lundi 19 mai 2025

ANORA (de Sean Baker)

 Festival de Cannes oblige, retour sur la dernière Palme d'or en date. Attribuée à Sean Baker, chez qui la réalité n’a pas besoin d’effets spéciaux pour ressembler à une hallucination collective. Depuis The Florida Project, il s’attarde sur les marges de notre société toxique entre tendresse documentaire et causticité pop. Avec Anora, on a clairement droit à son film le plus audacieux, le plus drôle, le plus cruel aussi – et, comme toujours, le plus sincèrement ambigu. Ani, stripteaseuse dans un club new-yorkais, à peine adulte mais déjà blindée contre les désillusions, incarne ce paradoxe : une jeune femme qu’on regarde trop, mal, ou de travers, et qui soudain, se met à regarder en retour. L’histoire pourrait ressembler à une comédie romantique sous stéroïdes et vodka : Ani rencontre Vanja, héritier crétin d’un oligarque russe, en vacances hormonales à Manhattan. Quelques verres, quelques liasses, un lit king size, et la magie des hormones opère : direction Las Vegas pour un mariage improvisé. Cendrillon a remplacé ses pantoufles de verre par des plateformes shoes fluo, le carrosse est une limousine… Baker, fidèle à sa logique de glissement de genre, envoie valser la bluette et opte pour un road-movie névrotique et une farce hystérique, avant de replonger tout ce petit monde dans une dernière partie où la comédie s’étrangle sur un sanglot.


On rit, beaucoup, souvent jaune, devant l’absurdité de ce conte détraqué. Mais Anora est aussi un film qui observe, qui interroge, et qui dérange. Baker questionne notre rapport à l’image, à la féminité fantasmée, au voyeurisme d’un cinéma qui prétend dénoncer tout en continuant de scruter. Ani, au départ objet érotisé parmi d’autres, prend progressivement le contrôle de la narration, s’habille à mesure que le film la dénude émotionnellement. Elle n’est plus vue : elle est. Existe, enfin. Et tant pis si cette existence se construit et se déploie sur un artifice grossier comme l'argent facile et les turpitudes qu'il rend possible et banalise. Vanja est creux, stupide, un idiot heureux en crise d'adolescence tardive. Je le hais. Et puis il y a Igor. Le gopnik, le sbire de l’oligarque, figure secondaire qu’on croirait sortie d’un jeu vidéo russe des années 1990, et qui devient peu à peu la clef de voûte du récit. Ce bouffon tragique, incarnation de la post-soviétisation ravagée, offre à Ani ce que Vanja n’a jamais pu lui donner : un regard non pas concupiscent mais compatissant. Il ne la possède pas, il la laisse pleurer. L' homme presque silencieux et maladroit qui n'est là que pour obéir, servir, et qui lui aussi voudrait exister, s'incarner. La dernière scène est d’une beauté désarmante : Ani, lessivée, humiliée, ruinée, se laisse tomber dans les bras d’Igor, après lui avoir concédé quelques secondes de sexe à la volée. Elle se demande pourquoi le gorille n'a pas essayé de la violer, lui se demande pourquoi elle se pose la question, et relève l'évidence : parce qu'il n'est pas un violeur. Parce qu'il est le seul être vraiment humain dans cette farce amère. Avec Anora, Sean Baker continue de disséquer le rêve américain avec une acuité féroce. Mais cette fois, il y ajoute une touche de farce shakespearienne et un sens du rythme quasi cartoonesque. Le résultat est une œuvre bancale, flamboyante, irritante, sans temps mort. Une montagne russe qui finit dans de gros sanglots, et rappelle aussi que parfois, Cannes décerne des Palmes qui sont comme des évidences, même pour ce grand public maintenu derrière les barrières du Festival, pendant que les protagonistes s'enivrent au champagne et se ruinent le foie au caviar. Anora, comme un miroir. 



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