Certains romans avancent masqués ; ils commencent comme une chronique urbaine et finissent en parabole existentielle. Moon Palace est de ceux-là. En apparence, c’est l’histoire d’un jeune homme un peu paumé dans l’Amérique des années 1960. En profondeur, c’est surtout une variation vertigineuse sur la perte, l’identité, et cette farce sublime (ou tragique) qu’on appelle le hasard. Marco Stanley Fogg — M.S. pour les intimes et les initiales symboliques — est un orphelin comme la littérature américaine les aime : sans attaches solides, livré à lui-même dans la jungle de Manhattan. Son seul point d’ancrage, l’oncle Victor, clarinettiste de seconde zone mais homme de cœur, lui lègue avant de disparaître une bibliothèque de 1492 ouvrages. Un clin d’œil transparent à l’année de la "découverte" de l’Amérique : Auster ne serait pas Auster sans ce petit jeu continuel de références croisées. Bientôt ruiné, Marco vend ses livres un par un, puis son mobilier, puis son toit. Le voilà errant dans Central Park, mendiant de fortune, philosophe à jeun, quelque part entre Thoreau et Chaplin. Auster consacre à cette période des pages saisissantes, presque hypnotiques, où la déchéance devient un rite de passage, une version moderne et cosmopolite de l’ermite en forêt. Impossible de ne pas en sortir secoué. Mais le sort, chez Auster, a de l’humour. Surgit alors Kitty Wu, étudiante d’origine chinoise et lumière fragile dans l’obscurité de Marco. Puis vient Thomas Effing, vieillard tyrannique, aveugle, ancien peintre et mystificateur professionnel, qui engage Marco comme assistant personnel. Avec Effing, le roman bascule à nouveau : on passe du trottoir new-yorkais aux étendues désertiques du sud-ouest américain, dans un récit enchâssé qui a des allures de western halluciné. Auster orchestre le tout avec son art coutumier des coïncidences gigantesques, des récits gigognes et des destins croisés comme dans un roman du XIXe filtré par la postmodernité. À force d’improbables rencontres et de révélations romanesques (la filiation cachée, le passé enfoui, l’amant perdu), Moon Palace flirte parfois avec le baroque, le trop-plein. Certains crieront à l'outrance, à la mécanique narrative qui grince. Mais même ces excès font partie du charme austérien : une littérature où la vraisemblance cède souvent le pas à la beauté du motif. Le roman touche par ce qu’il raconte, une vie écorchée vive, mais surtout par ce qu’il suggère : le lien fragile entre les générations, la mémoire comme labyrinthe, et cette question obsédante : que reste-t-il quand on a apparemment tout perdu ? La réponse, chez Marco Fogg, n’est ni une morale ni une illumination, mais un pas de plus. Le rythme d’une marche obstinée. Une errance volontaire. New York, bien entendu, est partout : dans les rues, dans les non-dits, dans la solitude peuplée des parcs. Mais la ville n’est qu’un point de départ : comme chez Melville, autre grand arpenteur de l’inconnu, c’est vers l’Ouest que se tend le regard. Go west ! Là où l’espace devient miroir intérieur. Là où, peut-être, la lune peut enfin se refléter dans l’assiette froide d’un dîner chinois. Moon Palace n’est pas un roman parfait — il est même parfois trop généreux, trop explicite dans ses symboles — mais il possède une qualité rare : celle de poursuivre longtemps son lecteur, bien après la dernière page. Un roman de la solitude et de la quête, aussi mélancolique qu’exubérant, où les pas de Marco Stanley Fogg résonnent comme ceux d’un Candide moderne dans le désert américain. Et vous hantent des nuits durant.
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