lundi 3 mars 2025

DIDIER ERIBON : UNE MORALE DU MINORITAIRE

Quand on appartient à une minorité, c’est principalement parce qu’à un moment donné, la majorité a procédé à une stigmatisation. Autrement dit, c’est cette majorité qui, en définissant ses propres standards de ce qui constitue la normalité, désigne implicitement ceux qui s’en écartent et leur attribue une étiquette. Ce mécanisme est l’un des moteurs de la construction de la honte : une honte du dominé, contraint de subir le regard, le jugement et donc la dépréciation du dominant. Pourtant, cette honte peut parfois se muer en orgueil et en revendication, permettant de se forger une nouvelle existence envers et contre tout.

C’est sur cette base, et en s’appuyant sur l’œuvre de Jean Genet, que Didier Eribon rédige Une Morale du minoritaire, un essai sociologique qui interroge la place de l’homosexuel dans la société : la manière dont celle-ci l’opprime ou, au contraire, assiste à son émancipation. L’auteur éclaire son propos en mettant en perspective ses réflexions avec les analyses d’autres écrivains concernés par cette question, d’Oscar Wilde à Marcel Proust, en passant par Jouhandeau. Toutefois, c’est la troisième et dernière partie du livre qui m’a le plus captivé, celle qui explore les relations entre cette minorité — en l’occurrence, les homosexuels — et la psychanalyse. À ses débuts, la psychanalyse freudienne offrait une lecture novatrice et libératrice, capable de remettre en question le carcan social et le modèle imposé du couple hétérosexuel, alors que l’homosexualité était encore perçue comme une pathologie à soigner, voire comme un vice pénalement répréhensible. Mais cette discipline est rapidement devenue l’apanage de la caste dominante, qui s’en est emparée pour en faire un instrument de plus au service de l’ordre établi. C’est alors que Didier Eribon se livre à une critique acerbe de Jacques Lacan, un véritable passage à tabac virtuel en règle. Lacan, dont l’homophobie manifeste est rigoureusement mise en lumière. La cuistrerie du personnage n’a d’égal que son mépris pour ceux qu’il prétend guérir à travers des démonstrations d’un autre âge. On pourrait en rire si ces discours n’avaient pas eu de lourdes conséquences et n'avaient pas contribué à brouiller les esprits et à renforcer l’idée d’une honte en conséquence justifiée. Comme toujours chez Eribon, l’argumentation est dense et généreuse, même si l’ouvrage, exigeant, n’est pas forcément à la portée du grand public. Par ailleurs, la thématique peut sembler quelque peu redondante sur l’ensemble des 300 pages. Néanmoins, il s’agit d’un texte édifiant, au sens premier du terme, tant pour ce qu’il révèle que pour la richesse de sa réflexion, portée par la flamboyance d’un Jean Genet dont l’auteur sait brillamment s’inspirer pour étayer ses démonstrations.



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