Il aura fallu près d’une décennie à la France pour emboîter le pas des Britanniques, qui avaient lancé dès 1840 le tout premier timbre-poste au monde, le fameux « Penny Black ». De l’autre côté de la Manche, l'effigie de la reine Victoria s’affiche fièrement. En France, en revanche, ce n’est que le 1er janvier 1849 que le « 20 centimes noir » débarque dans les bureaux de poste. Pas de monarque ici, mais une République toute fraîche, incarnée par une Cérès digne, déesse romaine des moissons et de la vigne, gravée avec art par Jacques-Jean Barre. Il faut dire que le pays sort tout juste de la Révolution de 1848, qui a mis fin à la monarchie de Juillet et balayé Louis-Philippe. La Deuxième République, proclamée en février 1848, cherche encore ses marques dans un climat instable, tiraillé entre élans démocratiques et tensions sociales. Au moment où l’on imprime le premier timbre français, Louis-Napoléon Bonaparte vient tout juste d’être élu président de la République au suffrage universel masculin. Le Prince-Président, comme il convient de s'en souvenir, pour comprendre qu'en tout temps, il n'y a pas de pires aveugles que ceux qui ne souhaitent pas voir.
En tous les cas, le lancement du timbre-poste, en pleine Deuxième République éphémère, fait flop. L’événement passe sous les radars médiatiques, balayé par les crises politiques. Et le public, lui, est plutôt consterné : à l’époque, c’est au destinataire de payer le port. Coller un timbre revient donc à sous-entendre que votre correspondant n’a pas les moyens d’ouvrir son porte-monnaie… Résultat ? À la fin de 1849, à peine 10 % des lettres sont affranchies à la moderne. Il faudra attendre dix ans pour que l'usage du timbre devienne majoritaire. Pour ne rien arranger, la couleur noire du « 20 centimes » rend les oblitérations peu visibles, ce qui ouvre la porte à quelques combines : des petits malins réutilisent les timbres déjà servis, recyclant Cérès avec une inventivité digne des meilleures heures de l’écologie postale. Ne riez pas, j'en ai fait de même, quand j'étais jeune, en grattant avec la pointe d'un compas les traces d'oblitérations dans les marges dentelés de certains timbres. La Poste, piquée au vif, retire le timbre dès octobre 1850. Techniquement, le « 20 centimes noir » n’est pas si rare : près de 42 millions d’exemplaires imprimés, dont 31 millions vendus. Mais sa symbolique, sa beauté austère et sa place de pionnier lui valent un prestige certain chez nous autres, les philatélistes. Ceux-ci traquent les variantes : papier blanc, papier jaune, impressions mal encrées, têtes-bêches… Chaque anomalie devient un Graal. Et certaines lettres affranchies dans les toutes premières semaines de janvier 1849, avec des oblitérations de fortune (traits de plume, cachets improvisés, voire bouchons de bouteille ?), peuvent atteindre des sommes à faire pâlir un notaire. Car si l’administration avait bien prévu l’impression des timbres, elle avait oublié un détail : comment les annuler, c'est-à-dire l'affranchissement. Résultat, chaque bureau de poste improvise. À Paris, la fameuse grille d’oblitération n’entre en fonction que le 10 janvier. Dans la Creuse, il faudra attendre mars. Entre-temps, c’est la jungle postale. Mais une jungle bénie pour les collectionneurs d’aujourd’hui. Le type « Cérès », quant à lui, ne s’arrête pas là. Il revient dans plusieurs séries ultérieures, avec d’autres couleurs et valeurs : 15 centimes vert, 25 centimes bleu, 1 franc rouge… Et c’est justement ce dernier, le « 1 franc vermillon », qui deviendra le roi du bal philatélique. Tiré à un peu plus de 500 000 exemplaires, dont une bonne partie détruite ou décollée des enveloppes, ce timbre magnifique, mais corrosif pour les plaques d’impression (merci le cinabre !), atteint des cotes astronomiques. Certaines paires tête-bêche s’arrachent comme des toiles de maître. Et les exemplaires dits « Vervelle », imprimés sur papier fin dans une couleur pâle, relèvent presque de la légende. Je vous vois venir et je confesse : non, je n'en ai aucun exemplaire dans ma collection. Pour être complet, rappelons aussi que les premiers timbres étaient non dentelés. Il fallait donc les séparer avec des ciseaux. La séparation entre chaque timbre était bien mince et les postiers pas toujours très habiles, il arrivait fréquemment qu'une partie du timbre soit tranchée par un agent trop pressé ou à demi myope. Ce qui explique pourquoi il est si difficile de trouver des timbres non dentelés dont la marge est régulière et bien délimitée. Aujourd’hui, à l’heure des emojis et des mails instantanés, ces petites vignettes muettes, ces concentrés d'histoire, continuent de faire battre le cœur des collectionneurs. La Poste elle-même, flairant l’aubaine, multiplie les rééditions commémoratives. Quand aux timbres de type Cérès, ce sont eux qui ont essuyé les plâtres, très brièvement, avant que le Second Empire de Napoléon III ne vienne briser leur ascension. Ils seront remplacés (avant de revenir par la suite) par le portrait de l'Empereur. J'ai hâte que Macronette Premier en fasse de même, pour ajouter son auguste faciès dans mes albums.
Estimation pour ce bloc de six (oblitérés étoiles): 1300 euros.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire