jeudi 29 mai 2025

DANS LES DÉCORS TRUQUÉS (de Jean-Pierre Andrevon)

 Parmi les multiples plaisirs que réserve la lecture d’un livre de Jean-Pierre Andrevon — et ils sont nombreux, tout comme les ouvrages eux-mêmes —, il en est un qui se manifeste dès la couverture : le titre. L’auteur a indéniablement le don de ferrer le chaland avec des formules percutantes, intrigantes et toujours pertinentes. Dans les décors truqués ne fait pas exception. Ce recueil de cinq nouvelles, de longueur variable, s’étale sur près de 280 pages et souffle tour à tour le chaud et le froid, pour une cuisson idéale.

Où commence la fiction ? À quel moment la réalité nous échappe-t-elle ? L’avons-nous d’ailleurs jamais vraiment saisie ? Cette frontière floue est au cœur du recueil, tout comme la guerre, omniprésente, qui continue d’infuser l’œuvre d’Andrevon. Il faut dire que l’auteur a été bien "aidé" par l’atmosphère paranoïaque de la guerre froide, où l’on promettait à la planète entière un anéantissement nucléaire imminent. Le livre s’ouvre sur un petit garçon apeuré, incapable de se dépêtrer des draps de son lit alors que sa mère le presse d’aller à l’école. « Tu te noies dans un verre d’eau ! » ne cesse-t-elle de répéter (pour cause, la nouvelle s'intitule Dans un verre d'eau). Ce sera le refrain de toute son existence, qui va se dérouler sous nos yeux comme une trajectoire aussi creuse que désespérante; tout le vide et l’absurdité de la condition humaine enrobés dans la grisaille d’un quotidien sans relief. Puis vient l’apocalypse nucléaire, abordée à travers le regard d’un groupe de promeneurs (Les retombées). Ils devront comprendre ce qui s’est passé, et surtout tenter d’imaginer ce que pourra bien devenir leur avenir dans un monde irrémédiablement transformé. Un régal pour nos amis complotistes, par ailleurs. Andrevon nous confronte ensuite à un soldat — ou plutôt à des soldats —, archétypes de ce conflit éternel entre les peuples, entre les races, que l’on envoie au front comme chair à canon, pendant que leurs dirigeants se repaissent du spectacle morbide. Le propos est dur, mais la lucidité sans faille, dans une nouvelle au titre parfait, Le jeu de la guerre. Autre récit, autre ambiance : une famille tente d’installer dans la cave d’une maison de campagne une machine à remonter le temps, espérant fuir leur époque et retrouver un passé plus paisible. Ils faut dire qu'ils sont présentement confrontés au début de la Première Guerre mondiale… mais à chaque bond vers le passé, c’est une nouvelle raison d’avoir peur, de se battre qu'ils découvrent (dans Régression). Quand la machine finit par s’emballer, c’est une fuite en arrière sans fin qui s’opère, jusqu’aux origines mêmes de l’humanité. Enfin, le recueil s’achève sur un petit vaisseau spatial qui s’écrase dans une campagne endormie (Le temps du météore). Tout autour, les habitants — agriculteurs, gamins, maîtresse d’école, maire — poursuivent leur petite vie grise, indifférents ou presque à l’événement. Chacun y va de son hypothèse, mais surtout de son profond désintérêt. Les enjeux politiques et économiques prennent rapidement le pas sur l’extraordinaire, sur l’énigme du visiteur venu d’ailleurs. L’infini cosmique se heurte ici au ridicule du quotidien, et c’est dans cette tension que s’épanouit l’auteur, plus maître de son art que jamais. Avec Dans les décors truqués, Jean-Pierre Andrevon nous prend par la main pour une promenade vertigineuse dans des mondes instables, incompréhensibles, inquiétants. Et l’on avance sans jamais savoir exactement par qui, ni comment, ni pourquoi ce théâtre d’illusions a été monté. C’est cela aussi, vivre.



mercredi 28 mai 2025

FLOW (de Gints Zilbalodis)

 Dans une année cinématographique déjà surchargée en animation avec des poids lourds comme Le Robot Sauvage et Vice-Versa 2, Flow de Gints Zilbalodis a pourtant réussi à tracer sa propre voie : douce, silencieuse, mais ô combien singulière. Ce second long-métrage du réalisateur letton, coproduit par la Lettonie, la France et la Belgique, s’ouvre sur une image aussi simple qu’éloquente : un chat noir contemple son reflet dans une eau qui, tour à tour, incarne la vie, la menace, et la révélation de soi. À elle seule, cette image pourrait résumer toute l’ambition poétique de Flow. Première (bonne) idée, pas de dialogues, pas de sidekicks bavards ni de clins d’œil à la pop culture. Les animaux ne parlent pas, ne dansent pas, ne citent pas Shakespeare. Ils vivent, fuient, explorent, s’étonnent. Ce minimalisme assumé, presque provocateur face au tumulte infantile des productions mainstream, confère au film une grâce rare, celle d’un conte primal qui parle à notre instinct plus qu’à notre intellect. Le chat, héros silencieux, croise tour à tour un capybara (gros rongeur, j'ai fait mes recherches) placide, un chien loyal, un lémurien féru de miroirs (probablement l'animal le plus anthropomorphisé), et un oiseau blanc, tous réfugiés sur une embarcation improvisée dans un monde submergé. Le réalisme animalier est l’un des paris les plus audacieux du film. Loin d’une approche disneyenne rassurante, Flow choisit l’observation et l’instinct comme seuls guides narratifs. Si cela peut dérouter, notamment dans certaines séquences où les animaux semblent tout de même maîtriser l’art de la navigation sans jamais se parler (parce que quand même, un grand oiseau à la barre, c'est assez peu probable), le film transforme cette étrangeté en force. C’est justement cette tension entre nature brute et construction narrative qui fait toute l’identité de Flow : une fable sans paroles, mais qui n'en est que plus convaincante. Visuellement, Zilbalodis mêle habilement une animation 3D stylisée, presque tactile, avec un soin du cadre et du mouvement qui évoque tantôt Miyazaki, tantôt Malick. L’univers semble respirer à l’écran, porté par une caméra flottante et des paysages noyés dans une lumière liquide. Chaque arrêt sur image pourrait être encadré et suspendu au mur d’un musée dédié à la mélancolie post-apocalyptique. Et pourtant, malgré cette splendeur contemplative, l’ensemble ne verse jamais dans le maniérisme. L’émotion naît du regard lumineux du chat, des silences partagés, des micro-drames animaliers, comme cette étonnante scène d’affrontement entre oiseaux où se jouent, sans un mot, l’exclusion, la peur et la quête d'une place parmi les autres. On pourrait reprocher au film une certaine incursion mystique mal digérée — notamment une scène finale où les personnages se mettent à léviter sans que rien, auparavant, n’ait laissé présager une telle rupture de ton. Un moment un peu perché, au propre comme au figuré, qui donne l’impression que Flow hésite entre le réalisme poétique et le trip cosmique. Mais c’est une faute de goût pardonnable dans un film qui, jusque-là, frôle l’harmonie totale. En 85 minutes qui passent comme une bonne bière en été, Flow réussit à émouvoir sans un mot, à captiver sans action frénétique, à raconter l’altérité sans didactisme. Une épure audacieuse, qui laisse au spectateur la soin de ressentir, de contempler, de se projeter. Car au fond, Flow ne raconte peut-être rien d’autre que notre propre besoin de lien, de refuge, et de ce petit quelque chose d’insaisissable qui nous pousse, nous aussi, à avancer malgré la crue. Sans tenir compte des espèces, de notre nature carnassière, de notre misérable humanité.





vendredi 23 mai 2025

THE SUBSTANCE (de Coralie Fargeat)

 Enfin, j'ai vu The Substance, le film de Coralie Fargeat. Désolé pour le retard. En voilà un long métrage qui bave, saigne, gicle, scrute, martèle, se répète — et qui, étrangement, fascine (et dégoûte). Une œuvre mutante, éclatée, furieuse, où la chair féminine est à la fois matière première, champ de bataille et manifeste politique. Une sorte de Black Swan outrancier, remixé par Cronenberg, produit par Sorrentino et réservé à un public sous rails de coke. Autant dire que l'expérience peut en choquer plus d'un, notamment la dernière demi-heure et son approche baroque, voire putassière.

L’histoire, en deux mots : Demi Moore (magnifique, pour une femme qui assume pleinement d'avoir 62 ans, dans la vie réelle) incarne Elisabeth Sparkle, ancienne star de l’aérobic télévisée et symbole d’une Amérique musclée à grand renfort de leggings fluos. Mais voilà : elle a 50 ans (dans le film. C'est donc encore jeune, compte tenu des faits). Scandale. Crime contre l’industrie. Son émission est supprimée, son patron (un Dennis Quaid aussi répugnant que jouissif) la traite comme une vieille console périmée, et son entourage la congédie avec un bouquet de roses et un « You were wonderful » bien senti (were, et pas are. Les temps sont des signifiants cruels). Elle est foutue, donc, socialement, médiatiquement, esthétiquement. Alors, quand un mystérieux infirmier lui glisse un numéro dans la poche, elle n’hésite pas : elle s’inscrit à un programme scientifique expérimental et surtout clandestin, qui lui permet de générer une version jeune et sublime d’elle-même, Sue (jouée par Margaret Qualley, en très grande forme… pas grand chose à jeter dans une plastique au millimètre). On sent vite venir le désastre, évidemment. Le clonage mental et physique, les doubles identités, les disputes de miroir, la jalousie entre l’original et sa copie, toute une panoplie éculée mais bien amenée. Fargeat s’en empare comme d’un terrain de jeu sanglant pour pervertir les codes du male gaze, et pulvériser dans la même explosion l’idée même de beauté comme valeur refuge. Le corps féminin, omniprésent, est à la fois idolâtré, fragmenté, pourri, recousu, magnifié puis massacré, jusqu’à l’absurde. C’est un film de fesses, de sang, d’egos et de décomposition, où les moindres plans sentent le latex, la sueur et le gel antiseptique. Une orgie sensorielle dont la morale serait : « Tu veux rester jeune ? Tiens, prends ça, et débrouille-toi avec ta nouvelle tronche. Et n'oublie pas, il y aura un prix à payer en caisse ». Mais The Substance n’est pas qu’un bain d’acide féministe — ou du moins, pas au sens convenu du terme. Il n’y a pas ici de triomphe de la femme forte, ni de revanche exutoire sur le patriarcat. Les hommes sont tous des loques lubriques ou des lâches, certes, mais les femmes ne valent pas beaucoup mieux. Elisabeth est une icône en fin de vie qui s’accroche à sa propre légende comme une moule à son rocher ; Sue, une garce narcissique qui n’a rien à envier à sa matrice. Leur combat fratricide dégénère en boucherie sanguinolente, sans que l’une ou l’autre ne gagne jamais vraiment. Tout se dilue dans un final grand-guignol, où l’horreur esthétique dépasse le grotesque pour atteindre une forme de beauté monstrueuse. Personnellement, j'ai trouvé tout cela éprouvant, comme si le film aurait gagné à être plus court d'une bonne vingtaine de minutes, celles où Elephant Man (Woman, en fait) croise Massacre à la tronçonneuse. Too much, comme on a coutume de le dire, outre Atlantique. The Substance serait un film féministe ? Franchement, on s’en fout. Ce qui compte, c’est que le film ose, tape, provoque et refuse le confort idéologique. Pas de leçon, pas de morale, pas de conclusion rassurante. Juste un constat glaçant : dans ce monde, l’image qu’on projette vaut plus que ce qu’on est — et celle que les autres veulent voir, exigent de voir, à un certain point, écrase tout le reste. Que ce regard soit masculin, féminin ou algorithmique, il juge, trie, efface. Elisabeth ne veut pas exister autrement qu’à travers lui ; Sue, elle, ne veut pas disparaître. Résultat : elles s’annihilent mutuellement dans un crescendo de viscères, au risque de placer le spectateur dans l'inconfort le plus complet. The Substance est un film sale, bruyant, hystérique, mais d’une maîtrise formelle impressionnante, jusque dans son leitmotiv sonore pour annoncer l'emploi ou l'apparition du produit. Il a divisé, scandalisé, enthousiasmé, aussi. C'est mérité et compréhensible. Parce qu’il dit quelque chose de terrible et que c'est dit avec style. Puisque la forme prime toujours sur le fond, dans une société néocapitaliste, autant pousser le concept à son paroxysme. 



jeudi 22 mai 2025

MOON PALACE (DE PAUL AUSTER)

 Certains romans avancent masqués ; ils commencent comme une chronique urbaine et finissent en parabole existentielle. Moon Palace est de ceux-là. En apparence, c’est l’histoire d’un jeune homme un peu paumé dans l’Amérique des années 1960. En profondeur, c’est surtout une variation vertigineuse sur la perte, l’identité, et cette farce sublime (ou tragique) qu’on appelle le hasard. Marco Stanley Fogg — M.S. pour les intimes et les initiales symboliques — est un orphelin comme la littérature américaine les aime : sans attaches solides, livré à lui-même dans la jungle de Manhattan. Son seul point d’ancrage, l’oncle Victor, clarinettiste de seconde zone mais homme de cœur, lui lègue avant de disparaître une bibliothèque de 1492 ouvrages. Un clin d’œil transparent à l’année de la "découverte" de l’Amérique : Auster ne serait pas Auster sans ce petit jeu continuel de références croisées. Bientôt ruiné, Marco vend ses livres un par un, puis son mobilier, puis son toit. Le voilà errant dans Central Park, mendiant de fortune, philosophe à jeun, quelque part entre Thoreau et Chaplin. Auster consacre à cette période des pages saisissantes, presque hypnotiques, où la déchéance devient un rite de passage, une version moderne et cosmopolite de l’ermite en forêt. Impossible de ne pas en sortir secoué. Mais le sort, chez Auster, a de l’humour. Surgit alors Kitty Wu, étudiante d’origine chinoise et lumière fragile dans l’obscurité de Marco. Puis vient Thomas Effing, vieillard tyrannique, aveugle, ancien peintre et mystificateur professionnel, qui engage Marco comme assistant personnel. Avec Effing, le roman bascule à nouveau : on passe du trottoir new-yorkais aux étendues désertiques du sud-ouest américain, dans un récit enchâssé qui a des allures de western halluciné. Auster orchestre le tout avec son art coutumier des coïncidences gigantesques, des récits gigognes et des destins croisés comme dans un roman du XIXe filtré par la postmodernité. À force d’improbables rencontres et de révélations romanesques (la filiation cachée, le passé enfoui, l’amant perdu), Moon Palace flirte parfois avec le baroque, le trop-plein. Certains crieront à l'outrance, à la mécanique narrative qui grince. Mais même ces excès font partie du charme austérien : une littérature où la vraisemblance cède souvent le pas à la beauté du motif. Le roman touche par ce qu’il raconte, une vie écorchée vive, mais surtout par ce qu’il suggère : le lien fragile entre les générations, la mémoire comme labyrinthe, et cette question obsédante : que reste-t-il quand on a apparemment tout perdu ? La réponse, chez Marco Fogg, n’est ni une morale ni une illumination, mais un pas de plus. Le rythme d’une marche obstinée. Une errance volontaire. New York, bien entendu, est partout : dans les rues, dans les non-dits, dans la solitude peuplée des parcs. Mais la ville n’est qu’un point de départ : comme chez Melville, autre grand arpenteur de l’inconnu, c’est vers l’Ouest que se tend le regard. Go west ! Là où l’espace devient miroir intérieur. Là où, peut-être, la lune peut enfin se refléter dans l’assiette froide d’un dîner chinois. Moon Palace n’est pas un roman parfait — il est même parfois trop généreux, trop explicite dans ses symboles — mais il possède une qualité rare : celle de poursuivre longtemps son lecteur, bien après la dernière page. Un roman de la solitude et de la quête, aussi mélancolique qu’exubérant, où les pas de Marco Stanley Fogg résonnent comme ceux d’un Candide moderne dans le désert américain. Et vous hantent des nuits durant. 



mardi 20 mai 2025

LE PROFANATEUR (DE PHILIP K. DICK)

 Parmi les trésors à (re)découvrir de la galaxie dickienne, Le Profanateur (the man who japed) tient une place étrange et discrète. Loin des cathédrales métaphysiques de Ubik ou des labyrinthes ontologiques de L’Œil dans le ciel, ce troisième roman de science-fiction signé Philip K. Dick, écrit en 1956, est une sorte d’éprouvette narrative où le jeune auteur fait déjà bouillir les ingrédients de sa future folie littéraire. Globalement, ça ressemble surtout à un pied de nez lancé à l’Amérique des années 1950 et à ses fantasmes de pureté morale.

L’histoire, en apparence, sent le déjà-vu : nous sommes en 2114, dans un monde post-apocalyptique sous la coupe d’un régime ultrapuritain — le Moral Reclamation ou Remor, pour les intimes — instauré après une guerre nucléaire. Le moindre écart de conduite, un mot de travers ou une affiche suggestive peut vous envoyer illico à la rééducation, voire pire. Face à cette société bien propre sur elle, l’île d’Hokkaido fait office de contre-modèle déglingué et abrite les derniers vestiges de la décadence pré-1985 : musique de jazz, comédies légères, chewing-gums et pensées lubriques. Au milieu de cette dystopie schizophrène, Allen Purcell — publicitaire, citoyen modèle, mais franchement pas clair dans sa tête — devient l’instrument involontaire d’un scandale politique retentissant, en décapitant (au sens littéral comme symbolique) la statue du fondateur du régime. Mais là où Bradbury faisait brûler des livres avec le plus grand sérieux (Fahrenheit 451), Dick préfère saboter les statues pour la beauté du geste, en se fendant la poire. Son héros, à la fois ironique, névrosé et vaguement anarchiste, est presque une anecdote involontaire. Purcell ne renverse pas le pouvoir en brandissant un manifeste ou un fusil : il plaisante, il provoque, il subvertit. Et le verbe anglais du titre original — jape, blague, farce — donne le ton. Dick ne copie pas Orwell, il le pastiche. Il rend hommage à Huxley tout en le caricaturant. Il utilise l’humour non comme échappatoire, mais comme arme de démolition massive. Et vous le savez probablement, les régimes autoritaires, tout comme les petits chefs qui veulent imposer l'autorité qu'ils n'ont pas (j'en ai croisé, des proviseurs dans le genre), n'apprécient pas du tout ceux qui font de l'humour et désacralisent leur doctrine. En cela, Le Profanateur n’est pas un roman d’apprentissage, comme on le dit parfois, mais un manifeste déguisé. Certes, on y retrouve des maladresses de jeunesse, des envolées satiriques un peu forcées, une trame qui lorgne du côté de Bradbury. Mais derrière cette façade se cache un laboratoire en pleine effervescence : Dick y teste ses futurs jouets narratifs. Le thème de la double identité, par exemple, prend ici une tournure jubilatoire quand Purcell est emmené contre sa volonté dans une tranche de vie de couple surréaliste, sur une autre planète. Autre constante dickienne en germe : le refus de l’exil. Là où tant de récits de SF rêvent d’un ailleurs interplanétaire, Le Profanateur reste ancré sur Terre. Purcell, bien que tenté par l’échappée vers les colonies spatiales, choisit de rester, de lutter, de déconstruire le réel de l’intérieur (jusqu'à la toute dernière page, où il doit opérer un choix décisif). Pas de planète B pour lui, mais un monde A à saboter joyeusement, dogme après dogme. Si Dick abandonnera peu à peu l’humour dans ses œuvres ultérieures — au profit d’une noirceur hallucinée — ce roman est une éclatante exception. Et c’est peut-être là sa force la plus troublante : faire de la subversion une comédie, de la révolte une bouffonnerie. Histoire de dire les choses, sans en avoir l'air. 



lundi 19 mai 2025

ANORA (de Sean Baker)

 Festival de Cannes oblige, retour sur la dernière Palme d'or en date. Attribuée à Sean Baker, chez qui la réalité n’a pas besoin d’effets spéciaux pour ressembler à une hallucination collective. Depuis The Florida Project, il s’attarde sur les marges de notre société toxique entre tendresse documentaire et causticité pop. Avec Anora, on a clairement droit à son film le plus audacieux, le plus drôle, le plus cruel aussi – et, comme toujours, le plus sincèrement ambigu. Ani, stripteaseuse dans un club new-yorkais, à peine adulte mais déjà blindée contre les désillusions, incarne ce paradoxe : une jeune femme qu’on regarde trop, mal, ou de travers, et qui soudain, se met à regarder en retour. L’histoire pourrait ressembler à une comédie romantique sous stéroïdes et vodka : Ani rencontre Vanja, héritier crétin d’un oligarque russe, en vacances hormonales à Manhattan. Quelques verres, quelques liasses, un lit king size, et la magie des hormones opère : direction Las Vegas pour un mariage improvisé. Cendrillon a remplacé ses pantoufles de verre par des plateformes shoes fluo, le carrosse est une limousine… Baker, fidèle à sa logique de glissement de genre, envoie valser la bluette et opte pour un road-movie névrotique et une farce hystérique, avant de replonger tout ce petit monde dans une dernière partie où la comédie s’étrangle sur un sanglot.


On rit, beaucoup, souvent jaune, devant l’absurdité de ce conte détraqué. Mais Anora est aussi un film qui observe, qui interroge, et qui dérange. Baker questionne notre rapport à l’image, à la féminité fantasmée, au voyeurisme d’un cinéma qui prétend dénoncer tout en continuant de scruter. Ani, au départ objet érotisé parmi d’autres, prend progressivement le contrôle de la narration, s’habille à mesure que le film la dénude émotionnellement. Elle n’est plus vue : elle est. Existe, enfin. Et tant pis si cette existence se construit et se déploie sur un artifice grossier comme l'argent facile et les turpitudes qu'il rend possible et banalise. Vanja est creux, stupide, un idiot heureux en crise d'adolescence tardive. Je le hais. Et puis il y a Igor. Le gopnik, le sbire de l’oligarque, figure secondaire qu’on croirait sortie d’un jeu vidéo russe des années 1990, et qui devient peu à peu la clef de voûte du récit. Ce bouffon tragique, incarnation de la post-soviétisation ravagée, offre à Ani ce que Vanja n’a jamais pu lui donner : un regard non pas concupiscent mais compatissant. Il ne la possède pas, il la laisse pleurer. L' homme presque silencieux et maladroit qui n'est là que pour obéir, servir, et qui lui aussi voudrait exister, s'incarner. La dernière scène est d’une beauté désarmante : Ani, lessivée, humiliée, ruinée, se laisse tomber dans les bras d’Igor, après lui avoir concédé quelques secondes de sexe à la volée. Elle se demande pourquoi le gorille n'a pas essayé de la violer, lui se demande pourquoi elle se pose la question, et relève l'évidence : parce qu'il n'est pas un violeur. Parce qu'il est le seul être vraiment humain dans cette farce amère. Avec Anora, Sean Baker continue de disséquer le rêve américain avec une acuité féroce. Mais cette fois, il y ajoute une touche de farce shakespearienne et un sens du rythme quasi cartoonesque. Le résultat est une œuvre bancale, flamboyante, irritante, sans temps mort. Une montagne russe qui finit dans de gros sanglots, et rappelle aussi que parfois, Cannes décerne des Palmes qui sont comme des évidences, même pour ce grand public maintenu derrière les barrières du Festival, pendant que les protagonistes s'enivrent au champagne et se ruinent le foie au caviar. Anora, comme un miroir. 



lundi 12 mai 2025

LES CAFARDS DE L'EXTRÊME DROITE : LA DÉRATISATION EST NÉCESSAIRE

 Il ne s’agit pas de se faire une opinion : il s’agit de prendre en compte les faits et d’en tirer les justes conclusions. De choisir son camp. Car en 2025, il est impossible d’être un adulte responsable et de feindre l’ignorance au sujet du fascisme ou du nazisme. Tout le monde sait très bien à quoi renvoient ces idées nauséabondes, comment elles ont prospéré au XXe siècle, et la période cauchemardesque durant laquelle elles ont accédé au pouvoir pour précipiter le monde au bord du gouffre. Alors aujourd’hui, qu’un gouvernement complice — car oui, notre gouvernement est complice, que cela soit dit clairement (il vous suffira de lire les ajouts à la suite de ce billet) — laisse se dérouler ce que nous avons vu ce samedi à Paris, il ne faut pas s’y tromper : le ministre de l’Intérieur a parfaitement les moyens de court-circuiter ce genre de manifestations. Il en va de même pour les hautes autorités italiennes. Là-bas aussi, vous voyez la peste brune envahir les rues sans provoquer la moindre réaction d’indignation. Et pour cause : ils en sont les héritiers directs. Ces gens-là, cagoulés avec courage pour ne pas être identifiés — on notera d’ailleurs que la règle interdisant de manifester le visage couvert ne vaut que pour les agitateurs de gauche, et que plus on se situe à droite sur le spectre de la bêtise, plus on peut s’en affranchir — ces gens-là, donc, ne rêvent que d’une seule chose : avoir les coudées franches pour reproduire l’infamie de leurs tristes ancêtres. Oui, au risque de sembler un tantinet véhément, je pense que ce sont des individus qu’il faut désormais éliminer, éradiquer par tous les moyens possibles — aucun n'est à exclure. La dératisation est pressante. Ne vous y trompez pas : nous avons aujourd’hui la chance de vivre dans une époque de paix relative. Mais si demain nous étions replongés dans un contexte semblable à celui des années 1930, ces mêmes personnes que vous voyez défiler, tout de noir vêtues, n’auraient aucune hésitation, aucun remord à employer les mêmes méthodes que celles en vigueur durant ce que l’on nomme, en Occident, la pire période de l’histoire moderne. Il ne tient qu’à nous de décider si nous acceptons — ou non — ce glissement vers l’ignominie. Si nous sommes prêts à nous réveiller un jour avec cette engeance au pouvoir, ou en tout cas assez puissante pour nuire à l’ensemble de la société.

Face à ce genre de racaille, il ne doit y avoir aucune hésitation, aucun état d’âme. Aucune solution ne doit être exclue. Une traque doit être organisée, systématique, et pas un seul ne doit échapper à la vindicte salutaire et sanitaire. Traque médiatique, traque politique, traque judiciaire, traque physique. Rappelons-le : le fascisme et le nazisme ne sont pas des opinions politiques, ce sont des délits. Il appartiendrait donc, dans un État digne de ce nom, à un gouvernement sérieux, respectueux de la Constitution et de la loi, de mettre un terme définitif à ce pourrissement. Mais aujourd’hui, une partie des forces de l’ordre, comme de ceux qui prennent les décisions, est complice. Parce que ce sont leurs idées. Parce que ce sont leurs objectifs. Parce qu’ils ne peuvent pas les revendiquer ouvertement, et se servent de ces imbéciles congénitaux pour remettre au goût du jour leur idéologie mortifère. Vous avez le droit de regarder ailleurs, de penser qu’il vaut mieux parler de choses positives, de retourner à vos vidéos de chatons ou à vos matchs de foot. Mais lorsque vous vous réveillerez demain au bruit des bottes, acceptez au moins de faire partie — d’une certaine manière — des rangs des responsables.






Petit rappel de la loi française, à l'attention d'un ministre très distrait ou de ceux qui applaudissent :

Apologie de crimes contre l'humanité :

Article 24 alinéa 5 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse :

Est puni de 5 ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende « celui qui fait l’apologie […] des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, des crimes de réduction en esclavage ou d’exploitation d’une personne réduite en esclavage ».

Tenir des propos glorifiant Hitler, le IIIe Reich ou les massacres nazis, défiler en arborant des tambours des la Jeunesse Hitlérienne en tête de cortège, arborer des tatouages nazis, tombe sous cette loi.

Provocation à la haine raciale, à la discrimination ou à la violence

Toujours article 24 de la loi de 1881 :

Sanctionne ceux qui provoquent publiquement à la haine, à la violence ou à la discrimination contre une personne ou un groupe en raison de son origine ou de son appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion.

Une rhétorique fasciste reposant sur des boucs émissaires est donc pénalement punissable. Sauf que c'est désormais un argumentaire politique courant et relayé par des médias en service commandé. 

Port de symboles nazis ou fascistes

Même si la simple détention de tels symboles n’est pas toujours interdite, leur usage public dans des manifestations, publications ou événements tombe souvent sous le coup :

de l’apologie de crimes contre l’humanité,

ou de l’incitation à la haine raciale,

ou encore du trouble à l’ordre public (voir Code pénal, article R645-1 pour les insignes nazis par exemple).

Samedi, à Paris, il suffisait de regarder, sans même avoir besoin d'enquêter ou de fouiller. Mais les forces de l'ordre n'ont plus d'opticiens agréés, apparemment. 

samedi 10 mai 2025

LE FAISEUR D'UNIVERS (DE PHILIP JOSE FARMER)

 Imaginez que vous ouvriez votre placard pour tomber sur autre chose qu’une colonie de mites et trois pulls made in Bangladesh achetés sur Ali Express. Imaginez qu’il mène à un autre monde, un monde où des dieux capricieux organisent la géographie comme s’ils jouaient aux Legos cosmiques, et où l’aventure devient le maître-mot d'un quotidien aussi merveilleux que dangereux. Voilà ce qui arrive à Robert Wolff, anti-héros très moyen et bedonnant, propulsé dans Le Faiseur d’univers, premier tome du cycle de la Saga des Hommes-Dieux (Thoan), concocté par l’esprit bouillonnant — qui ne carburait pas uniquement à l'eau de source — de Philip José Farmer.

Farmer, c’est ce type d’auteur qu’on imagine capable de débattre à la fois avec Freud, Flash Gordon et un prédicateur baptiste, sans qu'il ne perde le fil de son discours. Hétéroclite et savant.  Il est à la science-fiction ce que le cocktail molotov est aux manifestations parisiennes : imprévisible, explosif et inévitablement dérangeant. Au fil d’une carrière jubilatoire, il a bousculé les codes, s'est joué malicieusement des tabous religieux et sexuels de la SF, a anticipé le postmodernisme tout en s’amusant comme un petit fou avec des récits d’aventure bigger than life. Des livres qui ne dépareilleraient pas sous forme de blockbusters estivaux au cinéma, où ils n'ont pas encore connu (à ce jour, et c'est une injustice criante) la fortune qu'ils mériteraient. Le Faiseur d’univers, publié en 1965, est un condensé de cette énergie incontrôlable. On y suit donc Wolff, un monsieur-tout-le-monde qui emprunte un passage dimensionnel situé dans un placard (lui-même disposé dans une maison qu'il visite avant un achat éventuel) et atterrit dans un monde en forme de tour de Babel géante, où chaque étage correspond à un royaume différent : mers antiques, jungles barbares, panthéons recyclés et autres bizarreries dignes d’un best-of de la pop culture sous acide. Le tout est cependant cohérent, fascinant, remarquablement exposé. À peine arrivé, le brave Wolff voit son corps rajeunir de jour en jour et il s'embarque dans une quête fantasmagorique, durant laquelle il croise Kickaha, un Indien facétieux dont le vrai nom est Paul Janus Finnegan (faites attention aux initiales, Philip José Farmer s’amuse et s'idéalise en scène). Ce dernier, sorte de trickster interdimensionnel, sera le fil rouge de la saga — un peu comme si Loki avait eu le privilège de devenir le véritable héros de la saga de Thor. Ensemble, ils affrontent des demi-dieux, des clones, des portails sonores (oui, on passe d’un monde à l’autre en soufflant parfois dans un cor) et des seigneurs omnipotents, un peu soupe au lait. Bref, une journée ordinaire dans l’univers de Farmer. Sous ses dehors pulp et rocambolesques, le roman pose tout de même quelques questions très pertinentes : qui décide de la réalité ? Peut-on échapper à sa condition humaine en changeant de corps, d’univers ou de niveau de conscience ? Farmer, avec son sens du rythme et son goût du bizarre, signe ici un roman débordant d’imagination, qui embrasse le pastiche érudit et la réinvention de bien des mythes. Les tomes suivants vont venir étoffer et complexifier un univers qui donne le vertige et qui ressemble, dès la première lecture, à un classique de la SF-aventure, à la fois jubilatoire, délirant et étrangement profond. Farmer, la créativité débridée, affranchie de toutes les règles, de tous les carcans. Soixante ans plus tard, Le Faiseur d'Univers est toujours aussi indispensable.