vendredi 29 novembre 2024

VOUS N'AUREZ PAS LE DROIT DE VIVRE. NI MÊME DE MOURIR

 Il y a un an jour pour jour, mon père s'est éteint. Dans une autre époque, dans un autre contexte, j’aurais pu hériter d’un trône et des responsabilités qui l’accompagnent, en tant que fils aîné. Mais loin de cette monarchie idéalisée, la réalité s’avère bien plus prosaïque. Elle me laisse, après des années de relations contrastées, chaotiques, empreintes d’incompréhensions, de rancœurs, mais aussi de tentatives de rapprochement, un goût amer. Un sentiment qui puise davantage dans la colère que dans la tristesse. Un drôle de sceptre, en somme.


Le fait est que la mort, tout comme la vie, peut être analysée sous son prisme social. Réussir sa mort semble presque aussi complexe que réussir sa vie. Une éducation défaillante, une condition sociale modeste : ces déterminants raccourcissent l’espérance de vie, influencent la manière de gérer ses émotions, sa carrière, sa santé. Ils limitent la possibilité de concrétiser ses rêves, de combler ses failles, d’exprimer pleinement ses aspirations. D’un côté, il y a ceux qui ont les moyens d’agir, qui savent et peuvent le faire. De l’autre, ceux à qui on n’a jamais soufflé l’idée qu’une autre voie était possible, ceux qu’on a soigneusement maintenus dans l’ignorance même de cette possibilité. Mon père appartenait, en partie, à cette seconde catégorie. Ce serait vain de tout excuser ou de nier sa part de responsabilité : il aurait pu écouter d’autres avis, emprunter d’autres chemins, prêter attention à d’autres priorités. Mais, dans l’ensemble, il a traversé sa vie sans vraiment choisir. Sans avoir été le protagoniste, juste un acteur de l'ombre, à qui on a réservé peu de répliques. Les caméras ont bien d'autres choses à filmer.


Marié trop tôt, devenu père sans avoir jamais ressenti la fibre paternelle (j'extrapole, mais je pense ne pas me tromper), il a été cantonné à l'exécution de tâches répétitives et harassantes pendant plus de quatre décennies, sans jamais avoir pu explorer son potentiel ou exprimer ses véritables intentions. De quoi faire macérer certaines idées noires, un terreau fertile pour que la violence et la frustration croissent en silence, ces mêmes maux que l’on retrouve quotidiennement dans les faits divers des journaux. Dans une société néo-capitaliste où posséder est vital pour exister, certaines familles sont condamnées d’avance. Elles ne sont même pas invitées à participer au jeu. Mon père, lui, s’est brisé le dos, probablement intoxiqué aux produits chimiques, aux désherbants qu’il manipulait chaque jour pour entretenir les parterres de fleurs de Gauchy, avec une protection dérisoire et une reconnaissance tout aussi mince. Quarante ans de labeur au service des autres, dans le froid, sous la pluie ou le soleil (encore que l'Aisne n'est pas une terre de canicules fréquentes, vous le savez) pour un salaire modeste et, en guise de retraite, un corps abîmé, un esprit usé, et une vie d'exécutant interchangeable, de celles qui n'intéressent pas grand monde, tout là-haut. Il illumine aussi l'indécence et le caractère parasitaire de ceux qui prônent le recul de l’âge de départ à la retraite, tout en menant une vie confortable derrière un écran ou sur les bancs de l’Assemblée nationale. Son décès, c'est une illustration accomplie de l’inégalité devant la mort, miroir cruel et fidèle des inégalités de la vie. Si sa disparition doit avoir un sens, c’est celui de rappeler que toutes les grandes questions qui traversent notre société – qu’elles soient économiques, sociales ou culturelles – trouvent leur racine dans ces inégalités béantes, véritables tranchées où s’entassent les cadavres du système. Exploités, puis jetés négligemment avec la semelle, dans la fosse commune d'un prolétariat qu'on voudrait obéissant, bien sage. 


Si j’avais eu une dernière occasion de lui parler, je ne sais pas de quoi nous aurions discuté. Sans doute n’aurait-il pas été en état de répondre, son esprit déjà ailleurs. Notre dernier échange téléphonique, trois jours avant sa mort, m’a confirmé qu’il ne reconnaissait plus son interlocuteur, ou, du moins, qu’il ne pouvait s’en souvenir plus de quelques minutes. Je suis quelqu’un de réaliste et pragmatique. J’avais anticipé son départ bien avant les autres membres de ma famille. J’ai tenté de rejoindre l’hôpital, de remonter en Picardie, pressentant l’urgence de la situation. Mais l’Éducation nationale m’a opposé un refus net : impossible de m’absenter quelques jours pour un dernier adieu. L’insensibilité bureaucratique, le fanatisme aveugle de petits fonctionnaires, m’ont enjoint à rester devant une salle de classe amorphe et désœuvrée, tandis que mon père s’éteignait. Je pourrais leur pardonner, mais je n'en ai pas envie. Je ne leur pardonne plus rien, je n'ai plus cette qualité en réserve. Plus assez pour tout le monde et eux ne la méritent pas. 


Aujourd’hui, un an s'est écoulé. La seule chose sensée à faire est probablement de s’affranchir de cette comédie absurde et de se recentrer sur ce qui compte réellement : occupez-vous de vous-mêmes et de vos proches. Personne ne viendra régler votre concession au cimetière ou tenir de beaux discours élégiaques quand vos cendres seront libérées, par un de ces matins anonymes, dans une campagne anonyme, au terme d'une existence anonyme. Alimentez votre colère, écoutez-la, entretenez-la. C'est cette colère qui nous sauvera peut-être un jour.

Non, la violence, la vraie, ce ne sont pas des vitrines qu'on brise durant une manifestation, ou les carcasses fumantes des voitures après les émeutes des quartiers. Ce sont les cendres de mon père que je libère en actionnant le mécanisme de l'urne, devant une douzaine de témoins, en l'absence de la moindre représentation de ceux pour qui il s'est tué à la tâche et empoisonné, pendant quarante ans. Les assassins absents.



mercredi 27 novembre 2024

KID LOCO : CONCRETE ISLANDS, LIES & VANITÉS

 Définir avec précision ce que représente réellement le courant musical connu sous le nom de trip-hop n’est pas chose aisée. On en garde souvent l’image d’une musique mélancolique, rêveuse, parfaite pour accompagner un spleen un jour de pluie, lorsque le ciel semble vouloir s’effondrer. Pourtant, cette vision demeure réductrice. Le genre, bien plus riche et nuancé, compte des artistes capables de transcender ces clichés en y insufflant des touches de funk, d’électro, voire de rock. Ils parviennent ainsi non pas à nous plonger dans la morosité, mais à nous inviter à savourer un spritz au bord d’une piscine, loin des idées sombres et des ambiances oppressantes (vous pouvez décrocher la corde au plafond du salon). C’est précisément le cas du groupe de Jean-Yves Prieur, dont le dernier opus, paru le 22 novembre, illustre parfaitement cette diversité d’approches. Fidèle à son ADN musical, Kid Loco nous livre une œuvre romantique et sensuelle, tout en renouant avec les sources d’inspiration qui avaient marqué l’inoubliable A Grand Love Story, un monument de la fin du XXe siècle; cet album, que je ne me lasse pas de redécouvrir, qui brille encore par son atmosphère envoûtante et voluptueuse. Les nouvelles compositions, en 2024, se distinguent par la présence de vocalistes invités (Lisa Li-Lund qui éclaire les deux premiers titres, Rocket Mike qui encanaille l'ambiance, ou encore la distinction d'Horace Andy et son timbre de voix si recherché) , qui enrichissent les morceaux et les poussent vers la "chanson". On comprend vite que l’ambition est de replacer le "beau" au cœur de la scène : une rythmique envoûtante nous emporte, à peine perturbée par quelques incursions rap ou des envolées rythmiques plus affirmées. Orgues planants, claviers inspirés, arpèges électroniques et un dub subtilement dosé composent le paysage sonore de Country Islands, lies & vanités. Bien qu’il ne soit peut-être pas l’œuvre maîtresse intemporelle de la carrière de Kid Loco, cet album s’écoute avec un plaisir non dissimulé, sans la moindre ombre de culpabilité.



lundi 25 novembre 2024

L’ODEUR DE LA BÊTE (DE PHILIPPE CURVAL)

 L’odeur de la bête, de Philippe Curval (1981)


Les Américains et les Russes, après avoir exploré l'espace et colonisé de nombreuses planètes, sont au cœur de ce roman. L'histoire commence avec Antoine Stapole, un médecin biologiste envoyé par le régime soviétique sur Shafton, une colonie récemment rachetée aux Américains. Déconcerté par l'étrange architecture de Soyouz, la capitale de cette planète, Staple entreprend de découvrir les peuples indigènes qui y vivent et qu’il décide de soigner en priorité, plutôt que les colons humains.

Les "locaux" se divisent en deux groupes : d'un côté, les Shaft, des autochtones à la peau rouge, qui semblent se contenter de plaisirs simples et s'adaptent facilement à la doctrine socialiste ; de l'autre, les Naonyths, des créatures proches de fauves nuisibles. Ces dernières sont traquées et exterminées, tant pour les dégâts qu'elles causent aux productions agraires que pour leur cuir, très recherché. Mais ce n'est pas tout : au fil de son enquête, Stapole découvre que ces "animaux" possèdent des facultés étonnantes et une essence particulière qui finiront par le fasciner. Le roman se déploie alors comme une investigation sociale et sociétale sur un monde prétendument socialiste, avant de bifurquer vers des thématiques plus troublantes, mêlant sensualité et bestialité. Philippe Curval propose ici l'une des rares incursions réussies de la science-fiction dans le domaine des relations entre espèces radicalement opposées. Avec son style érudit et envoûtant, l'auteur plonge le lecteur dans des instincts primaires sans jamais tomber dans la facilité ou la vulgarité. Ce roman, délicieusement suranné mais d'une intelligence rare, est disponible dans la collection (incontournable) Présence du futur, éditée par Denoël.



dimanche 24 novembre 2024

DIAMANT BRUT (de Agathe Riedinger)

 Diamant brut (de Agathe Riedinger)


Quel avenir peut bien attendre Liane, une jeune femme de 19 ans, affublée de prothèses mammaires, de faux ongles interminables, influenceuse sur Instagram, aux idéaux aussi superficiels que ses atours ? La réponse est simple : pas grand-chose. Sa trajectoire semble toute tracée. Elle met en avant un corps aux courbes généreuses, plus vulgaire que véritablement séduisant, dans l’espoir de se frayer un chemin dans l’un des rares domaines accessibles à ce type de profil : la téléréalité. La réalisatrice (Agathe Riedinger) semble cependant avoir un train de retard. Aujourd’hui, ce n’est plus vers la télévision que l’on se tourne, mais vers les réseaux sociaux, où l’investissement stratégique dans un compte Onlyfans bien aguicheur serait plus judicieux. Certes, ce qui motive Liane va au-delà d’un simple calcul financier : c’est la quête de gloire, le besoin viscéral d’être vue, aimée, de se sentir exister. Gagner de l’argent reste une priorité, c'est évident, mais il ne s’agit que d’un moyen pour atteindre un but bien plus émotionnel. Nous suivons donc Liane dans son quotidien : sa manière d’appliquer son fond de teint avec la minutie d’un soldat se préparant pour une mission critique, ses achats compulsifs de robes hors de prix, bien au-delà de ses moyens, et – de façon plus troublante – son incapacité à s’épanouir physiquement ou émotionnellement dans ses relations intimes. Derrière cette façade d’exubérance se cache une jeune femme persuadée de ne pas exister, de ne jamais rien réussir. Quand une opportunité de casting se présente, elle l’accueille comme une bouée de sauvetage, l’ascenseur pour la gloire tant espérée. Mais cet ascenseur pourrait tout aussi bien la mener à l’échafaud de son existence, si personne ne la rappelle. Liane pourrait presque susciter notre sympathie (et Malou Khebizi est parfaite dans le rôle). Mais son discours maladroit, son phrasé sacrifié à l'affrication et son vocabulaire indigent finissent par rebuter. Un produit de cette sous culture qu'on voudrait justifier et encourager, parce qu'il s'agit d'un formidable marché de consommateurs aveugles, qui ne font que se stigmatiser davantage chaque jour, sans comprendre qu'ils scient la branche de l'arbre sur laquelle ils sont en équilibre précaire. Les critiques, enjouées, parleront du "destin" d’une jeune femme. Mais il n’y a ici ni destin, ni réelle trajectoire. Seulement les errances d’une post adolescente pathétique et esthétiquement discutable, dénuée des armes intellectuelles et économiques nécessaires pour offrir autre chose que son corps. Même si dans ce monde, hélas, cela peut parfois suffire. On la regarde se débattre, espérer, y croire. Mais on sait, en spectateur lucide, qu’elle finira par s’effondrer. Si elle effleure un jour les sommets, ce sera pour en chuter brutalement. L’avenir ? À trente ans, on l’imagine en cure de désintoxication, ou subsistant avec le RSA, deux enfants confiés à la DASS. Ou pire, sur le plateau d'Hanouna. 



vendredi 22 novembre 2024

LES 90 BOUGIES DE DONALD DUCK

 Donald Duck, le canard le plus emblématique de l’univers Disney, célèbre cette année ses 90 ans. Né en juin 1934 sous les crayons des animateurs Art Babbitt et Dick Huemer, il fait ses débuts dans le court métrage d’animation La Petite Poule Avisée (The Wise Little Hen). Cette production raconte l’histoire d’une poule laborieuse qui doit planter son grain, tandis que deux paresseux – le cochon Peter Pig et Donald – rivalisent d’excuses pour éviter de l’aider. Quelques mois plus tard, entre septembre et décembre 1934, Donald prend vie en bande dessinée grâce à Ted Osborne et Al Taliaferro dans les pages dominicales de grands quotidiens. Ce fut la première des 50 000 aventures (à ce jour, c'est en évolution constante) où il occupe le devant de la scène. Avec son costume de marin et son tempérament explosif, Donald Fauntleroy Duck s’impose rapidement comme un contraste vivant au Mickey Mouse posé et réfléchi. Son uniforme nautique, emblématique, trouve sa justification dans deux références : d’une part, l’eau, élément naturel d’un canard, et d’autre part, les habits couramment portés par les enfants américains à l’époque. Sa voix nasillarde et grinçante, imaginée par Clarence Nash, ainsi que son langage incompréhensible, deviennent rapidement sa marque de fabrique. Donald doit aussi son succès à Carl Barks, célébrissime dessinateur, qui a étoffé son univers en introduisant des personnages mémorables comme l’oncle Picsou (Scrooge McDuck), les Rapetou (Beagle Boys) et Miss Tick (Magica De Spell). Don Rosa, inspiré par un croquis de Barks, a même créé un célèbre arbre généalogique de la famille Duck. Depuis 1938, Donald roule dans sa légendaire voiture, la Beichfire Runabout, identifiable à sa plaque d’immatriculation “313”, clin d'œil à sa date de naissance, le 13 mars. Au fil des décennies, Donald a vécu d’innombrables aventures, souvent accompagné de ses trois neveux espiègles, Riri, Fifi et Loulou (Huey, Dewey, and Louie), apparus pour la première fois en 1938. Si ces derniers étaient d’abord de véritables garnements, ils ont évolué pour devenir plus sages et engagés, notamment en intégrant les Castors Juniors. En 1940, Mr. Duck Steps Out introduit Daisy, qui deviendra la compagne fidèle – mais souvent frustrée – de Donald.



L’univers de Donald est peuplé de figures marquantes, comme son cousin chanceux Gontran, antithèse parfaite de sa malchance, ou encore ses voisins irascibles Lagrogne et Grumble (notamment dans les récits italiens), avec qui les disputes sont monnaie courante. Donald, généreux et optimiste de nature, a un tempérament soupe-au-lait : il lui suffit de peu pour exploser, mais son caractère en fait un personnage à la fois comique et profondément humain. Pour célébrer ce 90ᵉ anniversaire, Disney+ propose un nouveau court métrage, D.I.Y. Duck, réalisé par Mark Henn. On y voit Donald tenter, avec sa maladresse légendaire, de changer une simple ampoule, ce qui, bien sûr, tourne rapidement à la catastrophe. Mais Donald Duck n’est pas qu’un personnage de fiction. Il est devenu un véritable symbole culturel, incarnant avec humour les frustrations et les défis du quotidien. Sa rivalité avec Mickey souligne un contraste fondamental : Mickey, toujours réfléchi et maître de la situation, incarne un modèle idéalisé, presque trop parfait. Donald, au contraire, est proche de nous : il est colérique, malchanceux, mais terriblement attachant. Là où Mickey peut parfois paraître distant ou antipathique par sa perfection, Donald reste toujours sincère, humain, et irrésistiblement drôle. Même les personnages de son entourage, comme l’avare Picsou ou le chanceux Gontran, n’existent que pour mettre en lumière les qualités – et les défauts – de Donald. Parce qu’au fond, malgré ses travers, il est impossible de ne pas l’aimer.



jeudi 21 novembre 2024

VENOM THE LAST DANCE (De Kelly Marcel)

 Certes, peut-on vraiment afficher une surprise sincère, en sortant des salles obscures ? Il s'agit tout de même du troisième Venom et les deux premiers n'ont pas laissé un souvenir impérissable dans l'histoire du genre, bien au contraire. On peut les classer, sans prendre trop de risques, dans ce que la production super héroïque sur grand écran a engendré de pire. On peut même affirmer qu'il y avait trois types de personnes qui attendaient de pied ferme cette dernière danse : tout d'abord, le spectateur particulièrement indulgent ou dont la capacité de discernement est clairement abolie. Ensuite, celui qui se rend en salle pour des raisons plus ou moins professionnelles, avec l'obligation de chroniquer ou d'avoir vu le film (nous sommes dans ce cas de figure, ce n'est pas drôle tous les jours). Enfin, ceux qui aiment se faire du mal, une forme de masochisme artistique irrépressible, qui pousse ensuite à se plaindre alors qu'il était largement possible d'anticiper le piètre spectacle. Ce troisième opus débute tambour battant avec une scène explicative pour que tout le monde comprenne qui est Knull, d'où il sort et ce qu'il veut : ça fait un peu didactique, c'est extrêmement sombre et probablement un peu difficile à appréhender, pour celui qui ignore tout de ce personnage. Pied de nez complet puisque cet ennemi si puissant restera là où il est est durant tout le film ! La transition est ensuite assez abrupte : dès la seconde minute du film, nous entamons le chapitre blagues potaches/discussions absurdes entre Tom Hardy/Eddie Brock et son symbiote, dans un gros numéro de cabaret indigne de ce que devrait être normalement cet anti-héros sanguinolent. Mais voilà, vous le savez tous, le Venom de Sony est une sorte de grosse marionnette pas si méchante que cela, qui aime le chocolat, danser et manger des cerveaux, non sans avoir auparavant choisi avec soin les sujets à dévorer. Last Dance, c'est donc en définitive un film bancal et décousu, avec une histoire minimale qui réussit, malgré tout, à plonger les spectateurs dans les abysses de la perplexité. Qui regorge de scènes totalement dépourvues de logique, même approximative, et de personnages unidimensionnels qui agissent sans la moindre cohérence. Le méchant ? Inexistant ou totalement insignifiant. Knull menace mais reste sagement au chaud, les limiers qu'il envoie sont de grosses bêtes brutales et sans personnalité. Chouette alors. Les effets spéciaux ? Médiocres. Les scènes marquantes ? Vous n'en trouverez pas. Vous trouvez qu'on est sévères ? Mais non, à peine… 



Un film à fuir, alors ? C’est d’ailleurs ce que fait Tom Hardy durant tout le film : courir, hagard et malmené, d’une situation absurde à l’autre, qu’il s’agisse d’attaques d’aliens, d’humains, de l’armée ou même d’une famille lambda. Venom The Last Dance est avant tout un pur Tom Hardy show. Tous les autres personnages en sont réduits à des apparitions anecdotiques, surgissant sans contexte ni explication, comme le Dr. Payne joué par Juno Temple, dont le rôle se limite à un exposé narratif censé donner une vague cohérence aux enchaînements d’événements et ajouter une touche d'émotion surfaite. Le film accumule également les clichés les plus improbables : une famille hippie qui, sans aucune difficulté, infiltre la Zone 51 (un trou dans le grillage, je ne blague pas) et manipule des armes secrètes avant de disparaître comme si de rien n’était. Sans oublier des tentatives de comédie complètement ratées, comme cette scène kitsch où Mme Chen se lance dans une danse ridicule, ou Eddie Brock en voiture, avec la famille précédemment citée, pour un karaoke bien long et lourdingue, sur du David Bowie. Malgré tout, et c’est là son paradoxe, Venom The Last Dance est tellement décomplexé et dernier degré qu'il peut aussi séduire. Avec moins de deux heures au compteur, il enchaîne à vive allure les séquences, sans laisser de temps pour réfléchir aux incohérences qui pullulent. Et si l’on accepte ce chaos, quelques scènes peuvent vraiment sortir du lot, comme toutes les fois où Venom est pris en chasse, avec une série de transformations délirantes (le symbiote s'empare d'un cheval, d'une grenouille…) qui vont plaire aux plus jeunes dans la salle. Tom Hardy, fidèle à lui-même, livre une performance impeccable. Certes, on ne peut s’empêcher de regretter qu’il n’ait jamais eu l’occasion d’interpréter un Eddie Brock plus profond et nuancé. Mais il est évident qu’il s’est follement amusé dans ce rôle. Et c’est grâce à son talent que cette production désordonnée et imparfaite parvient à tenir (rarement) debout. Qu’il s’agisse des scènes d’action chaotiques ou des gags souvent maladroits, Hardy réussit à insuffler une tendresse improbable qui donne envie de pardonner, en partie, l'indigence des trois films. Au milieu de ce joyeux bordel, le troisième volet ne perd pas de vue son objectif : conclure dans la folie cette sorte de buddy movie extraterrestre initié par Hardy et Sony. Le final, à la fois juste et efficace, offre une conclusion satisfaisante pour une histoire de ce genre. Mais promis, on en restera là, hein, pas de blagues ? Du coup, ceux qui ont détesté les deux premiers volets pour mille et une raisons ne reviendront probablement pas sur leur jugement. Mais Venom: The Last Dance a une petite chance de faire sourire ceux qui n'ont qu'un seul objectif en vue, un blockbuster pour mettre le cerveau en pause et faire défiler sur grand écran des pages truffées de symbiotes qui se croisent. Comme aller s'empiffrer d'un bon gros burger à trois étages dans la chaîne de fast food la plus proche. La mayonnaise coule de partout, le cholestérol s'affole et le demi litre de coca ne va aider à une saine digestion du menu XXL. Mais vous n'y allez pas pour une dégustation de fin gourmet, ou alors c'est vous qui êtes profondément incohérents. 



mardi 19 novembre 2024

PRIMAL SCREAM : COME AHEAD

 Primal Scream : Come ahead 


Aujourd'hui, parlons du grand retour de Primal Scream, l'un des groupes les plus versatiles et protéiformes de l'histoire du rock indépendant. Leur leader charismatique, Bobby Gillespie, possède un talent unique : celui de faire passer Keith Richards pour un végan abstinent. Soyons honnêtes, au vu du rythme et de la variété des substances consommées par Gillespie, le son, le style et le groove de chaque album ont toujours suivi le mouvement. Entre cocaïne (Give out but don't give up), LSD (Screamadelica) et les drogues de synthèse les plus extrêmes (Xtrmntr), chaque disque semblait être une carte postale chimique de l'état d'esprit du moment. Cependant, en écoutant leur nouvel album, un parfum différent émerge. L'amour qui imprègne chaque note laisse penser que Bobby a retrouvé une certaine douceur, peut-être grâce à une vieille connaissance : la marijuana. Ce bon vieux joint qui vous fait voir la vie en rose... et parfois des éléphants, aussi. Ce nouvel album marque une première pour Primal Scream : il est réalisé sans Martin Duffy, tragiquement décédé en 2022. Une perte qui a suscité controverses et interrogations, laissant planer une ombre sur l’avenir d'un groupe qui semblait avoir déjà dit l'essentiel. Pourtant, les faits sont indubitables : Primal Scream reste debout, vivant, remuant. Dès les premières notes du sautillant Ready To Go Home, qui mêle habilement psychédélisme et funk, ou dans les envolées orchestrales de Heal Yourself, le groupe prouve qu’il sait encore innover tout en restant ancré dans ses racines. L’engagement politique de Gillespie est au cœur de morceaux comme Love Insurrection, avec des slogans qui fleurent bons les tongs, voire le beurre d'orteil, comme "L'animo umano non sarà mai sconfitto / Viva l’amore / No pasaràn ", portés par la voix puissante d’Anna Caragnano. Qui retentit également sur Innocent Money, où elle récite des passages de Marx avec un cynisme désabusé, sur une toile sonore acide et psychédélique. Le groupe explore aussi des territoires plus introspectifs avec le blues nostalgique de Melancholy Man, sublimé par un solo de guitare remarquable (ce morceau est d'une rare beauté) , ou encore le fascinant Love Ain’t Enough, où cordes, gospel et psychédélisme s’entrelacent avec brio. L’énergie débordante de Circus Of Life ajoute une touche supplémentaire à l'ensemble, bien moins monocorde et inoffensif qu'on pouvait le croire en l'abordant. False Flags mérite aussi une mention spéciale : huit minutes oniriques et antimilitaristes qui captivent l’auditeur avant une conclusion percutante, Deep Dark Waters, un avertissement lucide inspiré des écrits de Franco Bifo Berardi. Settler’s Blues clôture l’album sur une note hypnotique et énervée, en mêlant histoire, politique et activisme, pour dénoncer les horreurs de la guerre et du colonialisme. Gillespie sait pourtant bien qu'il ne sauvera ni le monde, ni probablement personne avec Primal Scream, mais tout l'intérêt de ce nouveau disque est ailleurs, perché dans sa recherche du beau, d'un idéal clairement fantasmé, mais qui contraste si bien avec le cynisme ambient qu'on ne pourra rien lui reprocher. Et en plus, il est fichtrement bon ! 



lundi 18 novembre 2024

EDMOND HAMILTON : SCIENCE-FICTION ET CAPITAINE FLAM

 Edmond Hamilton, esprit brillant, doué d'une imagination débordante et d'un sens inné du fantastique, entame tôt une carrière prometteuse d'écrivain de science-fiction. Des années 1930 aux années 1960, il s'impose comme l'un des maîtres les plus respectés du genre. À cette époque, la science-fiction et l’horreur étaient étroitement liées et il n’est pas rare dans sa carrière de découvrir aussi bien des récits classiques que des œuvres flirtant avec d’autres genres. Cela ne constitue en rien un défaut, c’est même au contraire la preuve de son habileté à maîtriser les mécanismes narratifs de différentes tendances, avec finesse. Comme bien d'autres, Hamilton traverse des périodes difficiles, notamment durant la Grande Dépression, où les goûts du public évoluent. Dans ce contexte, il fait preuve d’une admirable capacité à transformer son art en un véritable métier et va même jusqu’à s’aventurer dans des récits pulp orientés vers les histoires criminelles. Cependant, son talent ne s’éteint pas, et mêmen il s’épanouit davantage, après sa rencontre avec Leigh Brackett, qui deviendra son épouse. Grâce à l’influence du style raffiné de Brackett, Hamilton parvient à affiner le sien et augmente la qualité de ses œuvres. Maître de la science-fiction, du mystère, du pulp et des histoires criminelles, Hamilton ajoute alors une corde à son arc dans les années 1940 : la bande dessinée. Il travaille pour DC Comics, notamment sur des personnages phares comme Batman et Superman. On lui doit, avec Sheldon Moldoff, la création de Batwoman, un personnage qui demeure incontournable dans l’univers de Gotham. En collaboration avec Gardner Fox et Bob Brown, il participe également à la création du Space Ranger, un personnage mineur mais apprécié, ainsi qu'à l’enrichissement de la Légion des Super-Héros, pour qui il introduit des personnages tels que Timber Wolf et le super-vilain Time Trapper, qui causera bien des soucis aux héros, y compris dans les histoires plus récentes.



Prolifique en diable, Edmond Hamilton mérite de nombreux éloges pour son travail monumental dans la construction de l’univers des comics DC, sans oublier son engagement envers la science-fiction la plus traditionnelle. Quant au Capitaine Flam, il en est le père littéraire; le personnage devient ensuite un comic book puis un anime. Inspiré par Doc Savage, Capitaine Flam apparaît dans plusieurs romans et adopte bon nombre des traits des héros pulp. C’est un scientifique au corps athlétique et à l’esprit exceptionnel, qui utilise des gadgets technologiques au service d'une haute morale, pour combattre les injustices, à l’instar de Batman. Les aventures du Capitaine Flam passionnent vite un large public. Un an après la mort d’Edmond Hamilton, le 1er février 1977, le studio Toei en diffuse une adaptation animée, composée de 13 mini-séries de 4 épisodes chacune. Cet anime reste très fidèle à l'œuvre originale, il conserve l'esprit naïf des romans écrits trois décennies plus tôt et reprend même certaines intrigues de ses récits. Le résultat est un mélange d'explications scientifiques caractéristiques de la science-fiction de l'époque et d’un optimisme en faveur de la raison et de l’intellect. Avant les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, la science était perçue comme une force destinée à améliorer le monde, et non à le détruire, et le Capitaine Flam incarne cette vision. Il connaît un succès retentissant dans de nombreux pays, notamment en Italie et en France, où l'anime fait sensation. Encore aujourd’hui, bien que son nom soit rarement mentionné, il reste l’un des personnages les plus mémorables de cette époque, avec un générique qui, lui, demeure ancré dans les mémoires. Edmond Hamilton reste, hélas, un nom connu seulement d'une poignée de passionnés ou de spécialistes. En 2024, certains pourraient reprocher à quelques-unes de ses intrigues d’être simples ou de sentir le déjà-vu, mais ce serait une lecture superficielle et qui aurait besoin de recontextualiser toute l'œuvre. Si un jour vous croisez quelques-uns de ses textes dans une anthologie, n’hésitez pas à les lire, sans crainte d’être déçus. Peut-être ne retrouverez-vous pas les sagas de science-fiction complexes auxquelles vous êtes habitués, mais vous découvrirez des récits capables de vous emporter loin, très loin. Capitaine Flam, tu n'es pas de notre galaxie… ! 



samedi 16 novembre 2024

UN SILENCE (De Joachim Lafosse)

 Un silence (de Joachim Lafosse)


Existe-t-il encore un espoir ? Peut-on encore avoir foi en les institutions quand ceux qui sont censés défendre les victimes de pédophilie sont eux-mêmes des hommes profondément troublés, parfois pris dans la consommation d’images pédopornographiques, avec un passé lourd et obscur ? La question se pose dans ce film où Daniel Auteuil incarne un personnage plutôt malaisant, un avocat rodé aux joutes oratoires et incarnation médiatique d'une lutte salvatrice, époux d'une Emmanuelle Devos qui noie sa honte dans le déni et l'illusion que ces choses là, ça se guérit, comme on peut guérir d'une grippe. Le film, contemplatif et lent, guide cependant assez rapidement les spectateurs attentifs vers une direction claire et une issue prévisible. C’est un long-métrage bien construit, même s’il manque de surprises ou d’audace pour véritablement captiver ou bousculer. Il reste toutefois suffisamment bien mené pour nous inciter à aller jusqu’au bout. La dernière partie, consacrée au fils adoptif en pleine perdition, tombe malheureusement dans la caricature. Filmée caméra à l’épaule, elle bascule dans un portrait presque grotesque de l’abandon éthylique en chute libre. Et comme souvent dans ce genre de clichés, cela passe par un enchaînement d’alcools piochés dans le minibar, une Corona lors d’une soirée étudiante, avant une conclusion dramatique, couteau à la main. En fait, peut-être que l’essentiel du film réside dans son titre : Un silence. Le silence de ceux qui savent, mais qui préfèrent profiter du confort de leur situation professionnelle, de l’image lisse et factice d’un couple ou d’une famille, unis par un sombre secret. Des victimes, certes. Mais qui engendrent d'autres victimes, ce qui n'aide guère à compatir. D'ailleurs, grattez un peu le vernis, et la belle image, soigneusement photoshopée, laisse apparaître une réalité bien moins reluisante. Au fond, ce film, malgré ses défauts, s’avère troublant par sa proximité avec le réel. Si vous saviez ce qui se trame autour de vous…






jeudi 7 novembre 2024

L'EFFONDREMENT (D'EDOUARD LOUIS)

 Edouard Louis : L’effondrement


Le sarcasme est facile. Tout de même, voici quelqu'un qui n'écrit de romans qu'à propos de sa propre famille. Toute l'œuvre d'Édouard Louis donne à voir la même scène, mais le lecteur a ainsi l'occasion de tourner autour et selon la perspective, le regard porté sur les événements, ceux-ci assument une toute autre valeur, une toute autre importance. Avec toujours en toile de fond un déterminisme social qui flotte au-dessus des têtes comme une malédiction, le couperet toujours prêt à s'abattre. L’effondrement raconte la disparition à 38 ans du grand frère de l'auteur, qu'il n'avait pas vu depuis dix ans. Une nouvelle fois, c'est un livre puissant, d'une puissance dont tout le monde peut percevoir les échos mais dont uniquement ceux qui ont touché la réalité de ce qui est écrit peuvent comprendre la violente substance. Un grand livre, porté par un geste hautement symbolique, celui d'un frère qui accepte de n'avoir jamais finalement aimé son aîné, au point de pouvoir porter un regard analytique sur le drame, expurgé des affects artificiels et de la mièvrerie redoutés, pour comprendre l'insondable et l’inavouable, autrement dit pour échouer à cerner celui qui n'aura jamais vraiment été compris. Le parcours d'une épave, d'un vaincu (par l’alcoolisme, la haine de soi, l’impossibilité d’une fuite), sans que l'on sache vraiment à quel moment la partie était perdue. Peut-être même avant qu’elle ne débute ? Bref, à lire immédiatement, de toute urgence.




vendredi 1 novembre 2024

THE CURE : SONGS OF A LOST WORLD

 THE CURE - SONGS OF A LOST WORLD

Seize ans d’attente, ce n’est pas rien. L’arrivée d’un nouvel album studio de The Cure a donc des allures de libération, comme celle d’un prisonnier sortant de cellule après trois lustres, privé des caresses et du droit de toucher, voire même effleurer, le corps d'une femme. On pourrait imaginer des retrouvailles enflammées ; cependant, après tant d’années sans pratiquer, la déception peut se montrer cruelle. D’autant que le dernier rendez-vous galant avec la bande de Robert Smith ne ressemblait en rien à une nuit de noces fiévreuse.

Le véritable enjeu avec Songs of a Lost World ne se situe pas du côté de Robert Smith, le maître incontesté du gothique charbonneux, mais bien dans l’esprit de l’auditeur, qui nourrit des attentes démesurées et réclame que le groupe ravive des souvenirs et des émotions évanouis depuis belle lurette. Il est utile de se rappeler que la dernière fois que The Cure a effleuré les cimes glacées du chef-d’œuvre intemporel, c’était à la fin des années 1980, voire au tout début des années 1990. Depuis, le groupe s’est satisfait de sommets moins vertigineux, mais toujours inaccessibles pour le commun des mortels et pour des groupes contemporains, trop souvent encensés par une presse prompte au retournement de veste et à l'enthousiasme stipendié.

N’attendez donc pas de ce quatorzième album studio qu’il soit ce qu’il ne peut être. On y pénètre par un titre aux allures martiales et élégantes, et on en ressort, sonné, après une pièce magistrale de plus de dix minutes (Endsong), directement classable parmi les œuvres d’exception de Robert Smith. Entre-temps, on navigue en eaux troubles et profondes, dont l’atmosphère cotonneuse et mélancolique évoque le dernier excellent album en date, Bloodflowers.

Marqué par plusieurs deuils dans sa famille, convaincu d’aborder le crépuscule de sa carrière (et probablement de son existence d'homme), Smith nous livre ici un bilan poignant, qui sans pour autant appeler l'euthanasie de tous ses vœux, envisage sérieusement le recours aux soins palliatifs (it all feels wrong/It's all gone/it's all gone/it's all gone/No hopes, no dreams, no world - dans Endsong). L’album est tout simplement beau, et la question de savoir où le classer dans la hiérarchie des disques du groupe n’a aucun sens. C’est déjà un petit miracle d’entendre aujourd’hui ces huit nouvelles compositions, patiemment retravaillées et enfin offertes au public. Et si cela ne vous suffit pas, vous avez toujours Taylor Swift, Zaho de Sagazan, et d’autres bulles de savon évanescentes du genre, qui éclateront sans un bruit, sans un regret. 

"Left alone with nothing at the end of every song"