Milan - San Remo : l'indéchiffrable monument
Aux yeux du profane ou du néophyte, l'inscription de Milan-San Remo au cercle restreint des monuments du cyclisme international peut sembler un tantinet exagérée. Oui, la course est une classique aguichante, mais un simple coup d'œil superficiel à son parcours pourrait la dépouiller d'une partie de son prestige. Pas de pavés tranchants où viennent se briser les espoirs des futurs champions. Pas de monts flandriens où le peloton intrépide se voit contraint de mettre pied à terre avant d'avoir atteint le sommet de la bosse. Certes, le dernier tiers du parcours réserve quelques difficultés piquantes, de quoi saturer les muscles de toxines, après 300 kilomètres à humer l'air salin de la délicieuse côte Ligure. La Cipressa, ajout tardif du début des années 1980 (pour corser la conclusion de l'épreuve et combattre la monotonie du sprint massif) et bien entendu, le Poggio. Mais même la mythique colline qui surplombe les serres de la région n'est pas un juge de paix aussi impitoyable que le mur de Grammont ou la tranchée d'Arenberg. 3,7% de pente moyenne, pas de quoi faire des cauchemars, même chez les cyclotouristes. Imaginez les cadors du World Tour. D'ailleurs, plus qu'à désigner le vainqueur de Milan-San Remo, son ultime monticule sert souvent à comprendre qui sont ceux qui vont la perdre. Il reste alors une descente vertigineuse, très technique, puis une longue ligne droite où les audacieux échappés deviennent les proies en ligne de mire d'une meute de limiers féroces, généralement capables de leur mordre les mollets avant la ligne d'arrivée. À moins que vous ne vous appeliez Filippo Pozzato en 2006, auteur d'un des exploits les plus invraisemblables de ces fugitifs aux abois.
Milan-San Remo, celle que l'on surnomme "La Primavera" – c’est-à-dire "le printemps" en français… encore qu'il faille parfois raccourcir l'épreuve et endurer des conditions climatiques dantesques, comme en 2013, lorsque les coureurs effectuèrent une quarantaine de kilomètres dans leurs bus respectifs, pris dans une tempête homérique – est une épreuve qui sourit aux tacticiens, aux rouleurs capables d’absorber près de 300 bornes sans coup férir et de supporter une pression écrasante. Car ceux qui flanchent sous le poids du stress voient leur bolide futuriste se transformer en un véritable bloc de ciment aux roues carrées. Ce n’est pas un hasard si, à ce jour, Milan-San Remo reste la seule grande classique qui se refuse encore à l’ogre Tadej Pogačar, lui qui semble pourtant n’avoir qu’à se baisser pour récolter les lauriers, quand la compétition aiguise son appétit. Il ne suffit pas d’être bon, il ne suffit pas même d’être le meilleur pour triompher sur cette course. Indéchiffrable, séduisante et fascinante, Milan-San Remo peut aussi se révéler hautaine et trompeuse. Elle vous ensorcelle avant de vous éconduire sans ménagement. Un instant d’intimité avec elle, sur la plus haute marche du podium, est un privilège réservé à quelques élus triés sur le volet. Et il faut bien l’admettre : il est parfois difficile de comprendre pourquoi la belle a choisi de concéder ce tête-à-tête à Pierre plutôt qu'à Paul ou Jacques. Le mystère et le charme de "La Classicissima" restent intacts avant d'aborder sa cent-seizième édition, et la question de savoir si le prochain conquérant de celle qui fait tourner bien des têtes déclamera son amour en slovène n'est pas, pour une fois, qu'un exercice rhétorique. Énigmatique, frustrante mais somptueuse : voilà tout le paradoxe de Milan-San Remo.
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