jeudi 29 mai 2025

DANS LES DÉCORS TRUQUÉS (de Jean-Pierre Andrevon)

 Parmi les multiples plaisirs que réserve la lecture d’un livre de Jean-Pierre Andrevon — et ils sont nombreux, tout comme les ouvrages eux-mêmes —, il en est un qui se manifeste dès la couverture : le titre. L’auteur a indéniablement le don de ferrer le chaland avec des formules percutantes, intrigantes et toujours pertinentes. Dans les décors truqués ne fait pas exception. Ce recueil de cinq nouvelles, de longueur variable, s’étale sur près de 280 pages et souffle tour à tour le chaud et le froid, pour une cuisson idéale.

Où commence la fiction ? À quel moment la réalité nous échappe-t-elle ? L’avons-nous d’ailleurs jamais vraiment saisie ? Cette frontière floue est au cœur du recueil, tout comme la guerre, omniprésente, qui continue d’infuser l’œuvre d’Andrevon. Il faut dire que l’auteur a été bien "aidé" par l’atmosphère paranoïaque de la guerre froide, où l’on promettait à la planète entière un anéantissement nucléaire imminent. Le livre s’ouvre sur un petit garçon apeuré, incapable de se dépêtrer des draps de son lit alors que sa mère le presse d’aller à l’école. « Tu te noies dans un verre d’eau ! » ne cesse-t-elle de répéter (pour cause, la nouvelle s'intitule Dans un verre d'eau). Ce sera le refrain de toute son existence, qui va se dérouler sous nos yeux comme une trajectoire aussi creuse que désespérante; tout le vide et l’absurdité de la condition humaine enrobés dans la grisaille d’un quotidien sans relief. Puis vient l’apocalypse nucléaire, abordée à travers le regard d’un groupe de promeneurs (Les retombées). Ils devront comprendre ce qui s’est passé, et surtout tenter d’imaginer ce que pourra bien devenir leur avenir dans un monde irrémédiablement transformé. Un régal pour nos amis complotistes, par ailleurs. Andrevon nous confronte ensuite à un soldat — ou plutôt à des soldats —, archétypes de ce conflit éternel entre les peuples, entre les races, que l’on envoie au front comme chair à canon, pendant que leurs dirigeants se repaissent du spectacle morbide. Le propos est dur, mais la lucidité sans faille, dans une nouvelle au titre parfait, Le jeu de la guerre. Autre récit, autre ambiance : une famille tente d’installer dans la cave d’une maison de campagne une machine à remonter le temps, espérant fuir leur époque et retrouver un passé plus paisible. Ils faut dire qu'ils sont présentement confrontés au début de la Première Guerre mondiale… mais à chaque bond vers le passé, c’est une nouvelle raison d’avoir peur, de se battre qu'ils découvrent (dans Régression). Quand la machine finit par s’emballer, c’est une fuite en arrière sans fin qui s’opère, jusqu’aux origines mêmes de l’humanité. Enfin, le recueil s’achève sur un petit vaisseau spatial qui s’écrase dans une campagne endormie (Le temps du météore). Tout autour, les habitants — agriculteurs, gamins, maîtresse d’école, maire — poursuivent leur petite vie grise, indifférents ou presque à l’événement. Chacun y va de son hypothèse, mais surtout de son profond désintérêt. Les enjeux politiques et économiques prennent rapidement le pas sur l’extraordinaire, sur l’énigme du visiteur venu d’ailleurs. L’infini cosmique se heurte ici au ridicule du quotidien, et c’est dans cette tension que s’épanouit l’auteur, plus maître de son art que jamais. Avec Dans les décors truqués, Jean-Pierre Andrevon nous prend par la main pour une promenade vertigineuse dans des mondes instables, incompréhensibles, inquiétants. Et l’on avance sans jamais savoir exactement par qui, ni comment, ni pourquoi ce théâtre d’illusions a été monté. C’est cela aussi, vivre.



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