Quelques années de paresse intellectuelle, de relâchement moral et d’aveuglement politique ont suffi à transformer la première armée d’Europe en une armée vaincue, et la principale puissance du continent en une nation écrasée, humiliée, condamnée à errer un demi-siècle durant dans les limbes de l’instabilité politique et morale. Voilà, en une phrase, le condensé funèbre de ce qu’il reste du Second Empire : une défaite d’ampleur historique que l’on pourrait appeler, pour faire simple, la Débâcle — Zola ne s’en est d’ailleurs pas privé — et qui porte une date : l’été 1870.
Mais le processus d’effondrement avait commencé bien avant. Dès 1867, Napoléon III, dans un élan aussi paradoxal que logique selon son caractère profond, amorce un virage dit « libéral ». L’Empire restaure une certaine liberté de la presse, tolère un semblant de jeu parlementaire… et se perd dans ces concessions de façade. Il s’enlise, vit ses dernières heures, s’éteint lentement dans une bouillie de corruption, d’incompétence et de courtisanerie (toute référence à la Cinquième République est purement volontaire). L’armée française, quant à elle, dort sur ses lauriers, engourdie par quelques demi-succès récents. Elle est désorganisée, creuse, privée de souffle comme de vision. Et surtout : il ne se trouve personne, ni au sommet de l’État ni dans les cercles d'influence, pour comprendre l’urgence de la situation. Les hauts gradés, emperruqués dans leur suffisance, ont davantage l’habitude de faire des ronds de jambe devant l’Empereur que de faire la guerre. Pendant ce temps, Bismarck, lui, rêve chaque nuit de conflit. Il a déjà unifié les États allemands du Sud sous la houlette prussienne. Il lui reste une dernière pièce à abattre pour la suprématie en Europe : la France. Et pendant que l’aigle prussien fourbit ses serres, Napoléon et sa cour de figurines dandys s’enferment dans le déni ; ils refusent tous obstinément de voir en l’adversaire d’outre-Rhin autre chose qu’un fâcheux importun, au lieu du fossoyeur méthodique de leur dictature d’opérette. Le prétexte à la guerre ? Ce sera un épisode digne d’un vaudeville diplomatique : une querelle de succession au trône d’Espagne (un Hohenzollern parachuté comme un député macroniste dans sa circonscription), avec, en guise de cerise sur le gâteau, la fameuse dépêche d’Ems, maquillée et mise en scène par Bismarck, qui donnera à Napoléon l’occasion rêvée de se précipiter dans le piège. Il lui aurait pourtant suffi d’attendre quelques jours — voire quelques heures — pour renverser la vapeur ou, du moins, différer l’inévitable. Mais les Français, sûrs d’eux comme seuls peuvent l’être les inconscients, s’imaginent déjà à Berlin, sabre au clair et moustache au vent, sans qu’il soit besoin de transpirer. On surestime les effectifs, on oublie la logistique, on néglige la stratégie. Bref : on part à la guerre avec le panache de ceux qui n’en ont jamais vu une. C’est cette fresque tragique qu’Alain Gouttman nous restitue avec brio dans un ouvrage d’histoire qui se lit comme un roman. Rebonds multiples, personnages pathétiques ou sinistres, illusions perdues et bêtise triomphante : tout y est. S’il se montre parfois implacable, voire féroce envers les mouvements de gauche de l’époque, l’auteur n’épargne pas non plus la droite va-t-en-guerre, ni le parti impérial, ni les derniers balbutiements d’un régime qui s’étiole dans le ridicule. L'auteur ne manque jamais de souligner la petitesse des hommes face à la grandeur des enjeux. Il démonte les rouages de cette Europe en mutation, analyse les tensions géopolitiques, explique pourquoi cette guerre, au fond, devait éclater. Jusqu’au choc de Sedan, jusqu’au naufrage politique et social qu’a été la Débâcle, son récit nous confronte à cette dure vérité : il suffit de quelques jours de veulerie, de vanité et de suffisance pour précipiter dans l’abîme même les nations les plus prestigieuses. Jusqu’au choc de Sedan, jusqu’au suicide politique et social de l'été 1870, une implacable démonstration, digne d'une série Netflix. À Sedan, le couperet tombe. L’armée française est encerclée, laminée, figée dans une cuvette géographique aussi inepte que symbolique : un piège où l’on s’entasse, où l’on s’asphyxie, sans même comprendre ce qu’on y fait. Napoléon III, malade, prostré, régulièrement sondé par son médecin de confiance parce qu'il ne lui est même plus possible d'uriner, crache le sang et l’amertume dans un fiacre, tandis que ses généraux parlementent en désordre. Il capitule sans panache, erre sur le champ de bataille à la recherche d'une balle qui n'arrivera pas, livre à l’ennemi son sabre et ce qu’il restait de l’honneur impérial. Le Second Empire s’effondre comme une tente mal plantée sous un orage, et la France, elle, entre de plain-pied dans l’une des pages les plus noires de son histoire contemporaine. C'est la fuite de Paris, pour Eugénie, Impératrice cruelle et exaltée, qui avait envoyé son mari moribond mener les troupes, sur son cheval, alors qu'il parvenait à grand peine à marcher. Ce sera ensuite la Commune, le bain de sang, mais j'en parlerai une autre fois. La prochaine saison.
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