mardi 31 décembre 2024

ELISABETH BORNE (ET LES AUTRES) : LE VIDE À MAYOTTE

 C'est parfois la forme qui éclaire le fond. Et dans le cas de la visite d’Élisabeth Borne à Mayotte ce lundi, la forme s'est avérée, avouons-le, désespérément révélatrice. En débarquant sur l’île pour constater les dégâts, la nouvelle ministre de l’Éducation nationale n’a eu à offrir ni solutions concrètes, ni plan de secours, ni même un jerrycan d'eau. Non, juste une compassion de façade et quelques mots bien polis, la doctrine officielle d'un gouvernement mal né et bientôt mort, ressassés et appris par cœur durant le vol, en cabine business premium. Mayotte, ce petit bout de France oublié, où l’eau est plus rare qu’un bon discours de notre Souverain, a été témoin d’une performance inédite : à peine entrée en jeu, la néo-ministre avant-centre de Grenelle a réussi l'exploit d'inscrire un but contre son camp en moins de 30 secondes. Interpellée par des enseignants exaspérés – qui lui exposaient le cas de ces autochtones qui doivent parcourir dix kilomètres en plein cagnard pour trouver une simple bouteille d’eau – elle a répondu de la manière la plus méprisante possible : en tournant les talons. Il faut admettre, à sa décharge, qu'elle n’avait pas grand-chose à ajouter, au sujet d'un dossier dont elle ignore l'essentiel et auquel il n'est pas certain qu'elle puisse nous convaincre de s'être intéressée. Envoyée en éclaireuse pour promouvoir les bien fumeux "commandos de reconstruction" promis par François Bayrou (Premier ministre par intérim et VRP de la vacuité), Élisabeth Borne n’a fait que démontrer, une fois de plus, que l'empathie est une qualité qui n'est pas distribuée à tout le monde, à la naissance.


Oui, au fait, les professeurs fuient Mayotte. Qui pourrait leur en vouloir ? Ces derniers n’ont même plus de logements décents et doivent enseigner à des élèves dont les familles vivent dans des habitations de fortune, dont des toits en tôle ondulée se sont envolées au quatre coins de l'île durant la tempête. Pendant ce temps, l’État français nie ses responsabilités et continue de faire semblant de découvrir l'effarante pauvreté des lieux. Ce serait, selon certaines sources bien informées, la faute de l'immigration incontrôlée. Ben voyons, dirait Gargamel. Le fait est que ce gouvernement de sports d'hiver, disons-le franchement, n’a rien à proposer. Rien. Il est là par inertie, faute de mieux, faute d'accepter le résultat des urnes, surtout. Et Élisabeth Borne, ministre de quasiment tout et spécialiste de pratiquement rien, n’est qu’une pièce rapportée. Elle aurait aussi bien pu finir à l’Agriculture ou à la Justice : une petite récompense attribuée pour service rendu, un poste par défaut pour celle qui, autrefois, prétendait venir de la gauche mais incarne désormais le pire d’une bourgeoisie hors sol. Cette même bourgeoisie qui pense que la réalité est une matière malléable, qu’elle peut tordre à loisir comme un vulgaire trombone administratif. En vérité, Élisabeth Borne est le miroir éloquent de ces sept dernières années : un gouvernement qui tend le micro au peuple, mais seulement pour mieux lui fracasser sur le crâne quand les réponses ne plaisent pas. Jusqu’à quand devrons-nous supporter cette pitrerie en bande(s) organisées(s) ? Cette comédie de boulevard où les premiers rôles sont tenus par des acteurs qui improvisent leur texte, et où le public, lassé, commence à quitter la salle avant même le troisième acte. La prochaine tempête ne sera peut-être pas météorologique, mais citoyenne. Que le vent souffle, et fort !




lundi 30 décembre 2024

LE CONSEGUENZE DELL' AMORE (Les conséquences de l'amour / De Paolo Sorrentino)

 Les Conséquences de l'amour (2004) : un titre qui semble promettre une romance à l'italienne, mais ne vous y trompez pas, ce film de Paolo Sorrentino est tout sauf une banale histoire de drague ou de cocufiage. Ici, l'amour ne se manifeste pas avec des roses, mais des épines, et surtout dégage un parfum de désespoir. Au centre du récit, un pensionnaire mystérieux, solitaire et taciturne, exilé volontaire ou forcé (spoiler : ce sera la seconde option) dans un hôtel impersonnel. Titta Di Girolamo, un comptable d'apparence élégante mais émotionnellement verrouillé, nous accueille dans son univers froid et glaçant. Un personnage aussi distant qu'un tableau dans un musée : fascinant, mais qu’on ne peut pas toucher, sans rencontrer la glace, l'obstacle, l'intervention des gardiens. Sous ses costumes impeccablement taillés et son air de dandy revenu de tout, Titta (le remarquable Toni Servillo) cache un lourd secret : un passé inavouable, patiemment révélé par le scénario comme un compte-gouttes cruel. Pourquoi cet homme est-il condamné à errer dans les couloirs d’un hôtel suisse ? Quel crime ou mauvaise décision l’a enfermé dans ce purgatoire clinique où tout est aseptisé et désincarné ? La réponse, comme dans tout bon film noir, se dévoile au fil des scènes, jusqu’à un final dont la violence contenue laisse pantois. Peu importe les promesses de vos rappeurs favoris, personne ne sort jamais indemne d’un pacte avec la mafia, et notre héros, otage d’une Casa Nostra impitoyable, ne fait pas exception à cette règle de bon sens. Son quotidien est une forme de peine capitale suspendue, il attend son heure dans un décor où la moquette grise pourrait aussi bien servir de linceul ou de silencieux pour atténuer le bruit des projectiles. L’intrigue prend une tournure inattendue lorsqu’une réceptionniste douce et innocente entre dans l'équation. Sofia, apparition lumineuse dans ce monde feutré de demi-teintes, devient pour Titta une sorte de rayon d'espoir – ou, plus précisément, une lumière aveuglante qui finit par révéler encore plus cruellement les ombres de son existence. Leur rencontre, d’une simplicité désarmante, ouvre une brèche dans l’armure cynique du protagoniste. Mais si l’amour sauve parfois, il condamne ici avec une ironie déchirante. Visuellement, Les Conséquences de l’amour ressemble à un bijou froid, ciselé avec une précision presque chirurgicale. Le huis clos oppressant de l’hôtel, avec son design stérile et son atmosphère déshumanisée, devient un personnage à part entière. Chaque élément semble calculé pour appuyer le malaise et l’aliénation de Titta. Même la bande-son électro, composée de rythmes hypnotiques et nerveux, insuffle une tension presque incongrue à des scènes d’apparence anodine : regarder un homme porter une valise pleine de billets à la banque n’a jamais été aussi stressant. Mention spéciale pour cette techno affolée, qui transforme une banale course à la banque en une scène digne d’un thriller existentialiste. Paolo Sorrentino évite les clichés avec une élégance rare. Ici, pas de mafieux caricaturaux en costards rayés ni de dialogues saturés d’accents forcés. Les personnages, même secondaires, sont incarnés avec une justesse troublante. Et si l’on cherche une morale dans ce film, c’est peut-être celle-ci : dans un monde régi par des forces supérieures – qu’elles s’appellent mafia ou destin –, l’individu n’est qu’un pion, et les pions sont faits pour être sacrifiés. Les Conséquences de l’amour est tout bonnement une œuvre hors du temps, un essai esthétique autant qu’un long métrage, un OVNI étrange et ensorcelant, une rareté qui préfigure tout ce que Sorrentino va réaliser par la suite. Certains trouveront ça désincarné, stérile, réfrigérant. Bonne nouvelle, le mauvais goût n'est pas puni par la loi.



dimanche 29 décembre 2024

L'ASSOMMOIR : EMILE ZOLA ET LA GUEULE DE BOIS

 Un mauvais jeu de mots circule chez les lycéens : L’Assommoir serait un livre… assommant ! Ironique, sans aucun doute, pour ce qui est un chef-d’œuvre absolu et incontournable de la littérature française ? Émile Zola, en tout cas, ne l’aurait pas entendu de cette oreille. Lui qui se considérait comme un simple « greffier » de la réalité, et non comme un influenceur gratte-papier préoccupé par les débats creux de son époque. « La réalité nue est plus explosive que toutes les prises de position », affirmait-il. Il n’avait pas tort : avec L’Assommoir, il signa un roman social aussi brut que bouleversant, un miroir impitoyable tendu à la société, qui put ainsi contempler le verre au trois-quarts vide et assumer sa gueule de bois. Dans ce qui constitue le septième tome de sa série des Rougon-Macquart, Zola plonge dans le quotidien âpre du milieu ouvrier populaire parisien, à une époque où le vin coulait à flot et où l’eau de vie n'était qu'un terme poétique pour désigner un élixir de mort. Il y chronique la descente aux enfers de Gervaise, l’héroïne presque iconique du roman, sœur de la charcutière aux joues roses du Ventre de Paris, dont vous trouverez une trace sur ce même blog, pour peu que vous preniez le temps de chercher.



Venue de Plassans à Paris, Gervaise partage d’abord une modeste chambre d’hôtel avec Lantier, un chapelier sans le sou et pas franchement modèle. Après quelques infidélités, ce dernier la laisse tomber, et Gervaise trouve refuge dans les bras de Coupeau, un zingueur plein de promesses. Leur début de vie commune est idyllique : Coupeau est sérieux, Gervaise ouvre une laverie prospère, et tout semble enfin sourire à ce couple laborieux, sur la voie du succès. Mais c’est là que Zola, en maître du drame, installe l’ombre d’un destin implacable : une chute – littérale – bouleverse tout. Victime d’un accident de travail, Coupeau s’enlise dans la paresse et, pire encore, dans l’alcool. Le voilà qui trinque plus souvent qu’il ne travaille, et pas à la santé de son foyer qui périclite… Gervaise, de son côté, tente de tenir le cap, mais son manque de gestion financière, conjugué à l’apathie de Coupeau, précipite la famille dans une spirale infernale. Deux enfants, des dettes qui s’amoncellent, et l’ivresse destructrice : voilà le décor d’une tragédie sociale qui culmine avec Gervaise elle-même qui s’abandonne au vitriol. Sa chute est sans fin, une descente vers l’ignominie, chaque page plus poignante que la précédente. Et il y a ce titre, L’Assommoir, quel choix ! Plus qu’un jeu de mots, il désigne cet alambic diabolique qui distille l’alcool mortifère, fléau des faubourgs populaires de la Goutte d’Or. L’œuvre fit scandale à sa publication : on accusa Zola de caricaturer le monde ouvrier, de montrer des parasites au lieu d’honorer des travailleurs acharnés. On critiqua aussi son style, hybride et provocant, qui mêlait son écriture maîtrisée à un langage populaire, pourtant vibrant d’authenticité. Les dialogues imagés sentent bon le pavé de Paris et le vinasse des bistrots. Chez Zola, une mauvaise odeur peut « gazouiller », et une insulte avoir des airs de poésie brutale. En 500 pages édifiantes, Zola recrée le souffle des faubourgs et le poids du désespoir. Difficile, voire impossible, pour un lecteur sensible de ne pas ressortir bouleversé des ultimes chapitres. La tragédie de Gervaise n’était pas inscrite dans les astres. Mais, piégés par leur manque d’éducation, leur isolement et une société indifférente, ces personnages sombrent sans bruit, victimes d’un destin impitoyable qui les dépasse. L'assignation à la classe sociale d'origine, comme une prison dont on ne peut (presque) jamais s'évader. Zola, fidèle à sa méthode, n’analyse ni n’explique : il montre, simplement. Et tant pis si le lecteur fait la fine bouche et mine de regarder ailleurs ! À travers L’Assommoir, il offre une fresque humaine si percutante qu’elle force à ouvrir les yeux. Les critiques peuvent bien s’acharner : le succès est fulgurant. Avec ce roman, Zola accède enfin à une reconnaissance durable et à un confort de vie mérité. Mais l’homme restera fidèle à ses convictions et à son talent : le meilleur de sa carrière est même encore à venir… 

En 2025, Zola serait probablement un islamo-gauchiste, ignoré par Le Monde et raillé par le Figaro, BFM ou Valeurs Actuelles. Assommant. 



samedi 21 décembre 2024

DANS L'ESPRIT DE JULIEN SOREL (LE ROUGE, LE NOIR ET STENDHAL)

 Lorsqu'on discute avec quelqu’un qui n’a jamais vraiment lu Le Rouge et le Noir de Stendhal, ou qui a abandonné la lecture en cours de route, on remarque souvent qu’il résume l’œuvre à l’histoire d’amour interdite entre le jeune Julien Sorel et Madame de Rênal, une femme mariée à un petit bourgeois, parvenu anonyme et insignifiant. Certes, cette relation extra-conjugale est l’un des éléments centraux du roman, et sans doute l’une des plus iconiques de la littérature mondiale. Julien Sorel, ce héros romantique autant fascinant qu’antipathique, ne manque pas de diviser. Mérite-t-il pour autant des claques ? La question peut se poser au fil des pages. Derrière ses nobles intentions, il révèle surtout un caractère vaniteux, obsédé par lui-même. Convaincu d’être un être d’exception, il passe son temps à se morfondre ou exalter son égo, persuadé que sa droiture et sa probité font de lui la victime exemplaire d’un destin social injuste. On n'ose imaginer comment il userait des réseaux sociaux, à l'ère des redresseurs de torts virtuels. Certes, le parcours chaotique de Julien s’explique en partie par ses origines modestes. Issu d’une famille de charpentiers rudes et rustres, il doit faire face à des frères bien plus robustes que lui et à un père qui méprise ses ambitions intellectuelles, considérant le fiston trop fragile et sensible comme un rêveur inadapté. Pourtant, Julien a toujours aspiré à devenir "quelqu’un". Pour ce prototype du romantisme du début du XIXᵉ siècle, cela signifie bien plus que d’acquérir richesse ou confort : il rêve de gloire, d’exploits remarquables, et de défendre l’honneur de la patrie. Napoléon, figure tutélaire, hante son imaginaire. Il conserve même un portrait de son idole, dissimulé dans la paillasse de son lit, comme un secret intime et sacré. L'histoire ne nous dit pas si Julien s'est déjà touché en le révérant.  Faute de pouvoir briller sur les champs de bataille, Julien découvre vite qu’il est possible d’avancer dans l’échelle sociale par d’autres moyens. La religion, en particulier, devient une voie toute tracée. Dans une époque (le début du dix-neuvième) où la foi catholique structure la société, il comprend sur le terrain les rouages de l’hypocrisie religieuse et les opportunités qu’elle offre. Embrasser la carrière ecclésiastique, c’est, pour Julien, un moyen pragmatique de garantir son avenir, le gite et le couvert sans se soucier du lendemain. À l’instar de certains qui choisissent aujourd’hui la fonction publique pour sa sécurité (l'éducation nationale pour les vacances ?), Julien y voit une orientation stratégique plus qu’une vocation. D’un siècle à l’autre, les ambitieux trouvent toujours des chemins inattendus pour (se donner l'illusion de) gravir les échelons qui séparent le rien du pas grand chose.


Dès sa première apparition dans le roman, Julien est un personnage marqué par une dualité profonde, le jouet de pôles contraires. Un contraste saisissant s’impose entre sa fragilité physique et la fermeté inébranlable de son caractère. Julien, d’apparence frêle, affiche des traits délicats et doux qui évoquent ceux d’une jeune fille. Derrière l'éphèbe, nous trouvons un tempérament prompt à s'emporter, une singularité à fleur de peau, une ambition démesurée, portée par une nature passionnée, fière et colérique. Orgueilleux, doté d’une âme noble et d’une imagination fertile, Julien a au moins le mérite de savoir se soumettre aux exigences les plus folles et les plus audacieuses. Julien est, sans conteste, un être d’exception. Mais qui dès lors choisit de regarder son nombril, un peu trop souvent. D'où ce rapport très contrasté à l'amour. La timidité, l’innocence, l’inclination à la rêverie, se heurtent à une sorte de feu obscur qui brûle en lui, un orgueil maladif, une froideur calculatrice, un détachement méprisant et une terreur viscérale du mépris d’autrui. L'objets de ses attentions (qui sont par ailleurs des femmes détenant une forme de pouvoir, qui lui fait défaut) est aussi un moyen de prendre une revanche sur l'adversité sociale. Une promotion de classe qui exalte le sentiment amoureux, voire même qui en est le moteur. Julien serait donc un fieffé arriviste ? Il est en tous les cas symptomatique d'un passé où la capital intellectuel avait encore une mince chance de compenser la défaillance du capital économique, surtout si conforté par un capital physique et esthétique reconnu (sur les trois capitaux qui régissent les interactions sentimentales, et font de l'amour une transaction plus qu'un transport sentimental, je m'y attarderai un autre jour).



Un conflit intérieur incessant – une effroyable lutte entre le devoir et la timidité – fait de Julien un être à part, soumis à la tempête des passions et de l'ambition. L'intrigant malgré lui s’impose à travers une stricte discipline du devoir, qui ne fait que le rendre plus séduisant. Chaque fois que Julien se sent, à tort ou à raison, méprisé, son orgueil, mortellement blessé, réagit par un mépris encore plus grand envers autrui. Ces basculements d’un état d’âme à un autre provoquent chez ses interlocuteurs une inquiétude ou, à tout le moins, une profonde stupeur. De même, pour éviter l’humiliation ou le risque de paraître ridicule, Julien s’efforce de réprimer constamment ses passions et ses élans les plus spontanés. Son hypocrisie, loin d’être un trait de caractère inné, est plutôt le résultat d’une auto-imposition rigoureuse qui peut expliquer ses brusques accès de froideur et d’hostilité, souvent accompagnés d’une expression de dureté, voire de cruauté. Au début du roman, Julien ne maîtrise pas encore pleinement les mécanismes de cette hypocrisie, qu’il apprendra progressivement à manier avec plus de finesse au fil de son parcours initiatique, et donc de la rencontre fondamentale avec cette femme de trente ans (Madame de Rênal), dévote et mariée, qu'il fera sienne nonobstant une propension à la dissimulation, qui le mène fréquemment au ridicule, à des comportements tantôt extravagants et euphoriques, maladroits et gauches. Julien est dans l'impossibilité congénitale d'aborder avec détachement les situations auxquelles il est confronté. Ce défaut fait de son histoire une sorte de roman de formation avorté, il reste en effet prisonnier d’une tendance à la répression et ne parvient jamais à s’intégrer pleinement dans un cadre social ou à adopter les normes et usages qui y sont associés. Aujourd'hui, on nommerait cela le syndrome de l'imposteur, probablement.

La spontanéité de Julien est étouffée, systématiquement ; ce qui anéantit également tout espoir de bonheur dans son cœur. Cela se manifeste aussi bien dans sa relation avec Madame de Rênal que dans celle avec Mathilde, la fille du Marquis de la Mole. Cette seconde situation est subtilement différente : là où l’hypocrisie échoue auprès de Madame de Rênal, dont le comportement spontané rejette tout calcul, elle devient un outil stratégique et maîtrisé qui permet à Julien de reconquérir le cœur de l’altière demoiselle, riche héritière qui le méprise d'autant plus qu'elle comprend qu'il l'adore, qui finit par l'adorer quand elle se laisse convaincre, à tort, qu'il a décidé de la mépriser. Un parfait manuel de comment se comporter avec les femmes, pour éviter de finir dans les griffes acérées de leur emprise. Ainsi, l’hypocrisie n’est pas une caractéristique innée de Julien, qui reste un honnête jeune homme bien comme il faut, mais le moyen qu’il emploie pour réaliser ses "desseins insensés", des projets ambitieux qui exigent un contrôle incessant sur lui-même. Julien Sorel est cet étrange romantique qui contrairement à ses congénères de fiction les plus célèbres finit par avoir accès à la femme adulée, principalement parce que cette adulation est travaillée, construite, entretenue et alimentée, toujours soutenue par une ambition et une fierté indécrottables, qui lui permettent d'user de mensonges et de froids calculs. Autrement dit de se présenter à armes égales dans sa confrontation avec les femmes, de laquelle il sort invariablement terrassé et honteux, lorsqu'il ouvre son cœur avec la plus naïve des franchises. Julien Sorel, en 2024, a tout pour être détesté par les féministes. Il ne mérite peut-être pas de claques, mais à leurs yeux, le beau label fourre-tout de pervers narcissique qui s'ignore. Vous verrez, un de ces jours, mêmes les romans de Stendhal finiront à l'index…  



jeudi 19 décembre 2024

OH, CANADA (De Paul Schrader)

Oh, Canada (de Paul Schrader)


Lorsqu'il ne reste plus qu'à faire face à l’inéluctable, à savoir la mort, il devient inutile, voire absurde, de continuer à mentir, que ce soit aux autres ou à soi-même. Comme le souligne avec justesse le protagoniste du dernier film de Paul Schrader : si au moment de partir, personne ne vous connaît véritablement, alors vous n’avez jamais rien été d'autre qu’un personnage de fiction. C'est dans cette situation déplaisante que nous retrouvons Richard Gere, remarquable en vieillard malade et presque grabataire, qui incarne ici un réalisateur de documentaires primés (Leonard Fife), dans une adaptation d'un roman de Russell Banks. À son tour, cet homme devient le sujet d’un film dans lequel il revisite certains souvenirs marquants d’une longue carrière. Une carrière façonnée en opposition au système, bâtie sur la réputation d’un artiste engagé : de la dénonciation de la guerre du Vietnam à des luttes plus contemporaines, comme celles contre la pédophilie dans les églises ou l'exploitation éhontée des ressources naturelles. Cependant, derrière la façade d’un mythe soigneusement élaboré se cachent des raisons moins avouables, des motivations bien éloignées de toute grandeur. Parfois, ce n'est que que le fruit du hasard qui a guidé les pas du réalisateur ; bien plus souvent, il s’agit de la volonté d’échapper à des responsabilités, telles que la paternité ou l’engagement amoureux, qui ont progressivement modelé l’existence de cet homme aujourd’hui fatigué, décidé à transmettre la vérité en guise de testament à la femme qui partage sa vie depuis trente ans. Paul Schrader s'appuie d'un bout à l'autre sur deux acteurs (Gere, et Jacob Elordi) qui incarnent des rôles parfois interchangeables (Jacob jeune et mourant) et s’appuie sur un montage complexe et volontairement fragmenté. Celui-ci permet au spectateur de naviguer entre souvenirs réels, possibles et purs produits de l’imagination. Qu’il s’agisse de faits ou de fictions, cette confession perturbe forcément le spectateur un tant soit peu sensible, car elle déroule le fil d’une existence tout en révélant l’étonnante fragilité des choses qu'on considérait essentielles, hier encore. Même les plus grandes réalisations reposent, en fin de compte, sur des bases d’une étonnante vacuité. Un souffle et il n'en reste rien. Qu’est-ce qui perdurera donc, après  chacun de nous ? Quelle empreinte laisserons-nous ? Une empreinte qui, de surcroît, pourrait différer profondément selon qu’on la considère à travers nos propres yeux ou à travers le regard de ceux qui nous observent et pensent posséder, souvent, une vérité plus vraie que celle que nous détenons par l'expérience. Oh Canada est un film qui, sans en avoir l’air, pose alors des questions essentielles : celles de l’identité, de la mémoire et de la fatuité de nos ambitions, de nos triomphes ou de nos errances. Une œuvre qui, il faut le reconnaître, file tout autant le bourdon qu'elle nous donne à méditer. Cinq décennies ne suffisent toujours pas à Schrader pour déterminer le chemin, ni  même la possibilité, vers l'illumination et la rédemption.


 

dimanche 15 décembre 2024

TOUR D'ITALIE 1988 : LE GAVIA POUR UN GIRO DANTESQUE

Le cinq juin 1988 est gravé dans l’histoire du cyclisme et de la météorologie de l'extrême. Pourtant, l’été est tout proche, le Vieux Continent se prépare aux Championnats d’Europe de football en Allemagne et le monde aux Jeux olympiques de Séoul, mais un autre événement tient pour le moment en haleine les amateurs de sport : un Giro d’Italia très ouvert, sans favori en mesure d'écraser la course. Le 5 juin, la 71e édition de la Course Rose connaît l’une des journées les plus épiques jamais vécues par des coureurs professionnels.



L’étape du jour est brève, 120 kilomètres seulement, pour relier Chiesa in Valmalenco à Bormio. Pourtant, elle promet un défi monumental : l’ascension du col du Gavia, qui culmine à 2621 mètres, véritable juge de paix de la compétition. En tête du classement général, l’italien Franco Chioccioli porte fièrement le maillot rose. Surnommé Coppino pour sa ressemblance avec le grand Fausto Coppi, le Toscan, leader depuis Selvino, ambitionne de défendre sa tunique jusqu’au dernier jour, même s'il sait qu'il va lui falloir beaucoup de chance et aller au bout de lui-même. Philippe Bouvet, alors journaliste pour L'équipe, se souvient que dès la veille de l'étape, l'ambiance n'est pas à la bronzette : "La pluie n'arrêtait pas de tomber et je me souviens du bruit du torrent qui enflait à côté de notre hôtel. On commençait à se demander si le Gavia allait être franchi". Du reste, dès l’aube les flocons enveloppent la montagne. Vincenzo Torriani, maître d’œuvre du Giro, est confronté à une décision cruciale : maintenir le parcours en l'état (voire annuler l'étape, carrément) ou épargner aux coureurs les rigueurs du Gavia, qui s'annoncent dantesques. Longtemps, il hésite. Les informations qui proviennent du col évoquent une tempête de neige accompagnée d’un froid glacial. Mais l’esprit du Giro prévaut : l’étape se déroulera sans modification. Une décision qui en 2024, à l'ère des abandons et des protestations dès le premier flocon, peut surprendre l'observateur. Ici, on parle de cyclisme d'antan, de la légende, qu'il pleuve, neige ou vente. Un dossard et ça roule.



La montée vers Bormio débute par le col de l’Aprica, qui épuise déjà les organismes. Puis vient le Gavia : ses lacets abrupts, avec ses quatre kilomètres de piste non goudronnée et un décor enneigé à perte de vue. La route reste bizarrement dégagée, et les cyclistes entament l’ascension. L’attaque est rapide : le Néerlandais Johan Van der Velde, téméraire, s’élance en tête et distance ses compagnons d'échappée, Roberto Pagnin et Stephen Joho. Vêtu d’un simple maillot à manches courtes, sans bonnet ni casque, il défie le froid intense. L'homme seul franchit le sommet devant tout le monde, mais l’exploit se transforme en supplice. Rongé par le gel, il s’immobilise, transi, et trouve refuge dans un chalet où il restera plus de quarante minutes. Derrière lui, l’Américain Andrew Hampsten entre en scène. Habituée aux hivers rigoureux du Colorado, son équipe (Seven Eleven) a élaboré une stratégie méticuleuse, qui détonne dans un cyclisme encore balbutiant, pour ce qui est de la technologie et de l'anticipation de certaines problématiques : un repas consistant (des biftecks), de l’huile de lanoline pour protéger la peau, et du personnel posté au sommet avec des vêtements secs, alors que la plupart des coureurs n'ont que de pauvres maillots à manches courtes, éventuellement complétés par un second maillot à manches longues par dessus. Cette préparation s’avère décisive. Tandis qu’Hampsten grimpe avec détermination, ses rivaux s’effondrent : épuisés par le froid mordant, le terrain instable (les voitures des directeurs sportifs sont presque toutes à l'arrêt forcée) et un effort titanesque, certains pleurent, d’autres abandonnent, et quelques-uns gravissent à pied les sections les plus difficiles. Il faudra verser du café ou du thé bouillant sur les corps congelés de plusieurs athlètes pour les "ranimer", tandis que Pedro Delgago (pourtant pas le premier venu) mettra plusieurs jours pour récupérer une sensibilité correcte à plusieurs doigts, après avoir frôlé le pire dans la descente. Malgré la tempête, une foule tenace assiste au spectacle, témoin d’un moment unique dans l’histoire du cyclisme. Les retards au sommet sont bien sûr abyssaux !



Mais l’épreuve ne s’arrête pas au sommet. La descente, glissante et glaciale, plonge les coureurs dans un cauchemar. Les voitures des équipes sont immobilisées, la visibilité est quasi nulle, et le contrôle de la course échappe aux organisateurs. Dans ces conditions extrêmes, Erik Breukink, un autre Néerlandais, rattrape Hampsten. Ensemble, ils dévalent tant bien que mal vers Bormio. Breukink remporte l’étape et devance Hampsten de sept secondes. Les écarts sont vertigineux : Chioccioli termine à plus de cinq minutes, tandis que Saronni et Rominger (des favoris incontestables) accusent plus de trente minutes de retard. À l’arrivée, le tableau est saisissant : coureurs en état d’hypothermie, corps tremblants, visages marqués par l’épuisement. Ce jour-là, le cyclisme a inscrit une page immortelle de sa légende, au risque que certains y laissent des plumes.  Assister à l’arrivée, c’est contempler une humanité à la limite de ses forces, après 120 kilomètres de drame pur. Ce n’était plus une course, mais une lutte pour la survie. À chaque mètre, les coureurs cherchaient des journaux, des vêtements, tout ce qui pouvait les protéger du froid dévastateur du Gavia. Hampsten, interrogé plus tard, confiera qu’il n’a jamais ressenti un tel froid de toute sa vie. Les caméras de la RAI, bien que présentes en différé, immortalisent des images qui resteront gravées dans la mémoire collective : des cyclistes affrontant une tempête de neige à plus de 2600 mètres d’altitude, en tenue quasi printanière. Bilan des courses, ce jour-là, Andrew Hampsten s’empare du maillot rose, qu’il conserve jusqu’à Vittorio Veneto, ce qui fait de lui le premier Américain à remporter le Giro d’Italia. Une victoire scellée dans ce cauchemar sportif, dans une étape épique, qui entremêle polémiques, récits héroïques et légendes éternelles. C’était le 5 juin 1988, à quelques encablures de l'été, une page inoubliable du cyclisme d'alors, qui ne pourra plus jamais se reproduire en l'état. 


L'étape et son classement : 

1. Erik Breukink en 3h53'12"

2. Hampsten à 7"

3. Tomasini à 4'39"

4. Giupponi à 4'55"

5. Giovannetti à 4'58"

6. Zimmermann à 5'02"

7. Chioccioli à 5'04"

8. Winnen à 5'14"

9. Finazzi à 7'04"

10. Delgado à 7'08"

samedi 14 décembre 2024

FRANÇOIS BAYROU PREMIER MINISTRE, MIEUX VAUT (TROP) TARD QUE JAMAIS ?

 Ainsi va l’élu, aux rêves démesurés,

Un roi sans couronne, de scandales entouré.

Et l’histoire, moqueuse, d’un sourire narquois,

Grave dans ses pages ses pas maladroits.


François Bayrou, bien qu’issu de la droite guindée de l’échiquier politique, aura passé l’essentiel de sa carrière à incarner un centrisme flou, parfois qualifié de "mollasson". Toujours prêt à suivre les puissants selon la direction du vent, il a souvent su, à l’occasion, se cabrer et adresser quelques remontrances pour maintenir une crédibilité indispensable à la séduction des esprits les plus naïfs. Rebelle, vu de loin. Les moments marquants de sa carrière s’effacent derrière un geste fondateur, symbole d’une vie d’intrigant rarement couronnée de succès : cette gifle administrée en 2002 à Strasbourg, en réponse au projet audacieux d’un jeune garçon des quartiers qui semblait vouloir lui faire les poches, lors d’une visite ministérielle. L’événement avait une saveur singulière, disons grotesque, presque un safari de pacotille organisé dans une réserve africaine, par des promoteurs douteux. Par chance, c’était une époque où les réseaux sociaux n’existaient pas encore, pour hisser ou abattre un homme en quelques clics, et où le citoyen lambda n’avait pas encore pris l’habitude de judiciariser la moindre offense dans l’espoir d’en tirer monnaie sonnante et trébuchante. Même la tempête n'a pas voulu de Bayrou, qui dû se contenter d'une légère houle. 

Notre extrême centriste a souvent flirté avec le pouvoir, l’effleurant sans jamais véritablement l’atteindre. À plusieurs reprises, il a cru toucher au Graal présidentiel, mais jamais il ne parvint à se qualifier pour le second tour d’une élection. En 2017, il alla jusqu’à se sacrifier pour ouvrir la voie à Emmanuel Macron Premier, notre empereur actuel, qui lui rendit l’ascenseur en le caressant dans le sens du poil, sept ans durant, et en lui offrant un ministère dès son accession au pouvoir. Mais la petite sauterie fut gâchée par des ennuis judiciaires, toujours pendants à ce jour. Ces satanés assistants parlementaires, qui angoissent Marine et François, victimes d'une justice marxiste léniniste et partiale. Aujourd’hui, le "petit" François, ou le "grand", selon le point de vue, a enfin atteint son objectif… ou presque. Il ne doit pas s’illusionner : en conférence de presse, lors de la passation de pouvoirs avec Papy Garnier,  il évoque ce gamin qu’on invite à tirer le dernier penalty décisif, non pas par mérite, mais par défaut. François et ses culottes aussi courtes que ses idées, c’est le onzième tireur, celui qui arrive après les dix premiers choix. Même le gardien a été appelé en neuvième position. Si la série s’éternise et que la qualification se joue encore, ne comptez pas sur lui pour lever la coupe au ciel : ses pieds carrés enverront inévitablement le ballon dans les tribunes, ou pire, il percutera et fracassera les projecteurs, extinction des feux, l'heure de vider le stade. François Bayrou incarne cette classe politique qui, depuis plus de cinquante ans, s’accroche à la bête comme une tique, et se nourrit de son sang. Chaque fois qu’on croit s’en débarrasser, elle survit, bondit sur un nouvel hôte, et reprend sa discrète mais tenace besogne de parasite. Et si votre principale préoccupation est votre pouvoir d’achat, soyez assuré que des figures comme Bayrou sauront toujours vous expliquer comment vous passer de l’essentiel tout en vous rappelant l’impérieux devoir de rêver le superflu, pour "relancer l’économie". Ces gens-là, proches du peuple ? Oui, d’une certaine manière : comme un pickpocket qui, dans une rame bondée, vous colle de près pour mieux vous délester.

Tiens, cela nous ramène à ce jeune trublion des banlieues et à cette gifle. La boucle est bouclée, voire peut donner des idées. 



mercredi 11 décembre 2024

AKIM : UN SEIGNEUR DE LA JUNGLE (PAR RENZI ET PEDRAZZA)

 Akim est un personnage de bande dessinée dont vous vous souvenez probablement. La grande heure de gloire des fumetti en France, aux éditions Lug ou chez Mon Journal, par exemple. Il s’agit sans doute du plus emblématique des "tarzanides" italiens, ces personnages inspirés du Tarzan d’Edgar Rice Burroughs. On l'a souvent mis en concurrence avec Zembla, mais ce dernier est une création rivale, plus spécifiquement née pour le marché français. Contrairement à son célèbre modèle littéraire, Akim évolue souvent dans des récits qui mêlent divers genres fantastiques, du fantasy à la science-fiction, du surnaturel à l’horreur en passant par le mystère. C’est aussi une des séries les plus durables de la bande dessinée italienne, avec une impressionnante carrière jalonnée de quatre périodes éditoriales et près de 1 500 numéros publiés. Les premiers albums d’Akim prenaient la forme de petites bandes dessinées hebdomadaires, publiées en Italie de 1950 à 1967 par la Tipografia M. Tomasina. Ce qu'on appelle une "striscia", au format horizontal, sur du papier de piètre qualité, mais pour un prix modique qui rend le produit appétissant pour tous les publics. Sous la plume de Roberto Renzi et avec les dessins d’Augusto Pedrazza, la série compta à elle seule 894 numéros. Cette première publication se divise en deux grandes phases : une première série de 99 numéros, qui s’étend de février 1950 à décembre 1951, et la seconde de 795 numéros, de janvier 1952 à mars 1967. Entre 1954 et 1968, ces mêmes bandes furent rééditées dans un format intitulé Akim Gigante, avec cinq séries d’albums qui comprennent aussi quelques histoires inédites, pour un total de 508 numéros supplémentaires. Rien qu'à ce stade de sa vie éditoriale, Akim justifie qu'on y consacre un petit essai et de nombreux articles. Mais c'est loin d'être fini ! Après huit années d’absence, Akim fit son retour dans les kiosques dans un nouveau format, inspiré des publications de l'éditeur Bonelli. Ce même format (un poil plus grand, tout de même) que nous connaissons bien en France, qui a fait le succès de la série et de bien d'autres encore (Yuma, Rodéo, Mustang, Kiwi...) Cette troisième production, disponible entre 1976 et 1983, reprenait le personnage tel qu’il avait été introduit en 1950. Publiée d’abord par les éditions Altamira (autre étiquette de Sergio Bonelli Editore) de 1976 à 1980, puis par Quadrifoglio de 1980 à 1983, elle compte 84 numéros mensuels et un numéro spécial. Roberto Renzi signait toujours le scénario, tandis qu’Augusto Pedrazza, assisté de Pini Segna, poursuivait son œuvre pour les dessins. Quant à la quatrième et dernière incarnation d’Akim, elle est plus récente : If Edizioni a réédité ces dernières années la version au format Bonelli, dans une collection à la pagination double, avec des couvertures inédites signées Corrado Mastantuono. Une réédition qui a connu un petit succès, comme du reste de nombreux autres héros de l'époque (Blek aussi a droit à ce traitement en Italie. Chez nous, c'est la disette. Même si Akim est toujours en kiosque, on y reviendra un peu plus tard).



Akim, mais qui es-tu donc, jeune homme en slip exotique, perdu dans une jungle qu'on devine asiatique ? Inspiré par les romans d’aventure de Salgari et de Kipling, et bien sûr par Tarzan de Burroughs, Akim est à la base un aristocrate, dont le véritable le nom est Jim, tout comme le jeune orphelin qu’il adoptera plus tard. Fils du consul britannique Frederick Rank, il est le seul survivant, avec sa mère, d’un naufrage au grand large. Cette dernière est cependant rapidement tuée par une panthère, tandis qu’une tribu de singes, dirigée par l’orang-outan Arab, recueille l’enfant et l’élève comme l’un des leurs. Jim grandit dans la jungle, il apprend à communiquer avec tous les animaux (littéralement, il leur parle et ils répondent, le lecteur peut comprendre leurs conversations, mais pas les personnages secondaires) et devient leur roi, respecté par toutes les espèces, quitte à nourrir des relations tumultueuses avec les rhinocéros. Impossible de situer géographiquement les aventures d'Akim. Seul un indice nous ai laissé clairement : la ville ou le royaume de Marataï, le centre civilisé le plus proche, dans lequel notre héros se rend parfois, où il a des relations amicales et utiles avec le chef de la police locale, où se situe la source du pouvoir économique et politique. On a même l'occasion de voir un jour Akim y débarquer avec des lunettes de soleil et un blouson de cuit, pour tromper les apparences et suivre la trace des ravisseurs du fils d'un des chefs de tribu de la jungle. Un voyage qui se poursuit à New York et place Akim dans un contexte qui est loin d'être le sien, en temps normal. Dans des histoires conçues pour le public français (nous sommes face à un titre qui a la particularité d'avoir, à un moment donné, conservé plus de prestige et de lecteurs en France, plutôt qu'en Italie, là où il est né), les auteurs revisitent quelque peu l’origine du personnage : cette fois, un avion en difficulté s’écrase dans la jungle et s’enflamme. Un enfant est sauvé par le gorille Kar, fils d’Udug, qui l’adopte et le nomme Akim. Tous les deux vont vite devenir inséparables. Si Akim semble, de prime abord, très proche de Tarzan, le personnage se distingue pourtant par un ensemble de traits originaux. Les différentes espèces animales qu’il rencontre dans ses aventures sont souvent très anthropomorphisées, et la série montre une sensibilité écologique marquée, qui rappelle fréquemment la nécessité d’un équilibre harmonieux entre l’homme et la nature. Le tout avec un ton, une approche assez naïfs, compte tenu de l'époque de la publication. Autour d’Akim, plusieurs personnages secondaires apparaissent, certains de manière récurrente : le gorille Kar et les guenons espiègles Zig et Ming (qui se chamaillent souvent mais tombent d'accord pour aller manger des bananes) forment son entourage immédiat. À leurs côtés, on trouve aussi parfois Rita, la compagne d’Akim, et Jim, l’orphelin adopté par celui qui se définit comme le Roi de la jungle. La faune de cette jungle inclut également quelques "monarques" parmi les animaux : l’éléphant Baroi, le lion Rag et l’ours Brik, en particulier, viennent compléter cette fresque animalière et lui apporte une touche solennelle et une hiérarchie plus définie. Il existe aussi des animaux punis ou dissidents, qui sont considérés comme des super-vilains à quatre pattes, à l'instar de Farg, une panthère noire qu'on aperçoit à de multiples reprises. D'ailleurs, en grand pacifiste, Akim n'emploie pas de fusil ou d'autres armes à feu. Quand la situation est trop complexe pour qu'il puisse s'en sortir à l'aide de ses poings ou de son ingéniosité, ce sont les animaux qui viennent à son secours et répondent à son appel, avec en particulier les lions, éléphants et gorilles, comme représentants les plus actifs de cette faune interventiste. Pedrazza était de son côté soumis à un rythme de production assez dingue, pouvant atteindre les cent pages d'Akim par mois. En conséquence, le dessin n'est pas toujours fignolé à l'extrême, notamment quand il s'agit de mettre en scène toute cette ménagerie. Mais peu importe, l'essentiel dans Akim n'est pas à trouver au niveau de la virtuosité des illustrations (qui restent, compte tenu des cadences infernales, de tout respect). 



Akim, c'est surtout la folie de l'écriture. C'est assez récurrent à l'époque d'aller puiser dans la culture populaire, dans l'histoire, les films de série B (ou de série A ; nous verrons même apparaître une sorte de Dark Vader dans un épisode précis), les mythes, pour plonger le héros dans des décors fabuleux ou des aventures improbables. Zagor, écrit par Sergio Bonelli (Guido Nolitta est le pseudo), est l'exemple le plus marquant et le plus réussi, dans cette catégorie. C'est pourquoi Akim peut rencontrer des légionnaires romains, des mayas, des aliens, des sorciers, sans que cela ne semble jeter le moindre doute sur la crédibilité d'une série qui avance toujours à mille à l'heure. Sans oublier des scientifiques aux idées un peu nébuleuses, qui peuvent régulièrement être amadoués par l'exemple : tout comme son charme naturel agit parfois sur les belles mais sombres créatures qui le menacent (la figure récurrente de la reine despote et cruelle), Akim n'est pas toujours obligé de se battre jusqu'au bout de la nuit. Il inspire, il est force de persuasion, c'est un exemple, même pour ceux qui le qualifient de sauvage, une appellation qui revient systématiquement dans la bouche de ceux qui croisent sa route. Pas le temps de sombrer dans le doute et l'effroi, Akim agit et triomphe, les retournements de situation sont moins dictés par la cohérence ou la mesure que par l'envie d'étonner, de faire vivre des émotions à un public qui se laisse prendre au jeu du roman feuilleton traduit au format bande dessinée de poche. Et le public français a adoré les aventures de ce jeune homme en slip léopard, publié deux fois par mois pour une somme modique, sur du papier très bon marché, lui aussi, aux éditions Aventures et Voyages. Au point qu'en 1967, lorsque s'arrête la production de récits originaux en terre italienne, la France devient le refuge du fils de la jungle. La France, mais aussi l'Allemagne, avec un artiste du nom de Hansrudi Wäscher, qui va produire des dizaines d'histoires, aussi bien au format des strisce italiennes, que celui du magazine à la française. Son Akim est d'ailleurs un poil plus soigné, avec des planches truffées de détails, plus en tous les cas que dans celles de Pedrazza, véritable machine à illustrer, comme nous l'avons déjà mentionné. Akim a des besoins modestes pour ce qui est de son habitation : un simple bungalow installé en haut d'un des plus grands arbres de la forêt fait office de quartier général. C'est aussi l'endroit idéal pour passer les moments tendres avec Rita, sa compagne, bien que nous soyons face à une bande dessinée populaire des années 1960, c'est-à-dire d'une pudibonderie à la limite du ridicule. Pas d'effusion de sentiments entre les deux amants (encore moins de scènes explicites, passez votre chemin) et même… pas de lit matrimonial dans lequel dormir, mais à plusieurs reprises, la vue claire et éloquente de deux petits lits dans la même pièce. Rien avant le mariage ?



(la suite dans UniversComics Le Mag' de décembre, où est publié l'article complet sur Akim)

https://universcomics.blogspot.com/2024/12/universcomics-le-mag-48-de-decembre.html

lundi 9 décembre 2024

CONCLAVE (de Edward Berger)

Conclave (De Edward Berger)


Conclave, un film très attendu, a fait le choix périlleux d’une campagne médiatique marquée par un slogan pour le moins présomptueux : "Probablement le meilleur film de l’année". Une promesse ambitieuse qui pique la curiosité. Au final, bien que l’adaptation du roman de Robert Harris s’avère presque trop fidèle (vous noterez au passage le mec qui fait semblant d'avoir tout lu), elle parvient à convaincre. Vous connaissez sûrement le point de départ : à chaque fois qu’un Pape décède, les cardinaux doivent se réunir en conclave pour élire son successeur. Coupés du monde extérieur, ils sont censés voter en leur âme et conscience, guidés par leur foi. Leur mission : choisir celui qui incarnera au mieux les valeurs de l’Église tout en interprétant son avenir. Cependant, la réalité, bien plus prosaïque, dévoile des ambitions personnelles et des secrets inavouables. Parmi les favoris, certains cardinaux rivalisent de mesquinerie, se révèlent orgueilleux ou laissent entrevoir des failles profondes. D’autres n’hésitent pas à "négocier" leur soutien, troquant leurs votes contre des promesses ou des avantages bien tangibles. L'appât du gain ne s'arrête pas aux portes du Vatican. Au milieu de ce théâtre de (viles) passions humaines, le Père Lawrence, doyen de l’assemblée, fait figure d’exception. Honnête et pondéré, il se voit confier la lourde responsabilité d’organiser ce conclave afin qu’il se déroule dans la dignité et sans scandale. Une tâche titanesque dans un univers où la foi se mêle inextricablement aux ambitions terrestres. Comment empêcher la curée pour la Curie, ce n'est point une mince affaire. Le film alterne avec précision entre le décorum solennel du conclave et des intrigues dignes d’un feuilleton. Des rebondissements, parfois légèrement forcés, rythment son évolution, mais maintiennent sans faillir l’attention du spectateur jusqu’au dénouement final, surprenant mais quelque peu grotesque. Ralph Fiennes brille dans le rôle du maître de cérémonie, partagé entre sa quête de vérité et son respect des codes rigides imposés par la tradition et le Tout-Puissant. Sur le fond, Conclave n’offre que peu de grands débats théologiques ou de réflexions fouillées sur la nature humaine et ce que signifie la foi. Ce qui rend le film fascinant, c’est son regard sur les cardinaux, ces hommes en habits de lumière qui, derrière leur aura sacrée, restent des êtres humains avec leurs passions, leurs bassesses et leurs contradictions. Ces béances, projetées sur la scène vertigineuse du pouvoir religieux, débouchent sur une hypocrisie massive et, paradoxalement, une humanité universelle. Bien que sa promotion ait peut-être survendu l’œuvre, Conclave demeure l’un des films les plus captivants de l’année. Mention spéciale à Sergio Castellitto, impeccable en cardinal détestable, qui semble regretter l’époque de l’Inquisition – ou, à tout le moins, celle d'un certain Ratzinger, théologien vert-de-gris, dernière tâche indélébile en date dans l'histoire mouvementée de la joyeuse papauté. 



vendredi 6 décembre 2024

LA GRANDE CRISE DES INSTITUTIONS : QUAND PERDRE C'EST ENCORE GAGNER

 La crise gouvernementale et politique que nous traversons ne date pas de cette semaine, loin de là. Nous restons englués dans une phase de délitement qui découle directement de l’invraisemblable erreur – ou errance – de notre Présidentissime éclairé, voire illuminé. Une erreur qui, non seulement, a piétiné la confiance des citoyens, mais a aussi exacerbé les fractures institutionnelles et démocratiques de notre pays. Les faits sont là : les deux partis qui ont subi une véritable hémorragie en termes de sièges à l’Assemblée nationale ces derniers mois sont paradoxalement ceux qui s’accrochent au pouvoir. Ils tentent de le conserver et de l’exercer, tout en marginalisant les courants politiques ayant obtenu un soutien populaire clair et incontestable. Ce déni de légitimité, orchestré par des manœuvres cyniques, dessine les contours d’une démocratie vidée de son sens. La France Insoumise, quoi que l'on puisse en penser, est ainsi jugée antirépublicaine par le despote, qui s'arroge la distribution des bons et mauvais points, au mépris de l'évidence et des règles démocratiques. C'est lui qui adoube, c'est lui qui conchie, c'est LUI et LUI seul, que les autres s'écartent donc !


Qu’est-ce qu’une démocratie, en effet, si la volonté exprimée dans les urnes est systématiquement balayée par des tractations opaques, des alliances contre nature et des magouilles politiciennes ? Les électeurs, ayant espéré un changement ou une alternance, assistent impuissants à un spectacle où le pouvoir reste concentré entre les mêmes mains. Les mains de ceux qui sont tombés en disgrâce mais regardent ailleurs, fixent leur nombril, privatisent la chose publique. Une démocratie où les principes fondamentaux sont trahis par ceux-là mêmes qui prétendent les incarner, en somme. Il ne s’agit pas ici de prendre parti pour un camp ou pour un autre. La vraie question est bien plus profonde : où est passée notre voix ? Où est l’écho de la souveraineté populaire ? Aujourd’hui, tout semble organisé pour discréditer la vie parlementaire en France, pour transformer nos institutions en coquilles vides, déconnectées des aspirations citoyennes. Cette tendance suicidaire scie la branche sur laquelle repose notre représentation nationale. Ces bûcherons prétentieux et malavisés abattent l'arbre qui leur tombe alors sur la tête. Jour après jour, ils persistent, sûrs d’eux, refusent d’admettre la réalité. "Je perdrai lorsque je dirai que j'ai perdu." Voilà leur credo. Ces enfants gâtés pourris du pouvoir continuent de jouer avec des allumettes et un grattoir, et ils entraînent tout un pays dans le gouffre, dans une spirale d’instabilité et de désillusion, tout en promettant une pluie de soufre et de crapauds, l'apocalypse, à ceux qui auraient l'audace de questionner leurs visées et d'agiter le spectre de la sanction. Par chance, Barnier peut désormais envisager une retraite paisible et dorée, aux frais d'un état qu'il a toujours su servir tout en se servant, partout où c'était possible. Alors le pire n’est plus seulement à craindre. Il semble inéluctable. À moins qu’un sursaut, porté par une exigence de clarté, de responsabilité et de renouveau, ne vienne rompre cette funeste inertie. Autant espérer une démission de notre Souverain omniscient. Qui l'a bien dit : nous sommes tous des incapables, des inconscients. Lui seul sait, et il en sait tellement long que nous ne parvenons pas à appréhender sa science universelle. Ah ces gueux de citoyens, et ça protesterait, par dessus le marché !





vendredi 29 novembre 2024

VOUS N'AUREZ PAS LE DROIT DE VIVRE. NI MÊME DE MOURIR

 Il y a un an jour pour jour, mon père s'est éteint. Dans une autre époque, dans un autre contexte, j’aurais pu hériter d’un trône et des responsabilités qui l’accompagnent, en tant que fils aîné. Mais loin de cette monarchie idéalisée, la réalité s’avère bien plus prosaïque. Elle me laisse, après des années de relations contrastées, chaotiques, empreintes d’incompréhensions, de rancœurs, mais aussi de tentatives de rapprochement, un goût amer. Un sentiment qui puise davantage dans la colère que dans la tristesse. Un drôle de sceptre, en somme.


Le fait est que la mort, tout comme la vie, peut être analysée sous son prisme social. Réussir sa mort semble presque aussi complexe que réussir sa vie. Une éducation défaillante, une condition sociale modeste : ces déterminants raccourcissent l’espérance de vie, influencent la manière de gérer ses émotions, sa carrière, sa santé. Ils limitent la possibilité de concrétiser ses rêves, de combler ses failles, d’exprimer pleinement ses aspirations. D’un côté, il y a ceux qui ont les moyens d’agir, qui savent et peuvent le faire. De l’autre, ceux à qui on n’a jamais soufflé l’idée qu’une autre voie était possible, ceux qu’on a soigneusement maintenus dans l’ignorance même de cette possibilité. Mon père appartenait, en partie, à cette seconde catégorie. Ce serait vain de tout excuser ou de nier sa part de responsabilité : il aurait pu écouter d’autres avis, emprunter d’autres chemins, prêter attention à d’autres priorités. Mais, dans l’ensemble, il a traversé sa vie sans vraiment choisir. Sans avoir été le protagoniste, juste un acteur de l'ombre, à qui on a réservé peu de répliques. Les caméras ont bien d'autres choses à filmer.


Marié trop tôt, devenu père sans avoir jamais ressenti la fibre paternelle (j'extrapole, mais je pense ne pas me tromper), il a été cantonné à l'exécution de tâches répétitives et harassantes pendant plus de quatre décennies, sans jamais avoir pu explorer son potentiel ou exprimer ses véritables intentions. De quoi faire macérer certaines idées noires, un terreau fertile pour que la violence et la frustration croissent en silence, ces mêmes maux que l’on retrouve quotidiennement dans les faits divers des journaux. Dans une société néo-capitaliste où posséder est vital pour exister, certaines familles sont condamnées d’avance. Elles ne sont même pas invitées à participer au jeu. Mon père, lui, s’est brisé le dos, probablement intoxiqué aux produits chimiques, aux désherbants qu’il manipulait chaque jour pour entretenir les parterres de fleurs de Gauchy, avec une protection dérisoire et une reconnaissance tout aussi mince. Quarante ans de labeur au service des autres, dans le froid, sous la pluie ou le soleil (encore que l'Aisne n'est pas une terre de canicules fréquentes, vous le savez) pour un salaire modeste et, en guise de retraite, un corps abîmé, un esprit usé, et une vie d'exécutant interchangeable, de celles qui n'intéressent pas grand monde, tout là-haut. Il illumine aussi l'indécence et le caractère parasitaire de ceux qui prônent le recul de l’âge de départ à la retraite, tout en menant une vie confortable derrière un écran ou sur les bancs de l’Assemblée nationale. Son décès, c'est une illustration accomplie de l’inégalité devant la mort, miroir cruel et fidèle des inégalités de la vie. Si sa disparition doit avoir un sens, c’est celui de rappeler que toutes les grandes questions qui traversent notre société – qu’elles soient économiques, sociales ou culturelles – trouvent leur racine dans ces inégalités béantes, véritables tranchées où s’entassent les cadavres du système. Exploités, puis jetés négligemment avec la semelle, dans la fosse commune d'un prolétariat qu'on voudrait obéissant, bien sage. 


Si j’avais eu une dernière occasion de lui parler, je ne sais pas de quoi nous aurions discuté. Sans doute n’aurait-il pas été en état de répondre, son esprit déjà ailleurs. Notre dernier échange téléphonique, trois jours avant sa mort, m’a confirmé qu’il ne reconnaissait plus son interlocuteur, ou, du moins, qu’il ne pouvait s’en souvenir plus de quelques minutes. Je suis quelqu’un de réaliste et pragmatique. J’avais anticipé son départ bien avant les autres membres de ma famille. J’ai tenté de rejoindre l’hôpital, de remonter en Picardie, pressentant l’urgence de la situation. Mais l’Éducation nationale m’a opposé un refus net : impossible de m’absenter quelques jours pour un dernier adieu. L’insensibilité bureaucratique, le fanatisme aveugle de petits fonctionnaires, m’ont enjoint à rester devant une salle de classe amorphe et désœuvrée, tandis que mon père s’éteignait. Je pourrais leur pardonner, mais je n'en ai pas envie. Je ne leur pardonne plus rien, je n'ai plus cette qualité en réserve. Plus assez pour tout le monde et eux ne la méritent pas. 


Aujourd’hui, un an s'est écoulé. La seule chose sensée à faire est probablement de s’affranchir de cette comédie absurde et de se recentrer sur ce qui compte réellement : occupez-vous de vous-mêmes et de vos proches. Personne ne viendra régler votre concession au cimetière ou tenir de beaux discours élégiaques quand vos cendres seront libérées, par un de ces matins anonymes, dans une campagne anonyme, au terme d'une existence anonyme. Alimentez votre colère, écoutez-la, entretenez-la. C'est cette colère qui nous sauvera peut-être un jour.

Non, la violence, la vraie, ce ne sont pas des vitrines qu'on brise durant une manifestation, ou les carcasses fumantes des voitures après les émeutes des quartiers. Ce sont les cendres de mon père que je libère en actionnant le mécanisme de l'urne, devant une douzaine de témoins, en l'absence de la moindre représentation de ceux pour qui il s'est tué à la tâche et empoisonné, pendant quarante ans. Les assassins absents.



mercredi 27 novembre 2024

KID LOCO : CONCRETE ISLANDS, LIES & VANITÉS

 Définir avec précision ce que représente réellement le courant musical connu sous le nom de trip-hop n’est pas chose aisée. On en garde souvent l’image d’une musique mélancolique, rêveuse, parfaite pour accompagner un spleen un jour de pluie, lorsque le ciel semble vouloir s’effondrer. Pourtant, cette vision demeure réductrice. Le genre, bien plus riche et nuancé, compte des artistes capables de transcender ces clichés en y insufflant des touches de funk, d’électro, voire de rock. Ils parviennent ainsi non pas à nous plonger dans la morosité, mais à nous inviter à savourer un spritz au bord d’une piscine, loin des idées sombres et des ambiances oppressantes (vous pouvez décrocher la corde au plafond du salon). C’est précisément le cas du groupe de Jean-Yves Prieur, dont le dernier opus, paru le 22 novembre, illustre parfaitement cette diversité d’approches. Fidèle à son ADN musical, Kid Loco nous livre une œuvre romantique et sensuelle, tout en renouant avec les sources d’inspiration qui avaient marqué l’inoubliable A Grand Love Story, un monument de la fin du XXe siècle; cet album, que je ne me lasse pas de redécouvrir, qui brille encore par son atmosphère envoûtante et voluptueuse. Les nouvelles compositions, en 2024, se distinguent par la présence de vocalistes invités (Lisa Li-Lund qui éclaire les deux premiers titres, Rocket Mike qui encanaille l'ambiance, ou encore la distinction d'Horace Andy et son timbre de voix si recherché) , qui enrichissent les morceaux et les poussent vers la "chanson". On comprend vite que l’ambition est de replacer le "beau" au cœur de la scène : une rythmique envoûtante nous emporte, à peine perturbée par quelques incursions rap ou des envolées rythmiques plus affirmées. Orgues planants, claviers inspirés, arpèges électroniques et un dub subtilement dosé composent le paysage sonore de Country Islands, lies & vanités. Bien qu’il ne soit peut-être pas l’œuvre maîtresse intemporelle de la carrière de Kid Loco, cet album s’écoute avec un plaisir non dissimulé, sans la moindre ombre de culpabilité.



lundi 25 novembre 2024

L’ODEUR DE LA BÊTE (DE PHILIPPE CURVAL)

 L’odeur de la bête, de Philippe Curval (1981)


Les Américains et les Russes, après avoir exploré l'espace et colonisé de nombreuses planètes, sont au cœur de ce roman. L'histoire commence avec Antoine Stapole, un médecin biologiste envoyé par le régime soviétique sur Shafton, une colonie récemment rachetée aux Américains. Déconcerté par l'étrange architecture de Soyouz, la capitale de cette planète, Staple entreprend de découvrir les peuples indigènes qui y vivent et qu’il décide de soigner en priorité, plutôt que les colons humains.

Les "locaux" se divisent en deux groupes : d'un côté, les Shaft, des autochtones à la peau rouge, qui semblent se contenter de plaisirs simples et s'adaptent facilement à la doctrine socialiste ; de l'autre, les Naonyths, des créatures proches de fauves nuisibles. Ces dernières sont traquées et exterminées, tant pour les dégâts qu'elles causent aux productions agraires que pour leur cuir, très recherché. Mais ce n'est pas tout : au fil de son enquête, Stapole découvre que ces "animaux" possèdent des facultés étonnantes et une essence particulière qui finiront par le fasciner. Le roman se déploie alors comme une investigation sociale et sociétale sur un monde prétendument socialiste, avant de bifurquer vers des thématiques plus troublantes, mêlant sensualité et bestialité. Philippe Curval propose ici l'une des rares incursions réussies de la science-fiction dans le domaine des relations entre espèces radicalement opposées. Avec son style érudit et envoûtant, l'auteur plonge le lecteur dans des instincts primaires sans jamais tomber dans la facilité ou la vulgarité. Ce roman, délicieusement suranné mais d'une intelligence rare, est disponible dans la collection (incontournable) Présence du futur, éditée par Denoël.



dimanche 24 novembre 2024

DIAMANT BRUT (de Agathe Riedinger)

 Diamant brut (de Agathe Riedinger)


Quel avenir peut bien attendre Liane, une jeune femme de 19 ans, affublée de prothèses mammaires, de faux ongles interminables, influenceuse sur Instagram, aux idéaux aussi superficiels que ses atours ? La réponse est simple : pas grand-chose. Sa trajectoire semble toute tracée. Elle met en avant un corps aux courbes généreuses, plus vulgaire que véritablement séduisant, dans l’espoir de se frayer un chemin dans l’un des rares domaines accessibles à ce type de profil : la téléréalité. La réalisatrice (Agathe Riedinger) semble cependant avoir un train de retard. Aujourd’hui, ce n’est plus vers la télévision que l’on se tourne, mais vers les réseaux sociaux, où l’investissement stratégique dans un compte Onlyfans bien aguicheur serait plus judicieux. Certes, ce qui motive Liane va au-delà d’un simple calcul financier : c’est la quête de gloire, le besoin viscéral d’être vue, aimée, de se sentir exister. Gagner de l’argent reste une priorité, c'est évident, mais il ne s’agit que d’un moyen pour atteindre un but bien plus émotionnel. Nous suivons donc Liane dans son quotidien : sa manière d’appliquer son fond de teint avec la minutie d’un soldat se préparant pour une mission critique, ses achats compulsifs de robes hors de prix, bien au-delà de ses moyens, et – de façon plus troublante – son incapacité à s’épanouir physiquement ou émotionnellement dans ses relations intimes. Derrière cette façade d’exubérance se cache une jeune femme persuadée de ne pas exister, de ne jamais rien réussir. Quand une opportunité de casting se présente, elle l’accueille comme une bouée de sauvetage, l’ascenseur pour la gloire tant espérée. Mais cet ascenseur pourrait tout aussi bien la mener à l’échafaud de son existence, si personne ne la rappelle. Liane pourrait presque susciter notre sympathie (et Malou Khebizi est parfaite dans le rôle). Mais son discours maladroit, son phrasé sacrifié à l'affrication et son vocabulaire indigent finissent par rebuter. Un produit de cette sous culture qu'on voudrait justifier et encourager, parce qu'il s'agit d'un formidable marché de consommateurs aveugles, qui ne font que se stigmatiser davantage chaque jour, sans comprendre qu'ils scient la branche de l'arbre sur laquelle ils sont en équilibre précaire. Les critiques, enjouées, parleront du "destin" d’une jeune femme. Mais il n’y a ici ni destin, ni réelle trajectoire. Seulement les errances d’une post adolescente pathétique et esthétiquement discutable, dénuée des armes intellectuelles et économiques nécessaires pour offrir autre chose que son corps. Même si dans ce monde, hélas, cela peut parfois suffire. On la regarde se débattre, espérer, y croire. Mais on sait, en spectateur lucide, qu’elle finira par s’effondrer. Si elle effleure un jour les sommets, ce sera pour en chuter brutalement. L’avenir ? À trente ans, on l’imagine en cure de désintoxication, ou subsistant avec le RSA, deux enfants confiés à la DASS. Ou pire, sur le plateau d'Hanouna. 



vendredi 22 novembre 2024

LES 90 BOUGIES DE DONALD DUCK

 Donald Duck, le canard le plus emblématique de l’univers Disney, célèbre cette année ses 90 ans. Né en juin 1934 sous les crayons des animateurs Art Babbitt et Dick Huemer, il fait ses débuts dans le court métrage d’animation La Petite Poule Avisée (The Wise Little Hen). Cette production raconte l’histoire d’une poule laborieuse qui doit planter son grain, tandis que deux paresseux – le cochon Peter Pig et Donald – rivalisent d’excuses pour éviter de l’aider. Quelques mois plus tard, entre septembre et décembre 1934, Donald prend vie en bande dessinée grâce à Ted Osborne et Al Taliaferro dans les pages dominicales de grands quotidiens. Ce fut la première des 50 000 aventures (à ce jour, c'est en évolution constante) où il occupe le devant de la scène. Avec son costume de marin et son tempérament explosif, Donald Fauntleroy Duck s’impose rapidement comme un contraste vivant au Mickey Mouse posé et réfléchi. Son uniforme nautique, emblématique, trouve sa justification dans deux références : d’une part, l’eau, élément naturel d’un canard, et d’autre part, les habits couramment portés par les enfants américains à l’époque. Sa voix nasillarde et grinçante, imaginée par Clarence Nash, ainsi que son langage incompréhensible, deviennent rapidement sa marque de fabrique. Donald doit aussi son succès à Carl Barks, célébrissime dessinateur, qui a étoffé son univers en introduisant des personnages mémorables comme l’oncle Picsou (Scrooge McDuck), les Rapetou (Beagle Boys) et Miss Tick (Magica De Spell). Don Rosa, inspiré par un croquis de Barks, a même créé un célèbre arbre généalogique de la famille Duck. Depuis 1938, Donald roule dans sa légendaire voiture, la Beichfire Runabout, identifiable à sa plaque d’immatriculation “313”, clin d'œil à sa date de naissance, le 13 mars. Au fil des décennies, Donald a vécu d’innombrables aventures, souvent accompagné de ses trois neveux espiègles, Riri, Fifi et Loulou (Huey, Dewey, and Louie), apparus pour la première fois en 1938. Si ces derniers étaient d’abord de véritables garnements, ils ont évolué pour devenir plus sages et engagés, notamment en intégrant les Castors Juniors. En 1940, Mr. Duck Steps Out introduit Daisy, qui deviendra la compagne fidèle – mais souvent frustrée – de Donald.



L’univers de Donald est peuplé de figures marquantes, comme son cousin chanceux Gontran, antithèse parfaite de sa malchance, ou encore ses voisins irascibles Lagrogne et Grumble (notamment dans les récits italiens), avec qui les disputes sont monnaie courante. Donald, généreux et optimiste de nature, a un tempérament soupe-au-lait : il lui suffit de peu pour exploser, mais son caractère en fait un personnage à la fois comique et profondément humain. Pour célébrer ce 90ᵉ anniversaire, Disney+ propose un nouveau court métrage, D.I.Y. Duck, réalisé par Mark Henn. On y voit Donald tenter, avec sa maladresse légendaire, de changer une simple ampoule, ce qui, bien sûr, tourne rapidement à la catastrophe. Mais Donald Duck n’est pas qu’un personnage de fiction. Il est devenu un véritable symbole culturel, incarnant avec humour les frustrations et les défis du quotidien. Sa rivalité avec Mickey souligne un contraste fondamental : Mickey, toujours réfléchi et maître de la situation, incarne un modèle idéalisé, presque trop parfait. Donald, au contraire, est proche de nous : il est colérique, malchanceux, mais terriblement attachant. Là où Mickey peut parfois paraître distant ou antipathique par sa perfection, Donald reste toujours sincère, humain, et irrésistiblement drôle. Même les personnages de son entourage, comme l’avare Picsou ou le chanceux Gontran, n’existent que pour mettre en lumière les qualités – et les défauts – de Donald. Parce qu’au fond, malgré ses travers, il est impossible de ne pas l’aimer.



jeudi 21 novembre 2024

VENOM THE LAST DANCE (De Kelly Marcel)

 Certes, peut-on vraiment afficher une surprise sincère, en sortant des salles obscures ? Il s'agit tout de même du troisième Venom et les deux premiers n'ont pas laissé un souvenir impérissable dans l'histoire du genre, bien au contraire. On peut les classer, sans prendre trop de risques, dans ce que la production super héroïque sur grand écran a engendré de pire. On peut même affirmer qu'il y avait trois types de personnes qui attendaient de pied ferme cette dernière danse : tout d'abord, le spectateur particulièrement indulgent ou dont la capacité de discernement est clairement abolie. Ensuite, celui qui se rend en salle pour des raisons plus ou moins professionnelles, avec l'obligation de chroniquer ou d'avoir vu le film (nous sommes dans ce cas de figure, ce n'est pas drôle tous les jours). Enfin, ceux qui aiment se faire du mal, une forme de masochisme artistique irrépressible, qui pousse ensuite à se plaindre alors qu'il était largement possible d'anticiper le piètre spectacle. Ce troisième opus débute tambour battant avec une scène explicative pour que tout le monde comprenne qui est Knull, d'où il sort et ce qu'il veut : ça fait un peu didactique, c'est extrêmement sombre et probablement un peu difficile à appréhender, pour celui qui ignore tout de ce personnage. Pied de nez complet puisque cet ennemi si puissant restera là où il est est durant tout le film ! La transition est ensuite assez abrupte : dès la seconde minute du film, nous entamons le chapitre blagues potaches/discussions absurdes entre Tom Hardy/Eddie Brock et son symbiote, dans un gros numéro de cabaret indigne de ce que devrait être normalement cet anti-héros sanguinolent. Mais voilà, vous le savez tous, le Venom de Sony est une sorte de grosse marionnette pas si méchante que cela, qui aime le chocolat, danser et manger des cerveaux, non sans avoir auparavant choisi avec soin les sujets à dévorer. Last Dance, c'est donc en définitive un film bancal et décousu, avec une histoire minimale qui réussit, malgré tout, à plonger les spectateurs dans les abysses de la perplexité. Qui regorge de scènes totalement dépourvues de logique, même approximative, et de personnages unidimensionnels qui agissent sans la moindre cohérence. Le méchant ? Inexistant ou totalement insignifiant. Knull menace mais reste sagement au chaud, les limiers qu'il envoie sont de grosses bêtes brutales et sans personnalité. Chouette alors. Les effets spéciaux ? Médiocres. Les scènes marquantes ? Vous n'en trouverez pas. Vous trouvez qu'on est sévères ? Mais non, à peine… 



Un film à fuir, alors ? C’est d’ailleurs ce que fait Tom Hardy durant tout le film : courir, hagard et malmené, d’une situation absurde à l’autre, qu’il s’agisse d’attaques d’aliens, d’humains, de l’armée ou même d’une famille lambda. Venom The Last Dance est avant tout un pur Tom Hardy show. Tous les autres personnages en sont réduits à des apparitions anecdotiques, surgissant sans contexte ni explication, comme le Dr. Payne joué par Juno Temple, dont le rôle se limite à un exposé narratif censé donner une vague cohérence aux enchaînements d’événements et ajouter une touche d'émotion surfaite. Le film accumule également les clichés les plus improbables : une famille hippie qui, sans aucune difficulté, infiltre la Zone 51 (un trou dans le grillage, je ne blague pas) et manipule des armes secrètes avant de disparaître comme si de rien n’était. Sans oublier des tentatives de comédie complètement ratées, comme cette scène kitsch où Mme Chen se lance dans une danse ridicule, ou Eddie Brock en voiture, avec la famille précédemment citée, pour un karaoke bien long et lourdingue, sur du David Bowie. Malgré tout, et c’est là son paradoxe, Venom The Last Dance est tellement décomplexé et dernier degré qu'il peut aussi séduire. Avec moins de deux heures au compteur, il enchaîne à vive allure les séquences, sans laisser de temps pour réfléchir aux incohérences qui pullulent. Et si l’on accepte ce chaos, quelques scènes peuvent vraiment sortir du lot, comme toutes les fois où Venom est pris en chasse, avec une série de transformations délirantes (le symbiote s'empare d'un cheval, d'une grenouille…) qui vont plaire aux plus jeunes dans la salle. Tom Hardy, fidèle à lui-même, livre une performance impeccable. Certes, on ne peut s’empêcher de regretter qu’il n’ait jamais eu l’occasion d’interpréter un Eddie Brock plus profond et nuancé. Mais il est évident qu’il s’est follement amusé dans ce rôle. Et c’est grâce à son talent que cette production désordonnée et imparfaite parvient à tenir (rarement) debout. Qu’il s’agisse des scènes d’action chaotiques ou des gags souvent maladroits, Hardy réussit à insuffler une tendresse improbable qui donne envie de pardonner, en partie, l'indigence des trois films. Au milieu de ce joyeux bordel, le troisième volet ne perd pas de vue son objectif : conclure dans la folie cette sorte de buddy movie extraterrestre initié par Hardy et Sony. Le final, à la fois juste et efficace, offre une conclusion satisfaisante pour une histoire de ce genre. Mais promis, on en restera là, hein, pas de blagues ? Du coup, ceux qui ont détesté les deux premiers volets pour mille et une raisons ne reviendront probablement pas sur leur jugement. Mais Venom: The Last Dance a une petite chance de faire sourire ceux qui n'ont qu'un seul objectif en vue, un blockbuster pour mettre le cerveau en pause et faire défiler sur grand écran des pages truffées de symbiotes qui se croisent. Comme aller s'empiffrer d'un bon gros burger à trois étages dans la chaîne de fast food la plus proche. La mayonnaise coule de partout, le cholestérol s'affole et le demi litre de coca ne va aider à une saine digestion du menu XXL. Mais vous n'y allez pas pour une dégustation de fin gourmet, ou alors c'est vous qui êtes profondément incohérents.