vendredi 23 mai 2025

THE SUBSTANCE (de Coralie Fargeat)

 Enfin, j'ai vu The Substance, le film de Coralie Fargeat. Désolé pour le retard. En voilà un long métrage qui bave, saigne, gicle, scrute, martèle, se répète — et qui, étrangement, fascine (et dégoûte). Une œuvre mutante, éclatée, furieuse, où la chair féminine est à la fois matière première, champ de bataille et manifeste politique. Une sorte de Black Swan outrancier, remixé par Cronenberg, produit par Sorrentino et réservé à un public sous rails de coke. Autant dire que l'expérience peut en choquer plus d'un, notamment la dernière demi-heure et son approche baroque, voire putassière.

L’histoire, en deux mots : Demi Moore (magnifique, pour une femme qui assume pleinement d'avoir 62 ans, dans la vie réelle) incarne Elisabeth Sparkle, ancienne star de l’aérobic télévisée et symbole d’une Amérique musclée à grand renfort de leggings fluos. Mais voilà : elle a 50 ans (dans le film. C'est donc encore jeune, compte tenu des faits). Scandale. Crime contre l’industrie. Son émission est supprimée, son patron (un Dennis Quaid aussi répugnant que jouissif) la traite comme une vieille console périmée, et son entourage la congédie avec un bouquet de roses et un « You were wonderful » bien senti (were, et pas are. Les temps sont des signifiants cruels). Elle est foutue, donc, socialement, médiatiquement, esthétiquement. Alors, quand un mystérieux infirmier lui glisse un numéro dans la poche, elle n’hésite pas : elle s’inscrit à un programme scientifique expérimental et surtout clandestin, qui lui permet de générer une version jeune et sublime d’elle-même, Sue (jouée par Margaret Qualley, en très grande forme… pas grand chose à jeter dans une plastique au millimètre). On sent vite venir le désastre, évidemment. Le clonage mental et physique, les doubles identités, les disputes de miroir, la jalousie entre l’original et sa copie, toute une panoplie éculée mais bien amenée. Fargeat s’en empare comme d’un terrain de jeu sanglant pour pervertir les codes du male gaze, et pulvériser dans la même explosion l’idée même de beauté comme valeur refuge. Le corps féminin, omniprésent, est à la fois idolâtré, fragmenté, pourri, recousu, magnifié puis massacré, jusqu’à l’absurde. C’est un film de fesses, de sang, d’egos et de décomposition, où les moindres plans sentent le latex, la sueur et le gel antiseptique. Une orgie sensorielle dont la morale serait : « Tu veux rester jeune ? Tiens, prends ça, et débrouille-toi avec ta nouvelle tronche. Et n'oublie pas, il y aura un prix à payer en caisse ». Mais The Substance n’est pas qu’un bain d’acide féministe — ou du moins, pas au sens convenu du terme. Il n’y a pas ici de triomphe de la femme forte, ni de revanche exutoire sur le patriarcat. Les hommes sont tous des loques lubriques ou des lâches, certes, mais les femmes ne valent pas beaucoup mieux. Elisabeth est une icône en fin de vie qui s’accroche à sa propre légende comme une moule à son rocher ; Sue, une garce narcissique qui n’a rien à envier à sa matrice. Leur combat fratricide dégénère en boucherie sanguinolente, sans que l’une ou l’autre ne gagne jamais vraiment. Tout se dilue dans un final grand-guignol, où l’horreur esthétique dépasse le grotesque pour atteindre une forme de beauté monstrueuse. Personnellement, j'ai trouvé tout cela éprouvant, comme si le film aurait gagné à être plus court d'une bonne vingtaine de minutes, celles où Elephant Man (Woman, en fait) croise Massacre à la tronçonneuse. Too much, comme on a coutume de le dire, outre Atlantique. The Substance serait un film féministe ? Franchement, on s’en fout. Ce qui compte, c’est que le film ose, tape, provoque et refuse le confort idéologique. Pas de leçon, pas de morale, pas de conclusion rassurante. Juste un constat glaçant : dans ce monde, l’image qu’on projette vaut plus que ce qu’on est — et celle que les autres veulent voir, exigent de voir, à un certain point, écrase tout le reste. Que ce regard soit masculin, féminin ou algorithmique, il juge, trie, efface. Elisabeth ne veut pas exister autrement qu’à travers lui ; Sue, elle, ne veut pas disparaître. Résultat : elles s’annihilent mutuellement dans un crescendo de viscères, au risque de placer le spectateur dans l'inconfort le plus complet. The Substance est un film sale, bruyant, hystérique, mais d’une maîtrise formelle impressionnante, jusque dans son leitmotiv sonore pour annoncer l'emploi ou l'apparition du produit. Il a divisé, scandalisé, enthousiasmé, aussi. C'est mérité et compréhensible. Parce qu’il dit quelque chose de terrible et que c'est dit avec style. Puisque la forme prime toujours sur le fond, dans une société néocapitaliste, autant pousser le concept à son paroxysme. 



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