Il y a un an jour pour jour, mon père s'est éteint. Dans une autre époque, dans un autre contexte, j’aurais pu hériter d’un trône et des responsabilités qui l’accompagnent, en tant que fils aîné. Mais loin de cette monarchie idéalisée, la réalité s’avère bien plus prosaïque. Elle me laisse, après des années de relations contrastées, chaotiques, empreintes d’incompréhensions, de rancœurs, mais aussi de tentatives de rapprochement, un goût amer. Un sentiment qui puise davantage dans la colère que dans la tristesse. Un drôle de sceptre, en somme.
Le fait est que la mort, tout comme la vie, peut être analysée sous son prisme social. Réussir sa mort semble presque aussi complexe que réussir sa vie. Une éducation défaillante, une condition sociale modeste : ces déterminants raccourcissent l’espérance de vie, influencent la manière de gérer ses émotions, sa carrière, sa santé. Ils limitent la possibilité de concrétiser ses rêves, de combler ses failles, d’exprimer pleinement ses aspirations. D’un côté, il y a ceux qui ont les moyens d’agir, qui savent et peuvent le faire. De l’autre, ceux à qui on n’a jamais soufflé l’idée qu’une autre voie était possible, ceux qu’on a soigneusement maintenus dans l’ignorance même de cette possibilité. Mon père appartenait, en partie, à cette seconde catégorie. Ce serait vain de tout excuser ou de nier sa part de responsabilité : il aurait pu écouter d’autres avis, emprunter d’autres chemins, prêter attention à d’autres priorités. Mais, dans l’ensemble, il a traversé sa vie sans vraiment choisir. Sans avoir été le protagoniste, juste un acteur de l'ombre, à qui on a réservé peu de répliques. Les caméras ont bien d'autres choses à filmer.
Marié trop tôt, devenu père sans avoir jamais ressenti la fibre paternelle (j'extrapole, mais je pense ne pas me tromper), il a été cantonné à l'exécution de tâches répétitives et harassantes pendant plus de quatre décennies, sans jamais avoir pu explorer son potentiel ou exprimer ses véritables intentions. De quoi faire macérer certaines idées noires, un terreau fertile pour que la violence et la frustration croissent en silence, ces mêmes maux que l’on retrouve quotidiennement dans les faits divers des journaux. Dans une société néo-capitaliste où posséder est vital pour exister, certaines familles sont condamnées d’avance. Elles ne sont même pas invitées à participer au jeu. Mon père, lui, s’est brisé le dos, probablement intoxiqué aux produits chimiques, aux désherbants qu’il manipulait chaque jour pour entretenir les parterres de fleurs de Gauchy, avec une protection dérisoire et une reconnaissance tout aussi mince. Quarante ans de labeur au service des autres, dans le froid, sous la pluie ou le soleil (encore que l'Aisne n'est pas une terre de canicules fréquentes, vous le savez) pour un salaire modeste et, en guise de retraite, un corps abîmé, un esprit usé, et une vie d'exécutant interchangeable, de celles qui n'intéressent pas grand monde, tout là-haut. Il illumine aussi l'indécence et le caractère parasitaire de ceux qui prônent le recul de l’âge de départ à la retraite, tout en menant une vie confortable derrière un écran ou sur les bancs de l’Assemblée nationale. Son décès, c'est une illustration accomplie de l’inégalité devant la mort, miroir cruel et fidèle des inégalités de la vie. Si sa disparition doit avoir un sens, c’est celui de rappeler que toutes les grandes questions qui traversent notre société – qu’elles soient économiques, sociales ou culturelles – trouvent leur racine dans ces inégalités béantes, véritables tranchées où s’entassent les cadavres du système. Exploités, puis jetés négligemment avec la semelle, dans la fosse commune d'un prolétariat qu'on voudrait obéissant, bien sage.
Si j’avais eu une dernière occasion de lui parler, je ne sais pas de quoi nous aurions discuté. Sans doute n’aurait-il pas été en état de répondre, son esprit déjà ailleurs. Notre dernier échange téléphonique, trois jours avant sa mort, m’a confirmé qu’il ne reconnaissait plus son interlocuteur, ou, du moins, qu’il ne pouvait s’en souvenir plus de quelques minutes. Je suis quelqu’un de réaliste et pragmatique. J’avais anticipé son départ bien avant les autres membres de ma famille. J’ai tenté de rejoindre l’hôpital, de remonter en Picardie, pressentant l’urgence de la situation. Mais l’Éducation nationale m’a opposé un refus net : impossible de m’absenter quelques jours pour un dernier adieu. L’insensibilité bureaucratique, le fanatisme aveugle de petits fonctionnaires, m’ont enjoint à rester devant une salle de classe amorphe et désœuvrée, tandis que mon père s’éteignait. Je pourrais leur pardonner, mais je n'en ai pas envie. Je ne leur pardonne plus rien, je n'ai plus cette qualité en réserve. Plus assez pour tout le monde et eux ne la méritent pas.
Aujourd’hui, un an s'est écoulé. La seule chose sensée à faire est probablement de s’affranchir de cette comédie absurde et de se recentrer sur ce qui compte réellement : occupez-vous de vous-mêmes et de vos proches. Personne ne viendra régler votre concession au cimetière ou tenir de beaux discours élégiaques quand vos cendres seront libérées, par un de ces matins anonymes, dans une campagne anonyme, au terme d'une existence anonyme. Alimentez votre colère, écoutez-la, entretenez-la. C'est cette colère qui nous sauvera peut-être un jour.
Non, la violence, la vraie, ce ne sont pas des vitrines qu'on brise durant une manifestation, ou les carcasses fumantes des voitures après les émeutes des quartiers. Ce sont les cendres de mon père que je libère en actionnant le mécanisme de l'urne, devant une douzaine de témoins, en l'absence de la moindre représentation de ceux pour qui il s'est tué à la tâche et empoisonné, pendant quarante ans. Les assassins absents.