Emilia Perez (de Jacques Audiard)
Si j’ai découvert Emilia Perez avec autant de retard, c’est en grande partie parce qu’il s’agit d’une comédie musicale. Or, soyons honnêtes : l’idée de regarder un long-métrage où les personnages se mettent soudainement à pousser la chansonnette sans raison apparente m’a toujours semblé profondément absurde. J’ai mes limites, et ce genre de film en fait partie. Cela dit, dans Emilia Perez, les intermèdes chantés ne sont finalement pas si nombreux, et ils s’intègrent parfaitement au récit et à son propos. On parvient donc à les accepter, même si la qualité vocale n’est pas toujours renversante.
Quant à l’histoire, vous en avez sans doute déjà entendu parler : un baron de la drogue mexicain, à la tête d’un des cartels les plus violents du pays, entreprend une transition pour devenir une femme. Pour rappel, au Mexique, le trafic de drogue est une sorte de sport national, un peu comme le cyclisme en Belgique. Une telle transformation est loin d’être simple, et notre criminel endurci fait appel aux services d’une jeune avocate, interprétée par Zoë Saldaña, dont la carrière stagne en raison de sa couleur de peau et de son statut social. Le film aborde ainsi la question de l’acceptation de soi : comment se vivre, comment se percevoir, comment assumer pleinement ce que l’on est ? Lorsqu’on a incarné toute sa vie une figure de mâle alpha, les mains plongées dans le cambouis de la violence et la misère, envisager une transition semble d’autant plus inimaginable. Comment faire comprendre aux autres qu’on ne cherche pas seulement à dominer les femmes, mais qu’on aspire à en devenir une soi-même ?
Une fois devenue Emilia, l’ancien baron de la drogue tente de reconstruire une vie plus paisible. Il (Elle, bon sang !) se rachète en fondant une association venant en aide aux familles qui ignorent ce qu’il est advenu de leurs proches, disparus dans cette impitoyable guerre de la drogue. Rappelons qu’au Mexique, plus de 100 000 personnes ont été assassinées ou enlevées sans qu’on puisse retrouver leur trace. Avant cela, Emilia a dû envoyer sa femme et ses deux enfants à Lausanne, en Suisse, pour les protéger et se donner l’opportunité de renaître (en mettant en scène sa propre mort). Lorsque ceux-ci reviennent, ils ne reconnaissent pas celle qui se présente désormais comme une tante. C’est là que réside la faille dans le mécanisme : quoi qu’on fasse, peu importe la nouvelle vie que l’on tente de bâtir, l’ancienne finit toujours par refaire surface. Il y a un moment où tout vacille, où l’édifice se fissure. Et lorsque l’on gratte, tôt ou tard, une substance purulente s’en échappe : l’infection se propage, et l’on finit par regretter de ne pas s'être coupé les ongles. La dynamique est ici implacable. Passe encore que l’ex-femme d’Emilia s’autorise une parenthèse au lit avec un ancien rival, mais comment accepter qu’elle se remarie et que les enfants deviennent hors d’atteinte ? Emilia se retrouve ainsi condamnée à une solitude qu’elle a, en réalité, organisé dès le départ en mentant à tout le monde. Le film de Jacques Audiard a été largement salué pour son audace et son inventivité. Je ne le qualifierais pas de chef-d’œuvre de l’année – n’exagérons rien –, mais il se regarde avec plaisir et recèle quelques fulgurances réjouissantes. Il faut également mentionner l’actrice principale, Karla Sofia Gascon, qui a elle-même effectué une transition dans la vraie vie, rendant sa performance d’autant plus saisissante. Ironie du sort, celle (ou celui) que l’on imaginait parfait·e (ma première tentative d'écriture inclusive, et la dernière) pour incarner cette artiste progressiste susceptible d'ébranler les conventions s’est révélée être une personnalité des plus réactionnaires : d’anciens tweets racistes ont bien failli compromettre la trajectoire du film. Comme quoi, il faut toujours se méfier des apparences – à tous points de vue. C’est aussi l’une des leçons d’Emilia Perez, à l'écran et dans la presse.
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