mardi 20 mai 2025

LE PROFANATEUR (DE PHILIP K. DICK)

 Parmi les trésors à (re)découvrir de la galaxie dickienne, Le Profanateur (the man who japed) tient une place étrange et discrète. Loin des cathédrales métaphysiques de Ubik ou des labyrinthes ontologiques de L’Œil dans le ciel, ce troisième roman de science-fiction signé Philip K. Dick, écrit en 1956, est une sorte d’éprouvette narrative où le jeune auteur fait déjà bouillir les ingrédients de sa future folie littéraire. Globalement, ça ressemble surtout à un pied de nez lancé à l’Amérique des années 1950 et à ses fantasmes de pureté morale.

L’histoire, en apparence, sent le déjà-vu : nous sommes en 2114, dans un monde post-apocalyptique sous la coupe d’un régime ultrapuritain — le Moral Reclamation ou Remor, pour les intimes — instauré après une guerre nucléaire. Le moindre écart de conduite, un mot de travers ou une affiche suggestive peut vous envoyer illico à la rééducation, voire pire. Face à cette société bien propre sur elle, l’île d’Hokkaido fait office de contre-modèle déglingué et abrite les derniers vestiges de la décadence pré-1985 : musique de jazz, comédies légères, chewing-gums et pensées lubriques. Au milieu de cette dystopie schizophrène, Allen Purcell — publicitaire, citoyen modèle, mais franchement pas clair dans sa tête — devient l’instrument involontaire d’un scandale politique retentissant, en décapitant (au sens littéral comme symbolique) la statue du fondateur du régime. Mais là où Bradbury faisait brûler des livres avec le plus grand sérieux (Fahrenheit 451), Dick préfère saboter les statues pour la beauté du geste, en se fendant la poire. Son héros, à la fois ironique, névrosé et vaguement anarchiste, est presque une anecdote involontaire. Purcell ne renverse pas le pouvoir en brandissant un manifeste ou un fusil : il plaisante, il provoque, il subvertit. Et le verbe anglais du titre original — jape, blague, farce — donne le ton. Dick ne copie pas Orwell, il le pastiche. Il rend hommage à Huxley tout en le caricaturant. Il utilise l’humour non comme échappatoire, mais comme arme de démolition massive. Et vous le savez probablement, les régimes autoritaires, tout comme les petits chefs qui veulent imposer l'autorité qu'ils n'ont pas (j'en ai croisé, des proviseurs dans le genre), n'apprécient pas du tout ceux qui font de l'humour et désacralisent leur doctrine. En cela, Le Profanateur n’est pas un roman d’apprentissage, comme on le dit parfois, mais un manifeste déguisé. Certes, on y retrouve des maladresses de jeunesse, des envolées satiriques un peu forcées, une trame qui lorgne du côté de Bradbury. Mais derrière cette façade se cache un laboratoire en pleine effervescence : Dick y teste ses futurs jouets narratifs. Le thème de la double identité, par exemple, prend ici une tournure jubilatoire quand Purcell est emmené contre sa volonté dans une tranche de vie de couple surréaliste, sur une autre planète. Autre constante dickienne en germe : le refus de l’exil. Là où tant de récits de SF rêvent d’un ailleurs interplanétaire, Le Profanateur reste ancré sur Terre. Purcell, bien que tenté par l’échappée vers les colonies spatiales, choisit de rester, de lutter, de déconstruire le réel de l’intérieur (jusqu'à la toute dernière page, où il doit opérer un choix décisif). Pas de planète B pour lui, mais un monde A à saboter joyeusement, dogme après dogme. Si Dick abandonnera peu à peu l’humour dans ses œuvres ultérieures — au profit d’une noirceur hallucinée — ce roman est une éclatante exception. Et c’est peut-être là sa force la plus troublante : faire de la subversion une comédie, de la révolte une bouffonnerie. Histoire de dire les choses, sans en avoir l'air. 



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