie à Sedan pour commander une armée, fantôme à cheval, condottiere spectral d'une nation qui va connaître la déroute totale face aux Prussiens. La conclusion est inexorable : la défaite, la capture, l’exil. À Chislehurst, en Angleterre, où il finira ses jours, Napoléon III ne gouverne plus que son fauteuil, et encore. Les crises douloureuses le réveillent la nuit, le rendent irritable, triste, rongé d’un sentiment d’inutilité que même l’impératrice Eugénie ne parvient plus à atténuer. En 1873, on décide enfin de l’opérer. L’anesthésie est approximative, l’asepsie encore balbutiante, et la médecine, comme souvent au XIXe siècle, tente un dernier exploit pour mieux signer l’échec. L’Empereur meurt au cours de l’intervention. Il laisse une veuve inconsolable, un fils orphelin, et une République en devenir, en construction. Aujourd’hui encore, la maladie de Napoléon III résonne étrangement avec notre époque : un chef de l’État seul, mal conseillé et affaibli, un pouvoir qui se délite sans que personne n’ose vraiment le dire, des conseillers hésitants, des médecins divisés, et une nation qui regarde ailleurs… jusqu’au désastre. Il y a parfois, entre Second Empire et Cinquième République, des airs de famille. Certes, aucune maladie de la vessie n'a été diagnostiquée à notre Souverain actuel, mais l'inconséquence du petit bonhomme le rapproche, à bien des égards, de son ancêtre impérial.



mardi 15 avril 2025

1849 : CÉRÉS LE PREMIER TIMBRE FRANÇAIS

 Il aura fallu près d’une décennie à la France pour emboîter le pas des Britanniques, qui avaient lancé dès 1840 le tout premier timbre-poste au monde, le fameux « Penny Black ». De l’autre côté de la Manche, l'effigie de la reine Victoria s’affiche fièrement. En France, en revanche, ce n’est que le 1er janvier 1849 que le « 20 centimes noir » débarque dans les bureaux de poste. Pas de monarque ici, mais une République toute fraîche, incarnée par une Cérès digne, déesse romaine des moissons et de la vigne, gravée avec art par Jacques-Jean Barre. Il faut dire que le pays sort tout juste de la Révolution de 1848, qui a mis fin à la monarchie de Juillet et balayé Louis-Philippe. La Deuxième République, proclamée en février 1848, cherche encore ses marques dans un climat instable, tiraillé entre élans démocratiques et tensions sociales. Au moment où l’on imprime le premier timbre français, Louis-Napoléon Bonaparte vient tout juste d’être élu président de la République au suffrage universel masculin. Le Prince-Président, comme il convient de s'en souvenir, pour comprendre qu'en tout temps, il n'y a pas de pires aveugles que ceux qui ne souhaitent pas voir.

En tous les cas, le lancement du timbre-poste, en pleine Deuxième République éphémère, fait flop. L’événement passe sous les radars médiatiques, balayé par les crises politiques. Et le public, lui, est plutôt consterné : à l’époque, c’est au destinataire de payer le port. Coller un timbre revient donc à sous-entendre que votre correspondant n’a pas les moyens d’ouvrir son porte-monnaie… Résultat ? À la fin de 1849, à peine 10 % des lettres sont affranchies à la moderne. Il faudra attendre dix ans pour que l'usage du timbre devienne majoritaire. Pour ne rien arranger, la couleur noire du « 20 centimes » rend les oblitérations peu visibles, ce qui ouvre la porte à quelques combines : des petits malins réutilisent les timbres déjà servis, recyclant Cérès avec une inventivité digne des meilleures heures de l’écologie postale. Ne riez pas, j'en ai fait de même, quand j'étais jeune, en grattant avec la pointe d'un compas les traces d'oblitérations dans les marges dentelés de certains timbres. La Poste, piquée au vif, retire le timbre dès octobre 1850. Techniquement, le « 20 centimes noir » n’est pas si rare : près de 42 millions d’exemplaires imprimés, dont 31 millions vendus. Mais sa symbolique, sa beauté austère et sa place de pionnier lui valent un prestige certain chez nous autres, les philatélistes. Ceux-ci traquent les variantes : papier blanc, papier jaune, impressions mal encrées, têtes-bêches… Chaque anomalie devient un Graal. Et certaines lettres affranchies dans les toutes premières semaines de janvier 1849, avec des oblitérations de fortune (traits de plume, cachets improvisés, voire bouchons de bouteille ?), peuvent atteindre des sommes à faire pâlir un notaire. Car si l’administration avait bien prévu l’impression des timbres, elle avait oublié un détail : comment les annuler, c'est-à-dire l'affranchissement. Résultat, chaque bureau de poste improvise. À Paris, la fameuse grille d’oblitération n’entre en fonction que le 10 janvier. Dans la Creuse, il faudra attendre mars. Entre-temps, c’est la jungle postale. Mais une jungle bénie pour les collectionneurs d’aujourd’hui. Le type « Cérès », quant à lui, ne s’arrête pas là. Il revient dans plusieurs séries ultérieures, avec d’autres couleurs et valeurs : 15 centimes vert, 25 centimes bleu, 1 franc rouge… Et c’est justement ce dernier, le « 1 franc vermillon », qui deviendra le roi du bal philatélique. Tiré à un peu plus de 500 000 exemplaires, dont une bonne partie détruite ou décollée des enveloppes, ce timbre magnifique, mais corrosif pour les plaques d’impression (merci le cinabre !), atteint des cotes astronomiques. Certaines paires tête-bêche s’arrachent comme des toiles de maître. Et les exemplaires dits « Vervelle », imprimés sur papier fin dans une couleur pâle, relèvent presque de la légende. Je vous vois venir et je confesse : non, je n'en ai aucun exemplaire dans ma collection. Pour être complet, rappelons aussi que les premiers timbres étaient non dentelés. Il fallait donc les séparer avec des ciseaux. La séparation entre chaque timbre était bien mince et les postiers pas toujours très habiles, il arrivait fréquemment qu'une partie du timbre soit tranchée par un agent trop pressé ou à demi myope. Ce qui explique pourquoi il est si difficile de trouver des timbres non dentelés dont la marge est régulière et bien délimitée. Aujourd’hui, à l’heure des emojis et des mails instantanés, ces petites vignettes muettes, ces concentrés d'histoire, continuent de faire battre le cœur des collectionneurs. La Poste elle-même, flairant l’aubaine, multiplie les rééditions commémoratives. Quand aux timbres de type Cérès, ce sont eux qui ont essuyé les plâtres, très brièvement, avant que le Second Empire de Napoléon III ne vienne briser leur ascension. Ils seront remplacés (avant de revenir par la suite) par le portrait de l'Empereur. J'ai hâte que Macronette Premier en fasse de même, pour ajouter son auguste faciès dans mes albums. 


 Estimation pour ce bloc de six (oblitérés étoiles): 1300 euros.

samedi 12 avril 2025

JEAN-PIERRE ANDREVON : PAYSAGES DE MORT

 Paysages de mort : voilà un titre qui annonce sans ambages la couleur. Pour le rire et l'espoir, vous repasserez. Funèbre, inquiétant, mais assurément prometteur — surtout pour qui connaît un tant soit peu l'œuvre de Jean-Pierre Andrevon. Auteur prolifique, pilier de la science-fiction française depuis les années 1970, Andrevon reste pourtant encore trop souvent confiné aux marges du grand public. Il n’en est pas moins l’un de ces écrivains qu’on découvre un jour — souvent trop tard — pour ensuite se lancer dans une chasse fébrile à tous ses textes, romans comme nouvelles, tant son univers fascine par sa cohérence désabusée. Sans négliger ses envolées érotiques, qui lui ont valu dans la bouche des grenouilles de bénitiers catho-littéraires le titre ronflant de pornographe de la science-fiction. 

Ma propre rencontre avec Jean-Pierre Andrevon remonte à l’adolescence, comme c’est souvent le cas avec les grands auteurs de SF. À l’époque, je dévorais les petits volumes de la collection Présence du Futur chez Denoël, reconnaissables entre mille à leurs couvertures unies, rehaussées d’un cercle énigmatique abritant une illustration hallucinée. Une promesse, souvent tenue, d’un contenu et d'un contexte déroutants. Je les trouvais sur les étagères de la bibliothèque de Saint-Quentin, l'annexe d'Harly, avec la complicité d'un agent qui me laissait emprunter un peu tout ce que je souhaitais, y-compris certains ouvrages habituellement destinés à des amateurs plus expérimentés qu'un gamin de cinquième. Andrevon a vite fait partie de mes découvertes d'alors, avec ses visions du futur aussi puissantes que désespérées. Dans Paysages de mort, recueil de nouvelles paru initialement en 1975, l’auteur déploie un regard d’une noirceur lucide sur la condition humaine. Il y scrute notre avenir non pas à travers le prisme de la conquête ou du progrès, mais au contraire par celui du déclin, de la vacuité de nos réalisations, de cette course effrénée vers une fin que nous aurons nous-mêmes programmée. L’anticipation chez Andrevon n’est jamais synonyme d’élévation — mais plutôt de chute. Il n’y a pas d’ascension, pas d’échappée cosmique, juste la perspective glaçante d’une extinction annoncée. Dans l’épilogue, sans doute l’une des parties les plus marquantes du livre, on peut lire cette sentence implacable : « Rien ne circule entre les étoiles, tu le sais. Et l’homme n’ira jamais dans les étoiles. Il n’en aura pas le temps. Elles sont trop loin. La merde monte. Il n’a même pas encore été capable d’aller poser son pied sur Mars. Tu le sais. » Tout est dit. L’homme échouera à rêver au-delà de son nombril. Et même lorsqu’il rêve encore, il est déjà trop tard. Le texte presque éponyme, "Paysage des morts", fonctionne comme une longue énumération funèbre, une procession d’images apocalyptiques où la mort, toujours, finit par triompher. Mais au-delà du simple constat fataliste, Andrevon dessine un décor à la fois métaphorique et très ancré dans les peurs des années 1970 : celle d’un holocauste nucléaire imminent, celle de la planète rendue inhabitable, celle d’un quotidien rétréci à quelques mètres carrés de béton, sous la menace constante de la folie humaine. Même Tarzan, ce roi de la jungle, ne peut échapper au sort commun. Son territoire s’est réduit comme peau de chagrin et sa légende survit grâce à des répliques robotiques, des simulacres pathétiques. Ailleurs, certains se terrent dans des cavernes, survivants hagards d’un monde post-apocalyptique, dopés aux hallucinogènes pour croire encore à un ennemi venu d’ailleurs, alors que la guerre est finie depuis longtemps. L’homme devient la caricature tragique de lui-même, pris au piège de son propre hubris, tel un rat dans son labyrinthe empoisonné (dans la nouvelle "Les rats", en toute logique). Andrevon, dans ce recueil comme dans tant d’autres de ses œuvres, nous tend un miroir sans indulgence. Et si le paysage est de mort, ce n’est pas par goût du macabre, mais par lucidité. Son œuvre, à bien des égards, fait office d’alerte. Une alerte littéraire, poétique, politique. Un goût pour l'anticipation qui est (presque) devenu notre présent. Une dernière pichenette, et nous y serons. 



jeudi 3 avril 2025

NATACHA (PRESQUE) HÔTESSE DE L'AIR

Natacha (presque) hôtesse de l'air (de Noémie Saglio)


Natacha : le personnage n'évoquera pas grand chose aux générations les plus jeunes, on le destinera plutôt aux parents et grands parents, qui suivent le travail et les courbes de l'héroïne de François Walthéry depuis les années 1970. Portée par une Camille Lou lumineuse et frétillante (elle ne m'a jamais fait beaucoup d'effet avant, mais dans son petit costume aérien, c'est une autre histoire), cette version de Natacha a tout de la résistante d’un autre temps. Nous sommes dans les années 1960, une époque où les petites filles sont priées de rêver mariage plutôt que carrière. Mais voilà, Natacha veut devenir hôtesse de l'air. Si les règles du recrutement sont une longue liste d'exigences absurdes (deux centimètres en trop, des cheveux trop plats, et une bonne dose de sexisme en prime), elle décide de ne pas s'en laisser conter. Après tout, ce serait dommage de passer à côté de l'opportunité de se faire pincer les fesses entre Paris et Rio de Janeiro par des types qui n'attendent qu'une chose, un scotch et une petite pipe (on pouvait fumer, à l'époque, à bord d'un avion. Vous pensiez vraiment à "ça" ?). Le film préfère évidemment l'aventure au service à bord, dans un joyeux chaos très naïf où se croisent voleurs de tableaux, mafieux et politiciens louches. Natacha (qui n'a encore jamais pris l'avion de sa vie) se retrouve embarquée dans une chasse effrénée à La Joconde ; la retrouver pourrait bien être aussi sa seule chance de devenir un jour une hôtesse, une vraie. Toujours prête à foncer, elle traîne dans son sillage un steward misogyne et tremblotant, Walter, qui dans cette version sur grand écran n'est qu'un niais paresseux et inutile, qui n'a pas trouvé la force d'assumer son homosexualité latente (Vincent Dedienne est un choix qui pousse clairement à cette interprétation). Si le scénario prétend se situer dans les sixties, le film ne s'embarrasse pas d'une rigueur historique excessive. L'anachronisme y est une véritable signature : dialogues truffés de références contemporaines, clins d'œil complices à notre époque, jusqu'à ce personnage joué par Baptiste Lecaplain, surnommé "BFM" qui verse dans le complotisme et nous prédit une pandémie venue de Chine, causée par des pangolins (ne souriez pas, beaucoup ont accepté le concept lorsqu'on leur a vendu ces inepties, en 2020).  

De plus, certains personnages secondaires peinent à décoller (ou sont carrément embarrassants) et la narration rencontre quelques trous d'air, mais la fraîcheur du ton et le dynamisme du casting compensent en partie ces petites secousses. C'est d'ailleurs probablement ici que réside la limite de l'exercice. Transposer au cinéma l'ambiance humoristique, mais aussi aventureuse, qui traverse de très nombreux albums de bande dessinée dites franco-belge est probablement impossible. Tout d'abord parce qu'ils étaient au départ destinés à un public adolescent (d'où les pré publications dans les pages de Spirou) et ensuite parce qu'ils présupposent une suspension de l'incrédulité et une connivence dans l'absurde qui fonctionne bien mieux sur papier que dans les salles obscures. Du coup, le produit fini, même s'il ne manque pas de brio, semble ne pas trop savoir à qui il s'adresse et pourrait bien avoir beaucoup de mal à trouver son spectateur cible. Au-delà du divertissement, le film ébauche aussi une réflexion sommaire sur la condition féminine. Sans jamais sombrer dans la lourdeur, certes, il esquisse des portraits de femmes complexes et variés, qui mêlent courage, intelligence, maladresse et audace. Les hommes, quant à eux, oscillent entre dépendance, fragilité et assurance feinte, avec un regard souvent caustique. Ou comment grossir largement le travail et les intentions de Walthéry, pour coller à l'air du temps. Natacha (presque) hôtesse de l'air réussit donc (presque) son atterrissage : une comédie espiègle, qui revisite une figure de la BD avec humour et quelques intuitions ou punchlines qui font oublier, sur le moment, le constat implacable du nanar sympatoche, mais nanar quand même. Vous l'aurez compris, la bande dessinée est une source qui sera exploitée jusqu'à la dernière image, quitte à la tarir une bonne fois pour toutes.  



mardi 1 avril 2025

L'INÉLIGIBILITÉ ET LE PETIT BRACELET : MARINE LE PEN ET LES MÉSAVENTURES DES FAFS

 Inéligible. Avec même des petits bracelets électroniques en cadeau. Du plus bel effet, et furieusement trendy dans la classe politique ces derniers mois. La sentence est donc tombée et n'a rien de clémente pour les droitards xénophobes qui hantent les réseaux sociaux et se sentent galvanisés par la fascisation progressive des esprits. Marine Le Pen est condamnée à une peine d’inéligibilité assortie d’une exécution provisoire, à appliquer immédiatement, donc. À moins qu’une cour d’appel ne revienne sur cette décision d’ici là, elle ne pourra pas se présenter à l’élection présidentielle de 2027. Pour la première fois dans l’histoire de la Ve République et de l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct, la favorite à la course à l’Élysée a l’interdiction d’y participer. Et comme le veut la rengaine de la victimisation : c'est pas elle, elle n'y est pour rien. Ben voyons (pour reprendre un slogan bien connu, d'un autre condamné récent, par ailleurs. 9000 euros pour injures raciales, il y a moins d'une semaine de cela). Bénédicte de Perthuis et ses assesseurs avaient pleinement conscience de la déflagration qu’ils s’apprêtaient à provoquer. C’est pour cette raison que la présidente a pris le temps, plus de deux heures, pour expliquer en détail son délibéré, alors que l’usage veut que les peines soient d’abord prononcées. Celles-ci sont lourdes, mais sans grande surprise au regard de la tenue des débats, à l’automne dernier. Deux heures consacrées à des prévenus littéralement teubés, avec en point d'orgue une Marine outrée d'avoir été prise la main dans le sac, au point de quitter l'audience avant son terme. Madame boude.

C'est bien connu, la meilleure défense reste l'attaque. Ce qui n'exclut pas, pourtant, de conserver un peu de dignité. Pour le Rassemblement National, il est donc évident que la décision de rendre illégitime Marine Le Pen est hautement politique. Les juges sont soit corrompus, soit guidés par leur appartenance ou credo politique, en décidant d'éliminer la perfide blondasse de la course à l'Élysée. Autrement dit, ils sont tous innocents, du premier au dernier, car après tout, ne sont-ils pas des élus de la République ? Et qui dit élus, pour ces gens-là, signifie intouchables. Une caste qui ne peut être jugée par un tribunal classique, mais qui devrait être soumise au verdict du grand public, au nom d'une vague idée de la démocratie. Comme si cette dernière consistait à prendre des décisions à l'emporte-pièce, nourries par des médias complaisants et des fake news, au détriment d'un système judiciaire présenté comme asservi au pouvoir en place, et donc systématiquement en croisade contre l'opposition. Innocente ou coupable ? Envoyez un SMS et décidez du sort de ces pitres, en quelque sorte. Bref, le parti qui, autrefois, a tout fait pour se dé-diaboliser en revient à sa bonne vieille rengaine : seul contre tous. Ils n'ont jamais rien fait, ils n'ont rien à se reprocher, ils sont la cible de toutes les envies, de toutes les rancunes, de toutes les mesquineries. Au diable les quatre millions d'euros de financement européen qui ont disparu des radars. Au diable ces collaborateurs fantômes et les rémunérations indues. Cette même Europe, sur laquelle le RN a longtemps tapé, présentée comme un projet honni, est en fait devenue la tirelire favorite des xénophobes ignorants qui se sont bien engraissés grâce à l'argent de Bruxelles. Et ce n'est pas moi qui le dis, c'est en quelque sorte le résumé ironique de toutes les conclusions du tribunal. C'est ce même tribunal qui vaut à Marine un joli bracelet électronique pour deux belles années de honte publique. Rappelez-vous la rengaine de la Rolex, symbole du succès. Désormais, quand on observe l'ancien président Sarkozy et l'ex-future présidente Le Pen, on a l'impression que c'est ce petit gadget technologique qui représente le Graal de l'élite. Ceux qui sont montés si haut qu'ils ont reçu le privilège de ne pas quitter leurs pénates, sous peine de déclencher une alarme dans le commissariat le plus proche. Au journal télévisé, qui lui a complaisamment tendu le micro, Marine Le Pen s'est livrée à une attaque en règle, ad hominem et ad personam, contre le juge de première instance qui s'est chargé de la déclarer coupable. Rarement avait-on vu le pouvoir judiciaire autant foulé aux pieds, traîné dans la boue. La réaction des dirigeants du Rassemblement National est un crachat au visage de la séparation des pouvoirs et de l'indépendance de la justice (qui certes fonctionne sur courant alternatif. Bayrou, pour des faits assez similaires, a bénéficié de la carte immunité, réservée à ceux qui ont prêté allégeance à notre Empereur vacillant. Il est loin d'être le seul). Entre projet absurde, comme celui de lancer une pétition en faveur de Marine, et volonté de poser en victime éternelle en appelant discrètement à la réaction du peuple, le RN démontre, une fois de plus, sa véritable identité : celle d'un groupe hostile à la démocratie, qui n'acceptera le système que tant qu'il lui sera favorable, et qui, à la première occasion, lui plantera un couteau entre les omoplates pour assouvir son rêve d'accession au pouvoir.

Car c'est quoi, le RN, les frontistes ? Tout bonnement une arnaque qui prospère sur la misère sociale et le désespoir des gens, qui, en dernier recours, votent pour ces clowns. Des électeurs qui, à force de se focaliser sur l'immigré censé leur voler leur argent, ne réalisent même plus que ce sont des millions d'euros qui sont détournés par ces parasites du système. De véritables sangsues qui se collent aux plus faibles, aux plus vieux, aux moins instruits, à ceux qui ont peur, pour leur faire les poches et vivre grassement sur leur naïveté et leur ignorance. En votant RN, vous pensiez peut-être changer le système, mais vous ne faites en réalité que lui garantir un avenir misérable, avec les immigrés et les exclus pour variable d'ajustement. Vous êtes les dindons de la farce. Désormais, tous les espoirs de ces rebuts de semence frelatée reposeront probablement sur les frêles épaules de Jordan Bardella, dont la maitrise des dossiers et la connaissance des rouages de l'état est un peu celle que je possède moi-même sur la mécanique des moteurs à injection et les secrets cachés sous le capot des grosses cylindrées. En gros, c'est la panne assurée, inutile de se donner la peine de tourner la clé de contact. C'est con, quand même, un faf