jeudi 27 mars 2025

DANS LA BOUE DES RESEAUX (A)SOCIAUX

Les réseaux (a)sociaux ont au moins une qualité indéniable : ils offrent un accès direct à l’esprit des individus qui les fréquentent. Ils permettent d’entrevoir leurs pensées, leurs actions et leur véritable nature lorsqu’ils ne sont pas sous le regard des autres. Jadis, pénétrer ainsi dans l’intimité d’autrui relevait d’une curiosité malsaine, voire illégale, susceptible d’attirer bien des ennuis. Comme le dit l’adage : une fois la porte close, nul ne sait ce qui se trame derrière – y compris dans les foyers les plus aimants et soudés en apparence.

Avec l’avènement des réseaux sociaux, cette barrière a volé en éclats. Chacun a ressenti le besoin impérieux d’exister, ne serait-ce que le temps de 180 caractères sur une plateforme où règne bavant toute chose la haine. Cette mise à nu collective a conduit à la révélation brutale de la véritable nature des individus. Très vite, ils ont compris qu’ils pouvaient se montrer tels qu’ils sont réellement, sans craindre de subir de conséquences tangibles. Insulter son prochain est devenu la norme, la loi du plus fort s’est rétablie, et la course à l’audience récompense celui qui crie le plus fort ou qui rédige la phrase la plus ignoble. Dans le pire des cas, l'animal sera banni quelques heures ou quelques jours, les plus malchanceux devront créer un autre profil. Naturellement, tout cela se fait sous couvert d’anonymat, bien à l’abri derrière un pseudonyme. Assumer publiquement des propos orduriers sous son véritable nom est une chose ; se lâcher sous le vernis d’un Bebert02 ou d’un PetitPanda75 en est une autre. Loin de rapprocher les individus, les réseaux sociaux permettent à chacun de s’élever sur un piédestal, non pour dialoguer, mais pour imposer ses idées, les ériger en dogme et écraser toute opposition. C’est probablement pour cette raison que les néolibéraux décomplexés, l’extrême droite et le post-fascisme modernes y ont vu une opportunité inédite : après tout, leur stratégie repose depuis longtemps sur l’imposition brutale d’une vision du monde où les coups de tatane pleuvent sur les plus faibles. Mais à l’autre extrémité du spectre, les "chevaliers blancs" autoproclamés de la vertu absolue ont également compris le potentiel de ces plateformes. Elles leur permettent de détruire des réputations et de traîner des individus dans la boue sur la base d’un simple soupçon ou d’une rancune personnelle. La justice s’y rend désormais sur la place publique, dans les tribunaux d’Internet, où juges et jurés partagent une même ignorance du fond des affaires et une incompétence notoire pour en juger. C'est ainsi que les réseaux sociaux sont devenus un cloaque, un immense terrain vague jonché d’immondices, où chacun joue un rôle derrière un masque en espérant ne jamais être démasqué. Insultes, accusations infamantes, jugements arbitraires : selon l’humeur du moment et l’imbécilité ou l'insensibilité de la foule, vous pouvez être traité d’antisémite, de woke, de fasciste, de pédophile, d'islamogauchioste (essayez de former, sur ce modèle, le terme sionodroitard, vous réaliserez que c'est actuellement la seule limite des réseaux sociaux, et cela doit interroger) ou d’analphabète. Il faut une sacrée dose de patience pour y survivre… ou bien une envie irrépressible de se jeter dans la mêlée, d’humilier des inconnus à distance pour le simple frisson de quelques "likes" glanés derrière un écran. Inutile de mentir, on a tous mangé de ce pain là, à un moment donné, par gourmandise ou par ennui. Quelques miettes pour certains, la baguette complète pour beaucoup d'autres. Réseau social, tu perds ton sang froid



lundi 24 mars 2025

1994 : LE CASINO FERBER S'EFFONDRE

Le 26 janvier 1994 est une date qui résonne dans la mémoire niçoise comme le jour où faire ses courses est devenu une psychose potentielle. Il faut se remémorer la scène pour comprendre : un mercredi après-midi ordinaire, le supermarché Casino Ferber, situé sur le boulevard René Cassin (à deux pas de la Promenade) à Nice depuis l'été 1973, qui grouille de clients. Des familles, des employés, des ouvriers en plein travaux d'agrandissement, tous occupés à leurs tâches quotidiennes. Personne ne se doute que le plafond a décidé de leur tomber sur la tête, à l'improviste.

À 16h08 précises, des craquements se font entendre, les rayons commencent à vibrer. Certains froncent le sourcil, se demandent si une promotion sur les perceuses n'aurait pas lieu dans le rayon voisin. Mais non, c'est bien le toit de 1 700 tonnes qui, lassé de supporter le poids du monde et de l'inflation, s'effondre soudainement, transformant le supermarché en un chaos indescriptible. Le bilan est tragique : trois personnes perdent la vie. Sylvie Madonia, 31 ans, assistante maternelle venue faire ses courses avec ses enfants, et Pascal Depuille, 28 ans, employé au rayon crèmerie, sont tués sur le coup. Marilyn Mercadier, hôtesse de caisse de 22 ans qui préparait son mariage, succombera à ses blessures après treize jours de coma. Cent seize autres personnes sont blessées, certaines grièvement. Les secours arrivent rapidement sur les lieux. Le préfet de l'époque, Maurice Joubert, déclenche le "plan rouge 4ème niveau", qui mobilise 318 sapeurs-pompiers des Alpes-Maritimes, 25 médecins, 20 infirmiers et six équipes cynotechniques. Des détachements des Bouches-du-Rhône, du Var et de l'unité d'intervention de sécurité civile de Brignoles sont également appelés en renfort. L'enquête révélera que des travaux de rénovation et d'agrandissement étaient en cours depuis trois mois, tandis que le magasin était toujours ouvert durant cette période. Ces travaux consistaient à démolir plusieurs vitrines construites dans les années 1960 afin d'augmenter la surface de vente. Les équipes de démolition, qui pensaient avoir affaire à de simples cloisons, découvrirent successivement plusieurs linteaux ferraillés qui nécessitèrent l'utilisation d'un brise-roche hydraulique. La démolition d'un troisième linteau provoqua l'écroulement d'un pilier porteur, qui entraîna l'effondrement de toute la dalle. Le procès s'ouvrit le 20 mai 1996 devant le tribunal correctionnel de Nice. Sept personnes, trois responsables du groupe Casino et quatre responsables du chantier, furent poursuivies pour homicides et blessures involontaires. Chacun se renvoya la balle, un grand classique des batailles judiciaires lorsque les enjeux sont glaçants : pour Casino, la faute incombait à l'entreprise de démolition ; pour les entrepreneurs, c'est le groupe Casino qui était responsable, notamment en raison de l'absence de plans précis du magasin. En juin 1996, cinq personnes furent finalement condamnées à des peines de prison avec sursis, tandis que les blessés et les proches des victimes furent indemnisés. Trente ans plus tard, le drame reste gravé dans la mémoire collective des Niçois. Le supermarché, après avoir changé d'enseigne (Intermarché depuis fin 2024, Casino est à la rue), continue d'accueillir des clients, mais l'ombre de l'effondrement plane toujours. Une tragédie qui rappelle que même les lieux les plus ordinaires peuvent devenir le théâtre d'événements extraordinaires, surtout quand les couches de négligence successives contribuent à faire peser le poids mortifère de l'incurie sur des familles innocentes, dont le seul tort était de se servir en grande surface plutôt que de faire vivre le petit commerce.

Ultime remarque qui n'engage que moi : les Casino qui restent en activité, à ce jour, sont vétustes, peu engageants, assez chers. Aucune raison de les fréquenter, je vous assure. Ils sont plus efficaces dans leur déclinaison "petit Casino", si vous en avez les moyens…




dimanche 23 mars 2025

SURVIVRE (de Frédéric Jardin)

Survivre (de Frédéric Jardin)


 Comment résister à la tentation de se plonger dans un film catastrophe à la française, tourné en un peu plus de vingt jours avec un budget modeste de 5 millions de dollars ? C’est exactement ce qui vous attend avec Survivre, où nous suivons Émilie Dequenne et sa petite famille : un mari océanographe, une fille, et un fils un peu à la ramasse, profitant de vacances idylliques au beau milieu de l’océan Atlantique. Seulement voilà, dans ce genre de récit, il y a toujours un événement pour venir gâcher le tableau.

Ici, le cataclysme est pour le moins inattendu : l’inversion des pôles magnétiques. Le film nous rappelle d’ailleurs que l’humanité a déjà traversé cinq extinctions massives… et voici la sixième, sous nos yeux ébahis et sous la caméra de Frédéric Jardin. Survivre monte alors en régime, abandonnant le portrait agaçant de la famille parfaite esquissé durant le premier quart d’heure pour plonger dans un survivalisme pur et dur, flirtant même avec le film d’horreur façon B-movie. Comme son titre ne l’indique pas, tout le monde ne va pas survivre. Entre un assassin dérangé qui suit la famille comme un chewing-gum collé sous une semelle et un peloton de crabes affamés prêts à déchiqueter tout ce qui passe à leur portée, le film ne manque pas de péripéties absurdes. Le véritable atout de Survivre réside dans son décor : la mer s’est retirée, elle a laissé place à un immense désert où les personnages évoluent. Ce vide à la fois oppressant et majestueux confère au film sa patine singulière. Pour le reste, Survivre assume son outrance : hémoglobine et terreur frôlent régulièrement le ridicule, tant les rebondissements et les artifices du suspense sont cousus de fil blanc et servis sans souci de vraisemblance. Mais peu importe : celui qui choisit de regarder ce film sait à quoi s’attendre. Il ne s’agit pas de chercher une explication scientifique à l’intrigue, mais simplement de s’immerger dans un pur produit du cinéma catastrophe, dans sa variante "menace écologique". Un thème aujourd’hui omniprésent, alors même que la société continue de regarder dans la mauvaise direction en criant au complot. Enfin, une note mélancolique vient teinter la réception du film, quand on le (re)voit quelques mois après sa sortie : Émilie Dequenne, qui incarne avec conviction son rôle et porte le film à bout de bras, est récemment décédée des suites d’un cancer. Une actrice talentueuse, sans doute trop sous-estimée du grand public, dont la prestation ici est à saluer – tout comme celle de Lisa Delamar, sa fille à l’écran, plutôt convaincante elle aussi. L'actrice (spoiler) parvient à survivre à l'inversion du champ magnétique des pôles et à une invasion de tourteaux affamés, mais c'est un autre genre de crabe qui a eu raison d'elle, dans la vraie vie. Fais chier, vraiment. En somme, Survivre est une farce catastrophique tellement bancale qu’elle en devient attachante, du début (enfin, presque) à la fin.




jeudi 20 mars 2025

PARTHENOPE (de Paolo Sorrentino)

PARTHENOPE (de Paolo Sorrentino)


 Selon votre conception du cinéma, l’œuvre de Paolo Sorrentino peut apparaître soit comme un exercice de style esthétisant des plus fascinants, soit comme un puissant narcotique. Son attention maniaque portée à l’image et à la construction d’un univers onirique et imprimé sur papier glacé se heurte parfois, de manière excessive, à la tentation d’ajouter une énième couche de crème sur une pâtisserie qui constituait déjà un piège mortel pour un diabétique gourmand. Parthenope, dès ses premières images, s’inscrit pleinement dans cette veine artistique et culinaire. Parrainé en partie par la maison Saint Laurent, le film porte l’empreinte des obsessions propres à Sorrentino dès son plan initial. Pourtant, peu à peu, il se révèle bien plus profond et surtout plus abouti que ce que l’on pourrait croire, à en juger par certaines critiques pernicieuses et les railleries de bas étage des cuistres modernes, qui étaient parvenues à mes oreilles. Le film constitue une remarquable mise en abyme de la manière dont la jeunesse s’efface dès l’instant même où l’on croit pouvoir la saisir. Il interroge la puissance de la vie, l’essence vitale de nos plus belles années, le pouvoir ensorcelant de la beauté juvénile. Tout cela ne dure qu’un instant, même si, à l’échelle d’une vie, on peut parfois avoir l’illusion que ces sentiments sont éternels. È stato meraviglioso essere ragazzi. È durato poco.

Parthenope est peut-être (à mon humble avis, qui n'a rien de vraiment humble si vous me connaissez) une véritable apothéose du cinéma de Paolo Sorrentino. Le sacré et le profane y sont entrelacés avec une virtuosité rarement égalée. Dans ce film, le réalisateur offre une vision de Naples qui transcende le simple décor de carte postale apparent pour devenir un personnage à part entière, un lieu mythique et vivant où chaque ruelle, chaque visage, incarne à la fois la grandeur d’un mythe et la fragilité du quotidien. La protagoniste, Parthenope (Celeste Dalla Porta, magnifique), apparaît comme une énigme lumineuse, née des eaux avec la solennité d’une déesse antique pourtant profondément humaine. En elle, nous trouvons une des dualités essentielles de tout le cinéma de Sorrentino. La jeune femme (dont nous allons suivre en réalité toute l'existence, sept décennies traitées avec la plus grande des libertés) hésite entre l’innocence divine et l’audace charnelle, symbole vivant d’une jeunesse éphémère qui se drape d’une aura quasi sacrée. Du coup, le film s'interroge sur l’essence même du désir, cette pulsion intemporelle qui semble pouvoir défier la fugacité du temps. On peut tout se permettre, tout avoir, tout saisir sans le moindre effort, quand on est divinement beau. Je vous renvoie à la théorie des trois capitaux qui régissent les relations et donc les transactions humaines, dans une critique rédigée ces jours derniers (Le Système Victoria). De fait, Sorrentino excelle dans l’art de marier l’esthétisme à l’âme, ce qui lui permet d'offrir une expérience sensorielle d’une rare intensité. Certains, les grands sensibles qui se définissent féministes jusqu'à l'outrance, ont fait la moue devant le regard complaisant du réalisateur et ses plans lascifs et insistants qui lorgnent sur chaque centimètre carré de la plastique de la protagoniste, mais l'art se fiche bien des lubies du moment, après tout. La ville de Naples, elle, se déploie tel un tableau (é)mouvant, où l’éclat des monuments se mêle à l’ombre des ruelles. Dans cet amalgame, la dimension sacrée se superpose à l’ordinaire, créant une tension fascinante où le profane se fait l’écho du divin. Les scènes qui fusionnent le sexe et le divin, dans la Cathédrale de Naples, sont parfaitement explicites et bienvenues.


Dans Parthenope, chaque plan est pensé comme une peinture, une composition minutieuse qui puise dans l’imaginaire collectif pour révéler la beauté et la décadence simultanées d’un univers déjà mort avant d'avoir vraiment vécu. Le film se décline en une succession de tableaux vivants, de fragments d’une fresque grandiose où se reflète la dualité intrinsèque de l’existence. Parfois, on peu regretter le manque de liant, d'unité entre ces épisodes qui défilent, mais Sorrentino s'en moque éperdument. La vie défile, court, se précipite, se prend les pieds dans le tapis. C'est cela, l'existence, quelle vanité de vouloir lui imposer une scansion du temps qu'elle n'aura jamais ! Retournez-vous sur votre passé : c'était à l'aube de votre temps, c'était hier. L’interpénétration subtile entre le sacré et le profane est donc ici la clef de voûte du film, j'y reviens. Les rituels, les symboles religieux et les moments d’extase se juxtaposent aux scènes de vie quotidienne avec une rare pertinence. On est tour à tour confronté à la splendeur des cérémonies, à l'apparat des lieux de culte, et à la brutalité d’une réalité urbaine, sans artifice, qui rappelle sans cesse la présence d'un réel poisseux et sordide : une dimension presque mystique, où la transcendance n'est qu'une vaste blague. On croit accéder au ciel avant de se vautrer le menton dans la merde ou le sperme. Au cœur de Parthenope, c’est finalement une interrogation existentielle qui est posée : entre mystère et mirage, la beauté sublime-t-elle réellement, ou est-elle une illusion savamment orchestrée pour mieux dissimuler la réalité ? C'est dans cette ambiguïté même que réside la force du film. En confrontant le divin et le terrestre, en mariant le rituel à la vie de tous les instants, en confondant le miracle et l'arnaque (ça pourrait aussi être un slogan parfait pour l'office de tourisme napolitain, voire pour une grande partie de l'Italie moderne tout entière), Parthenope est non seulement un hommage vibrant à la ville de Naples et à son patrimoine mystique, mais aussi et surtout une méditation sur la fragilité et la misère de la condition humaine. En quête d'absolu, de savoir, de beauté, tout se termine toujours de la même façon. Le jeu s'achève systématiquement avant que ses joueurs n'en connaissent les règles et pourquoi ils jouent. Pour Sorrentino, le cinéma est ce qui s'approche le mieux, probablement, de la notice avec les instructions.




Pour ceux qui l'ignorent : La sirène Parthenope est une figure mythologique associée à Naples, qui incarne la beauté envoûtante et le destin tragique de la ville. Elle symbolise le lien intime entre la mer et la ville.

mercredi 19 mars 2025

MILAN-SAN REMO L'INDÉCHIFFRABLE MONUMENT

 Milan - San Remo : l'indéchiffrable monument


Aux yeux du profane ou du néophyte, l'inscription de Milan-San Remo au cercle restreint des monuments du cyclisme international peut sembler un tantinet exagérée. Oui, la course est une classique aguichante, mais un simple coup d'œil superficiel à son parcours pourrait la dépouiller d'une partie de son prestige. Pas de pavés tranchants où viennent se briser les espoirs des futurs champions. Pas de monts flandriens où le peloton intrépide se voit contraint de mettre pied à terre avant d'avoir atteint le sommet de la bosse. Certes, le dernier tiers du parcours réserve quelques difficultés piquantes, de quoi saturer les muscles de toxines, après 300 kilomètres à humer l'air salin de la délicieuse côte Ligure. La Cipressa, ajout tardif du début des années 1980 (pour corser la conclusion de l'épreuve et combattre la monotonie du sprint massif) et bien entendu, le Poggio. Mais même la mythique colline qui surplombe les serres de la région n'est pas un juge de paix aussi impitoyable que le mur de Grammont ou la tranchée d'Arenberg. 3,7% de pente moyenne, pas de quoi faire des cauchemars, même chez les cyclotouristes. Imaginez les cadors du World Tour. D'ailleurs, plus qu'à désigner le vainqueur de Milan-San Remo, son ultime monticule sert souvent à comprendre qui sont ceux qui vont la perdre. Il reste alors une descente vertigineuse, très technique, puis une longue ligne droite où les audacieux échappés deviennent les proies en ligne de mire d'une meute de limiers féroces, généralement capables de leur mordre les mollets avant la ligne d'arrivée. À moins que vous ne vous appeliez Filippo Pozzato en 2006, auteur d'un des exploits les plus invraisemblables de ces fugitifs aux abois.

Milan-San Remo, celle que l'on surnomme "La Primavera" – c’est-à-dire "le printemps" en français… encore qu'il faille parfois raccourcir l'épreuve et endurer des conditions climatiques dantesques, comme en 2013, lorsque les coureurs effectuèrent une quarantaine de kilomètres dans leurs bus respectifs, pris dans une tempête homérique – est une épreuve qui sourit aux tacticiens, aux rouleurs capables d’absorber près de 300 bornes sans coup férir et de supporter une pression écrasante. Car ceux qui flanchent sous le poids du stress voient leur bolide futuriste se transformer en un véritable bloc de ciment aux roues carrées. Ce n’est pas un hasard si, à ce jour, Milan-San Remo reste la seule grande classique qui se refuse encore à l’ogre Tadej Pogačar, lui qui semble pourtant n’avoir qu’à se baisser pour récolter les lauriers, quand la compétition aiguise son appétit. Il ne suffit pas d’être bon, il ne suffit pas même d’être le meilleur pour triompher sur cette course. Indéchiffrable, séduisante et fascinante, Milan-San Remo peut aussi se révéler hautaine et trompeuse. Elle vous ensorcelle avant de vous éconduire sans ménagement. Un instant d’intimité avec elle, sur la plus haute marche du podium, est un privilège réservé à quelques élus triés sur le volet. Et il faut bien l’admettre : il est parfois difficile de comprendre pourquoi la belle a choisi de concéder ce tête-à-tête à Pierre plutôt qu'à Paul ou Jacques. Le mystère et le charme de "La Classicissima" restent intacts avant d'aborder sa cent-seizième édition, et la question de savoir si le prochain conquérant de celle qui fait tourner bien des têtes déclamera son amour en slovène n'est pas, pour une fois, qu'un exercice rhétorique. Énigmatique, frustrante mais somptueuse : voilà tout le paradoxe de Milan-San Remo.




dimanche 16 mars 2025

ZORRO AVEC JEAN DUJARDIN : ZORRO POST MODERNE

 Jean Dujardin, en tant que Zorro. Au départ, c'était ça, l'information qui m'avait intrigué, voire même qui avait suscité l'hilarité. Impossible de prendre ça au sérieux, d'établir un parallèle avec les grandes heures de Guy Williams, le seul véritable Zorro intemporel à l'écran. Et puis, la série a débarqué sur Paramount, en même temps que s'est ébauchée une forme intime de mea culpa. Parce qu'en fait, il ne s'agit pas de Zorro, le Zorro de la tradition, mais d'une autre approche, d'un autre genre, respectueux mais distant, et drôle, surtout. Réalisée par Émilie Noblet et Jean-Baptiste Saurel, cette série de huit épisodes de 35 minutes propose en fait un Zorro réinventé, synthèse de tout ce qui a été fait auparavant, pour développer une suite hypothétique, un retour aux affaires à l'heure où d'autres profitent d'une retraite méritée. Le scénario, signé Benjamin Charbit, Noé Debré et Emmanuel Poulain-Arnaud, imagine un Renard quinquagénaire qui n’a pas manié le sabre depuis vingt ans, mais qui, poussé par un enchaînement de péripéties, reprend du service. Et ce retour en cape et épée n’est pas sans secousses, notamment dans son couple, où la flamme a bien du mal à résister à ce personnage de justicier charismatique, en contraste saisissant avec la personnalité creuse de Don Diego dans la vie civile. Une dualité qui n'est pas sans rappeler celle que bien des super-héros ont du affronter au cours de leurs longues carrières. La petite amie est fascinée par le costume, par les pouvoirs, beaucoup moins par l'homme banal qui se cache derrière le masque. 

C’est donc Jean Dujardin qui prête son panache au masque de Zorro. On le sent s’amuser pleinement, quand il alterne entre un Diego posé (voire carrément soupe-au-lait) et un Zorro exubérant. Audrey Dana brille dans le rôle de son épouse, irrésistiblement attirée par ce double plus audacieux de son mari à qui elle concède imprudemment un baiser dès la première vraie rencontre. Salvatore Ficarra incarne avec justesse le fidèle Bernardo, muet (et prétendument sourd, le malin !) mais dévoué à son "maître". Le comique, célèbre en Italie pour le duo qu'il forme avec Valentino Picone, m'a toujours profondément insupporté, en raison d'une mimique exagérée et outrancière. Sauf qu'ici, elle lui permet de "faire passer le message" avec justesse et intelligence. Grégory Gadebois incarne le Sergent Garcia, hanté par un justicier masqué qui a bouleversé sa vie, au point de ressentir le besoin de se confier, de passer à l'analyse, y compris en présence de Zorro (à qui il lit même un courrier écrit avec les tripes, pendant que son ennemi est occupé à bien autre chose). Reste Éric Elmosnino, pas mauvais dans le rôle d’un noble espagnol avide, Baltasar Espinach qui interprète un jeune gamin issu des couches les plus pauvres, adopté par la famille de la Vega, ou encore André Dussollier qui campe avec prestance le père de Diego. Il meurt très vite mais revient sous forme d'un esprit et prouve que de toute manière, il est capable de tout, absolument tout porter à l'écran. La série mêle action et humour, se concentre sur une romance problématique et sur les échecs intimes de Don Diego, qui n'est pas de taille pour endosser les habits de son père mais qui se rattrape la nuit venue, avec une cape et une épée. L’histoire explore davantage Don Diego que Zorro, débute par sa relation tumultueuse avec le père, les tensions avec l'épouse, et la vie professionnelle dans laquelle il peine à être pris au sérieux. Don Diego sans épaisseur, qui souffre, et peut se libérer en tant que Zorro, quitte à créer un double monstrueux, qui pourrait le phagocyter. La série est plaisante, c'est indéniable. Elle est truffée de touches d'humour qui font mouche, même si elle souffre aussi de quelques lenteurs (un film de deux heures aurait pu être un excellent choix, au final). Clairement, l'homme avait besoin de son double pour relever le plus grand des défis, devenir enfin quelqu'un, sortir de l'ombre d'un père encombrant, quitte à subir la concurrence du justicier masqué, jusque dans les affects sentimentaux. C'est là que Dujardin s'avère très bon. Hâbleur mais fragile, vantard mais conscient de ses limites, il incarne un Don Diego / Zorro vieillissant mais qui refuse de déposer les armes, un être humain loin d'être sans failles, mais qui a trouvé un équilibre fragile et dangereux pour advenir, apparaître comme la meilleure version de lui-même. Quitte à faire rire, quitte à cabotiner, ce Zorro est singulier et inattendu, bienvenu et pertinent à l'heure où tout est dérision, post-modernisme et révisionnisme héroïque. Mention assez bien, loin du naufrage redouté.



vendredi 14 mars 2025

À REBOURS (DE JORIS-KARL HUYSMANS)

À rebours (de Joris-Karl Huysmans) fut accueilli, lors de sa publication en 1884, avec un enthousiasme unanime en France, tant par la critique que par le grand public, les écrivains et les artistes contemporains de l’auteur tel que Mallarmé. L’ouvrage s’imposa rapidement comme une sorte de manifeste du passage du naturalisme au décadentisme. Aux côtés des Fleurs du mal, il constitua le pendant en prose d’une génération entière, séduite par ce « bavardage maudit » qui tentait d’ériger l’individualisme en rempart contre les assauts naissants du proto capitalisme. Cette quête identitaire assez illusoire, vouée à l’excès et à une révolte intérieure absolue, marquait une rupture radicale. Du côté de la littérature, le naturalisme vacillait déjà, avant que Huysmans ne lui porte un coup décisif en le privant de toute possibilité de renaissance. Comment, en effet, ce courant, soucieux d’une représentation aussi objective que possible de la réalité, pouvait-il survivre face à un roman dont la force résidait précisément dans l’absence de trame, au nom d’une esthétique de l’artifice ? Avec À rebours, l’esthétisme s’introduisait de plain-pied dans le roman, avec en guise de cheval de Troie le dandysme matérialiste de George Brummell – premier véritable dandy de l’Histoire. Le roman de Huysmans repose surtout sur un usage enfiévré du langage, une tentative d’englober tous les aspects du savoir dans un même récit, tout en l’agrémentant d’exotismes inattendus et d’archaïsmes savamment choisis pour le pur plaisir intellectuel. D'où la nécessité de recourir souvent aux notes de bas de page, pour le sens des termes employés.

Guy de Maupassant qualifia le roman d’« histoire d’une névrose ». De fait, l’intrigue se réduit à un prétexte, un simple point de départ : Des Esseintes, aristocrate français, désabusé par la frivolité et la mondanité parisiennes, décide de se retirer dans une villa à Fontenay , où sa seule occupation consistera à aménager son intérieur. L’obsession du détail chez Huysmans fait de chaque chapitre un portrait minutieux de l’agencement des lieux, dans une narration lente, rythmée uniquement par le plaisir des descriptions. Tout y passe. Le soin des fleurs, du mobilier, les odeurs, les alcools, la bibliothèque… La bibliothèque de Des Esseintes incarne d'ailleurs une véritable prise de position intellectuelle, un chapitre fondamental dans l’histoire littéraire française, au point de ressembler à un essai inséré dans un roman. Huysmans distribue bons et mauvais points, fait preuve de clairvoyance, raille sans pitié. Ainsi, dans la salle isolée que Des Esseintes consacre à la lecture, une pièce baignée d’une lumière artificielle, dont les fenêtres ont été remplacées par d’immenses aquariums qui filtrent les rayons du soleil, trône une vitrine avec la première édition des Fleurs du mal. Sur les étagères, aux côtés des classiques latins et grecs, s’imposent les noms de Mallarmé, Verlaine, Rimbaud. Grâce à Huysmans, la curiosité des lecteurs français s’exacerbe et devient insatiable. Huysmans, dans sa grandeur de critique visionnaire, prophète de la décadence et des temps encore à (ad)venir.

L’isolement de Des Esseintes est avant tout un choix éthique. Huysmans parvient à unir magistralement, avec beaucoup d'humour, l’hédonisme épicurien – conçu comme absence de douleur – et l’approche esthétique du plaisir sensuel dont Wilde sera le plus illustre représentant par la suite. Comme chez Sartre, où la nausée doit être dépassée, Des Esseintes cherche un équilibre entre son être et le monde qu'il souhaite fuir, auquel il entend renoncer. Mais sa névrose s’accentue dans l’isolement ; épuisé, au bord de la folie, il est contraint, sur avis médical, de réintégrer la société pour se soigner – la même société dont il s’était justement enfui pour échapper à son mal. C’est la raison pour laquelle le titre original du roman, Seul, fut remplacé par le plus percutant À rebours : à contresens du progrès bourgeois du XIXᵉ siècle, à rebours des principes du naturalisme, à contre-courant du dynamisme factice de la vie sociale, pour un retour vers l’introspection. Comme lorsque le protagoniste entend effectuer un voyage en Angleterre et part avec toute une série de malles et d'effets personnels, avant d'échouer à l'embarquement, dans une gargote où il peut avoir un avant goût fantasmé de ce qui l'attend de l'autre côté de la Manche. Un portrait au vitriol et très drôle des Anglais, qui va le décider à rentrer chez lui, le soir même. La sensation plutôt que l'expérience, la sensation exacerbée comme expérience ultime. De quoi devenir fou, fuir ses semblables, dans un éclair de lucidité.


 
 

lundi 10 mars 2025

LE SYSTÈME VICTORIA (de Sylvain Desclous)

Le système Victoria (de Sylvain Desclous)


 David est responsable d’un chantier d’envergure : la construction d’une immense tour dans le quartier de La Défense. Le gros œuvre a déjà pris un retard conséquent. Un jour, par le plus grand des hasards – ou du moins sous son apparence –, il fait la rencontre de Victoria, directrice des ressources humaines d’une holding internationale. Bien qu’ils n’aient a priori pas grand-chose en commun, un jeu de séduction s’installe rapidement entre eux, mené par Victoria, et aboutit inévitablement à une relation.

J'ai choisi de commencer par la plus grande des banalités : vous résumer l’intrigue du film en quelques lignes. Voilà qui est fait. Passons maintenant à quelque chose de bien plus personnel et, à mes yeux, de bien plus intéressant : une analyse des rapports de pouvoir et d’influence entre les hommes et les femmes, à travers ce que nous venons de voir sur grand écran. Pour ceux qui me connaissent et avec qui j’ai régulièrement l’occasion de converser, cette catégorisation ne sera qu’une énième répétition. Je radote souvent. Les relations sentimentales ou sexuelles entre deux adultes consentants sont, croyez-le ou pas, régies par trois types de capital : le capital physique, le capital économique et le capital intellectuel. Un déséquilibre trop marqué dans l’une de ces catégories condamne inévitablement une relation, voire l’empêche même de naître. Cependant, une carence dans l’un de ces domaines peut être compensée par une surabondance dans l’un des deux autres. Par exemple, un homme très laid et moyennement intelligent, mais disposant de ressources économiques éclatantes, aura accès à un éventail de femmes dont le commun des mortels se contentera de rêver toute sa vie. De la même manière, une femme dont le capital physique est exceptionnel trouvera toujours des hommes prêts à lui faire la cour, voire à lui offrir un royaume, indépendamment de son niveau d’instruction ou de sa situation financière. Par "capital économique", il faut d’ailleurs entendre également le pouvoir, les deux allant souvent de pair, bien que ce ne soit pas systématique. Ce qui rend cette catégorie la plus efficace aujourd’hui, c’est l’accès qu’elle procure à des sphères autrement inatteignables.

Dans ce film, Jeanne Balibar incarne une femme mature et machiavélique, disposant de ressources économiques que l’on devine bien supérieures à la moyenne. Elle est aussi particulièrement intelligente et instruite (elle parle allemand et chinois, s'y entend en architecture) et bien que n’étant pas un canon de beauté absolue, elle reste désirable. Face à elle, David manque cruellement de discernement et pense avec l'entrejambe. Il ne possède en lui aucun atout susceptible de faire naître ce genre d'alchimie, dans cette situation donnée : ses ressources sont nettement inférieures, son instruction également, et physiquement, son allure de bouledogue passé sous l’averse et un début d'embonpoint ne jouent pas en sa faveur. Il est donc hautement improbable que Madame s’intéresse à Monsieur, encore moins qu’elle lui accorde un simple apéritif, et a fortiori une nuit d’hôtel passionnée. Si David avait appliqué à sa situation la grille de lecture que je viens d’évoquer, il aurait vite compris qu’il se faisait mener par le bout du nez et que son idylle filait droit vers une sortie de route cruelle. Mais au lieu de cela, il a préféré foncer pied au plancher, persuadé de maîtriser un véhicule dont il n’est même pas au volant. Le film est presque réussi, car il met bien en lumière ces mécanismes et offre une vision jubilatoire à qui n’est pas naïf et sait en décrypter les rouages. Malheureusement, il s’enlise dans une dernière partie assez ridicule où, tout à coup, David découvre un univers de luxure et d’amours licencieuses, avec notamment une scène de club échangiste représentée de manière caricaturale, voire grotesque. On notera au passage que ce type de soirée, dans les établissements "select" de Paris, est évidemment réservé à ceux qui possèdent les fameux capitaux physiques et économiques. Impossible d’y pénétrer et d’y jouer un rôle fantasmé si l’on n’appartient pas à la catégorie des CSP+ ou si l’on ne bénéficie pas d’un "passe" ouvrant des portes autrement closes. Même baiser, à un certain niveau, ce n'est pas pour les pauvres.

À défaut de pouvoir juger positivement ce film, qui à mon sens passe à côté de son sujet dans sa dernière partie, on se contentera de dire que c’est bien fait pour la pomme de David. Malheureusement, ce genre d’individu existe bel et bien dans la vie réelle. Ils constituent même la grande majorité des hommes, souvent incapables de comprendre ce qui se passe dans la tête des femmes. Lorsque ces dernières ont la subtilité et la clairvoyance de s’en rendre compte, elles peuvent devenir de redoutables marionnettistes… et auraient sans doute tort de s’en priver. De l'art de tirer sa crampe tout en conservant un afflux de sang raisonnable au cerveau. 


samedi 8 mars 2025

LE CHOIX (de Gilles Bourdos)

Le choix (de Gilles Bourdos)


 Vous aussi, vous rêvez de faire du cinéma, de réaliser votre premier long-métrage, mais le budget vous fait défaut ? Impossible d’atteindre les centaines de millions de dollars nécessaires pour accoucher du blockbuster fantasmagorique qui vous obsède ? Alors, la solution la plus intelligente – et la plus économique – est peut-être de suivre l’exemple de Gilles Bourdos. Avec Le Choix, il donne vie au remake d’un film de 2013 avec Tom Hardy, prouvant de la sorte que la folie des moyens et des financements colossaux ne sont pas indispensables pour tourner un film marquant. En revanche, il faut de l’audace et une certaine dose de témérité, sous peine de trébucher en cours de route. 

Ici, tout repose sur un choix fondamental : le casting. Trouver un acteur immédiatement identifiable, capable de captiver le spectateur en restant assis dans sa voiture pendant une heure et quart, en enchaînant les coups de fil dans un état qui oscille entre la dépression latente, la colère sourde et la revanche sur un père dont on devine les blessures laissées en héritage. Cet acteur, c’est Vincent Lindon. Il incarne Joseph Cross, un chef de chantier parmi les plus compétents de France, chargé de superviser la plus grande coulée de béton des dernières années, le point d'orgue de sa carrière. Tout est prêt, tout repose sur lui. Mais la veille au soir, il prend une décision radicale : tout plaquer, monter dans sa voiture et remonter vers Paris, poussé par une nouvelle inattendue et déplaisante. Malgré tout, notre protagoniste est bien décidé à assumer ses responsabilités et à se comporter en homme – avec un "H" majuscule –, droit dans ses bottes. Pas question de fuir ou de lever le pied, encore moins de sortir au premier embranchement pour rebrousser chemin. Évidemment, je ne peux pas vous révéler la raison qui pousse Lindon à appuyer sur l’accélérateur et à dépenser une fortune en plein d'essence, au risque de "divulgâcher" la surprise. Disons simplement que son choix aura des conséquences dramatiques, tant sur sa famille – et notamment sur sa relation avec sa femme et ses enfants – que sur son travail. Car en quittant son chantier à un moment aussi critique, il s’expose à la colère de sa direction et doit compter sur un contremaître adjoint bien moins expérimenté, qu’il tentera de guider à distance… par téléphone, pendant que monsieur s'enfile des bières entre deux consignes. Et c’est bien le téléphone qui devient le cœur battant du film, qui génère toutes les tensions, qui relance l’action – si l’on peut vraiment parler d’action dans Le Choix. Chaque appel est un nouveau coup porté à Joseph, ou au contraire, une lueur d’espoir qui justifie sa fuite en avant. On peut qualifier cette expérience de film concept, d’exercice cinématographique minimaliste et fascinant, mais tout repose évidemment sur la performance magistrale de Vincent Lindon. Son regard, sa voix, son visage expriment une maîtrise absolue, sobre et percutante. Seul à l’écran, il porte le film avec une intensité rare tout en donnant la réplique à d'autres acteurs (dont Emmanuelle Devos) dont nous n'entendrons que la voix (au passage, économie substantielle sur les heures de maquillage, prenez note).. Et puis, ultime pied de nez : le dernier plan. La voiture s’immobilise à un carrefour, mais aucune résolution ne nous est offerte. Toutes les portes restent ouvertes. Bourdos nous a embarqués dans une ligne droite aussi passionnante que vertigineuse. Une ode au système Bluetooth intégré et à la sobriété créatrice. 



vendredi 7 mars 2025

MAIS QUI A ÉLU LE PEUPLE ÉLU ?

 Le peuple élu n’existe pas.

Aucune puissance supra terrienne ou divine n’a choisi une population, une ethnie ou une caste pour la représenter, encore moins pour dominer les autres. Enfin, si, vous trouverez des textes qui affirment le contraire. Mais vous y trouverez aussi des super-héros qui écartent la mer d'un revers de manche. Essayez pour voir. Bref, ne croyez pas tout ce qu'on peut lire. D’abord, parce que ce genre de puissance n’existe tout simplement pas. La religion, dans sa forme codifiée par les textes sacrés des monothéismes, n’a jamais été qu’un instrument de pouvoir, un catéchisme forgé par les dominants pour mieux soumettre les dominés. Une mécanique bien huilée, reposant sur des fables érigées en vérités, des absurdités métaphysiques si grotesques qu’un enfant à peine éveillé au monde en flairerait l’incohérence. Elle impose la peur comme gardienne de la morale, brandit l’interdit comme un bâton, désigne des ennemis à haïr pour cimenter l’unité du troupeau. L’ignorance est son carburant, la soumission sa finalité. En cela, elle ressemble à l'ancêtre du néocapitalisme. Les deux vont très bien ensemble, assez paradoxalement. Ensuite, parce que parler de peuple "élu", c’est légitimer l’oppression et le massacre des autres. Ceux qui ne sont pas choisis deviennent, par définition, des rejetés, des laissés-pour-compte de l’histoire, des êtres de seconde zone, sans la moindre dignité. Une telle idée ne repose sur rien d’autre que l’orgueil délirant de ceux qui s’en revendiquent. Car croire que l’on appartient au seul groupe béni par une entité supérieure, c’est s’arroger une place au sommet de la pyramide humaine, c’est affirmer que l’on détient la vérité absolue, sans jamais questionner le fondement même de cette croyance. Quelle arrogance, quel vertige d’égocentrisme faut-il pour être convaincu d’avoir raison contre le reste du monde ! Une pensée qui conduit à envisager de transformer un territoire étranger en nouvelle destination touristique pour happy few. Encore une fois, le néocapitalisme et le dogmatisme religieux font bon ménage. Non, les juifs ne sont pas le peuple élu, pas plus que les chrétiens ou les musulmans ne sont détenteurs d’un quelconque privilège spirituel. Chacun croit marcher sur la seule route menant à la vérité, mais toutes ces routes ne sont que des boucles qui se mordent la queue, tracées par des hommes qui, depuis des siècles, exploitent la soif de sens de leurs semblables. La seule vraie différence se joue à l’échelle individuelle, en chaque "croyant". Non pas dans son cœur, mais dans son intelligence. Les prophètes et les saints ne vivent aujourd'hui que parce qu’on leur accorde du crédit, se nourrissent de l’obscurantisme, prospèrent sur la crédulité. Ils vous dévorent. Et tuer en leur nom ne vous fera jamais rien d’autre qu’un meurtrier, qui ira croupir dans les geôles de la nation, si vous avez de surcroit la lâcheté de ne pas en finir par vous-même. Ce n’est pas la confession religieuse des hommes que je méprise, c’est leur bassesse, leur servilité, leur cruauté aveugle. Leur utilisation des textes sacrés comme un simple menu Burger King, d'où piocher, sélectionner et décliner ce qui convient le mieux ou le moins, pour faire advenir le pire. L'homme qui dans son infinie sottise prétend donner vie à un Dieu à son image. 



mardi 4 mars 2025

EMILIA PEREZ (AVEC SIX MOIS DE RETARD)

Emilia Perez (de Jacques Audiard)


 Si j’ai découvert Emilia Perez avec autant de retard, c’est en grande partie parce qu’il s’agit d’une comédie musicale. Or, soyons honnêtes : l’idée de regarder un long-métrage où les personnages se mettent soudainement à pousser la chansonnette sans raison apparente m’a toujours semblé profondément absurde. J’ai mes limites, et ce genre de film en fait partie. Cela dit, dans Emilia Perez, les intermèdes chantés ne sont finalement pas si nombreux, et ils s’intègrent parfaitement au récit et à son propos. On parvient donc à les accepter, même si la qualité vocale n’est pas toujours renversante.

Quant à l’histoire, vous en avez sans doute déjà entendu parler : un baron de la drogue mexicain, à la tête d’un des cartels les plus violents du pays, entreprend une transition pour devenir une femme. Pour rappel, au Mexique, le trafic de drogue est une sorte de sport national, un peu comme le cyclisme en Belgique. Une telle transformation est loin d’être simple, et notre criminel endurci fait appel aux services d’une jeune avocate, interprétée par Zoë Saldaña, dont la carrière stagne en raison de sa couleur de peau et de son statut social. Le film aborde ainsi la question de l’acceptation de soi : comment se vivre, comment se percevoir, comment assumer pleinement ce que l’on est ? Lorsqu’on a incarné toute sa vie une figure de mâle alpha, les mains plongées dans le cambouis de la violence et la misère, envisager une transition semble d’autant plus inimaginable. Comment faire comprendre aux autres qu’on ne cherche pas seulement à dominer les femmes, mais qu’on aspire à en devenir une soi-même ? 

Une fois devenue Emilia, l’ancien baron de la drogue tente de reconstruire une vie plus paisible. Il (Elle, bon sang !) se rachète en fondant une association venant en aide aux familles qui ignorent ce qu’il est advenu de leurs proches, disparus dans cette impitoyable guerre de la drogue. Rappelons qu’au Mexique, plus de 100 000 personnes ont été assassinées ou enlevées sans qu’on puisse retrouver leur trace. Avant cela, Emilia a dû envoyer sa femme et ses deux enfants à Lausanne, en Suisse, pour les protéger et se donner l’opportunité de renaître (en mettant en scène sa propre mort). Lorsque ceux-ci reviennent, ils ne reconnaissent pas celle qui se présente désormais comme une tante. C’est là que réside la faille dans le mécanisme : quoi qu’on fasse, peu importe la nouvelle vie que l’on tente de bâtir, l’ancienne finit toujours par refaire surface. Il y a un moment où tout vacille, où l’édifice se fissure. Et lorsque l’on gratte, tôt ou tard, une substance purulente s’en échappe : l’infection se propage, et l’on finit par regretter de ne pas s'être coupé les ongles. La dynamique est ici implacable. Passe encore que l’ex-femme d’Emilia s’autorise une parenthèse au lit avec un ancien rival, mais comment accepter qu’elle se remarie et que les enfants deviennent hors d’atteinte ? Emilia se retrouve ainsi condamnée à une solitude qu’elle a, en réalité, organisé dès le départ en mentant à tout le monde. Le film de Jacques Audiard a été largement salué pour son audace et son inventivité. Je ne le qualifierais pas de chef-d’œuvre de l’année – n’exagérons rien –, mais il se regarde avec plaisir et recèle quelques fulgurances réjouissantes. Il faut également mentionner l’actrice principale, Karla Sofia Gascon, qui a elle-même effectué une transition dans la vraie vie, rendant sa performance d’autant plus saisissante. Ironie du sort, celle (ou celui) que l’on imaginait parfait·e (ma première tentative d'écriture inclusive, et la dernière) pour incarner cette artiste progressiste susceptible d'ébranler les conventions s’est révélée être une personnalité des plus réactionnaires : d’anciens tweets racistes ont bien failli compromettre la trajectoire du film. Comme quoi, il faut toujours se méfier des apparences – à tous points de vue. C’est aussi l’une des leçons d’Emilia Perez, à l'écran et dans la presse.


 

lundi 3 mars 2025

DIDIER ERIBON : UNE MORALE DU MINORITAIRE

Quand on appartient à une minorité, c’est principalement parce qu’à un moment donné, la majorité a procédé à une stigmatisation. Autrement dit, c’est cette majorité qui, en définissant ses propres standards de ce qui constitue la normalité, désigne implicitement ceux qui s’en écartent et leur attribue une étiquette. Ce mécanisme est l’un des moteurs de la construction de la honte : une honte du dominé, contraint de subir le regard, le jugement et donc la dépréciation du dominant. Pourtant, cette honte peut parfois se muer en orgueil et en revendication, permettant de se forger une nouvelle existence envers et contre tout.

C’est sur cette base, et en s’appuyant sur l’œuvre de Jean Genet, que Didier Eribon rédige Une Morale du minoritaire, un essai sociologique qui interroge la place de l’homosexuel dans la société : la manière dont celle-ci l’opprime ou, au contraire, assiste à son émancipation. L’auteur éclaire son propos en mettant en perspective ses réflexions avec les analyses d’autres écrivains concernés par cette question, d’Oscar Wilde à Marcel Proust, en passant par Jouhandeau. Toutefois, c’est la troisième et dernière partie du livre qui m’a le plus captivé, celle qui explore les relations entre cette minorité — en l’occurrence, les homosexuels — et la psychanalyse. À ses débuts, la psychanalyse freudienne offrait une lecture novatrice et libératrice, capable de remettre en question le carcan social et le modèle imposé du couple hétérosexuel, alors que l’homosexualité était encore perçue comme une pathologie à soigner, voire comme un vice pénalement répréhensible. Mais cette discipline est rapidement devenue l’apanage de la caste dominante, qui s’en est emparée pour en faire un instrument de plus au service de l’ordre établi. C’est alors que Didier Eribon se livre à une critique acerbe de Jacques Lacan, un véritable passage à tabac virtuel en règle. Lacan, dont l’homophobie manifeste est rigoureusement mise en lumière. La cuistrerie du personnage n’a d’égal que son mépris pour ceux qu’il prétend guérir à travers des démonstrations d’un autre âge. On pourrait en rire si ces discours n’avaient pas eu de lourdes conséquences et n'avaient pas contribué à brouiller les esprits et à renforcer l’idée d’une honte en conséquence justifiée. Comme toujours chez Eribon, l’argumentation est dense et généreuse, même si l’ouvrage, exigeant, n’est pas forcément à la portée du grand public. Par ailleurs, la thématique peut sembler quelque peu redondante sur l’ensemble des 300 pages. Néanmoins, il s’agit d’un texte édifiant, au sens premier du terme, tant pour ce qu’il révèle que pour la richesse de sa réflexion, portée par la flamboyance d’un Jean Genet dont l’auteur sait brillamment s’inspirer pour étayer ses démonstrations.



samedi 1 mars 2025

WORLD WAR III : L'IMPOSSIBLE BLOCKBUSTER

 L'analogie entre le cinéma à grand spectacle (le blockbuster, comme on a coutume de dire. Nos esprits sont formatés jusque dans le langage) et les grands conflits qui embrasent la planète depuis un siècle n'est pas des plus évidentes. Mais on peut la tenter, à condition de prendre le temps de s'expliquer. Je veux dire, il conviendrait probablement aujourd'hui d’envisager l’hypothétique Troisième Guerre mondiale qui trotte dans certains esprits comme une superproduction hollywoodienne. Pour mieux cerner les raisons qui font qu'elle n'a toujours pas éclaté. 

Il faut remonter jusqu'à la première guerre mondiale, telle que nous la nommons de nos jours. Le premier conflit d’ampleur du XXᵉ siècle, qui impliqua pour la première fois de l’Histoire la quasi-totalité des continents de la planète, avait ceci de particulier qu’il opposait un camp du Bien et un camp du Mal clairement définis, autour d’une intrigue complexe aux multiples ramifications. Cette guerre fut le théâtre de prouesses technologiques inédites et, malheureusement, d’une hécatombe humaine sans précédent. Sur le papier, matière à un grand film de guerre, politique, dramatique. Le cinéma s'en est nourri, du reste, jusqu'à l'indigestion. À partir de là, la Seconde Guerre mondiale apparaît comme le deuxième volet d'un même projet cinématographique, tourné immédiatement après le succès du premier. Endgame, après Infinity War.  Or, lorsqu’on réalise une suite, il faut d’abord identifier un antagoniste, un super-vilain encore plus charismatique, détestable et cruel que la menace initiale. Adolf Hitler et les nazis étaient parfaits pour ce rôle : de l’esthétique même du danger qu’ils incarnaient à la folie intrinsèque de leur projet, tout était réuni pour faire de ce conflit un blockbuster tragique, destiné à marquer l’humanité durablement. Et puisque tout grand film catastrophe se doit d’éblouir son public, il fallait des effets spéciaux à la hauteur, des avancées technologiques encore plus spectaculaires que celles proposées vingt ans plus tôt. Ce fut le cas (sans oublier un subplot qui confine à l'ignoble et au génie, la solution finale), avec en point d’orgue l’arme atomique, star inattendue d’une conclusion dantesque. Les recettes furent faramineuses (le Plan Marshall et la possibilité d'asseoir définitivement l'hégémonie américaine sur le monde "libre" pour les décennies à venir) au point que ça reste à ce jour le sommet du genre, au box office.

Depuis, nous sommes dans l’attente d’un troisième volet que personne n’est parvenu à réaliser. Il y a bien eu quelques spin-offs, ici et là – Vietnam, Irak, Afghanistan… – mais rien de comparable. Ou plutôt, si, des petites séries, destinées au marché domestique et diffusées sur abonnement, grâce aux plateformes. Si on n'est pas un cinéphile exigeant, ça peut le faire, en binge watching, un samedi soir. En réalité, le projet du troisième grand long-métrage, mettant en scène une guerre totale et planétaire, dort dans les cartons depuis des décennies. Mais à chaque fois que l'idée revient dans les discussions, personne ne se décide à la financer. Pourquoi ? Parce qu’on peine à trouver un antagoniste crédible. Dans une surenchère logique, le scénario exige un ennemi capable de faire se dresser contre lui l’essentiel des forces de la liberté. Or, nous ne savons plus ni qui pourrait incarner cette menace ultime, ni comment la combattre sans que le film ne trouve sa conclusion au bout de vingt minutes, générique de fin précipité par une apocalypse nucléaire. Sans même d'ailleurs, que nous puissions clairement définir qui pourrait aujourd'hui reprendre le rôle de ces forces de la liberté. Les vedettes d'hier sont devenues de sinistres cabotins. Nous sommes donc bloqués, prisonniers d’une impasse scénaristique. S’il devait y avoir un troisième volet à cette grande saga mortifère, ce serait sans doute le dernier. Et il faudrait, en termes d’images, de mise en scène spectaculaire, de rebondissements et d’innovations technologiques, surpasser les deux premiers. La surabondance narrative et visuelle. Le synopsis existe, plusieurs grands producteurs l'ont vu et s'en lèchent les babines, mais il manque l'essentiel, les acteurs, les assurances, une fin digne de ce nom. Certains trailers sont mis à disposition assez régulièrement sur les réseaux sociaux, mais c'est juste de fades fan fictions, rien de plus. L'apocalypse, la vraie, le point final, l'extase définitive, restent l'arlésienne du septième art. Silence, on tourne (bientôt) ?