vendredi 14 mars 2025

À REBOURS (DE JORIS-KARL HUYSMANS)

À rebours (de Joris-Karl Huysmans) fut accueilli, lors de sa publication en 1884, avec un enthousiasme unanime en France, tant par la critique que par le grand public, les écrivains et les artistes contemporains de l’auteur tel que Mallarmé. L’ouvrage s’imposa rapidement comme une sorte de manifeste du passage du naturalisme au décadentisme. Aux côtés des Fleurs du mal, il constitua le pendant en prose d’une génération entière, séduite par ce « bavardage maudit » qui tentait d’ériger l’individualisme en rempart contre les assauts naissants du proto capitalisme. Cette quête identitaire assez illusoire, vouée à l’excès et à une révolte intérieure absolue, marquait une rupture radicale. Du côté de la littérature, le naturalisme vacillait déjà, avant que Huysmans ne lui porte un coup décisif en le privant de toute possibilité de renaissance. Comment, en effet, ce courant, soucieux d’une représentation aussi objective que possible de la réalité, pouvait-il survivre face à un roman dont la force résidait précisément dans l’absence de trame, au nom d’une esthétique de l’artifice ? Avec À rebours, l’esthétisme s’introduisait de plain-pied dans le roman, avec en guise de cheval de Troie le dandysme matérialiste de George Brummell – premier véritable dandy de l’Histoire. Le roman de Huysmans repose surtout sur un usage enfiévré du langage, une tentative d’englober tous les aspects du savoir dans un même récit, tout en l’agrémentant d’exotismes inattendus et d’archaïsmes savamment choisis pour le pur plaisir intellectuel. D'où la nécessité de recourir souvent aux notes de bas de page, pour le sens des termes employés.

Guy de Maupassant qualifia le roman d’« histoire d’une névrose ». De fait, l’intrigue se réduit à un prétexte, un simple point de départ : Des Esseintes, aristocrate français, désabusé par la frivolité et la mondanité parisiennes, décide de se retirer dans une villa à Fontenay , où sa seule occupation consistera à aménager son intérieur. L’obsession du détail chez Huysmans fait de chaque chapitre un portrait minutieux de l’agencement des lieux, dans une narration lente, rythmée uniquement par le plaisir des descriptions. Tout y passe. Le soin des fleurs, du mobilier, les odeurs, les alcools, la bibliothèque… La bibliothèque de Des Esseintes incarne d'ailleurs une véritable prise de position intellectuelle, un chapitre fondamental dans l’histoire littéraire française, au point de ressembler à un essai inséré dans un roman. Huysmans distribue bons et mauvais points, fait preuve de clairvoyance, raille sans pitié. Ainsi, dans la salle isolée que Des Esseintes consacre à la lecture, une pièce baignée d’une lumière artificielle, dont les fenêtres ont été remplacées par d’immenses aquariums qui filtrent les rayons du soleil, trône une vitrine avec la première édition des Fleurs du mal. Sur les étagères, aux côtés des classiques latins et grecs, s’imposent les noms de Mallarmé, Verlaine, Rimbaud. Grâce à Huysmans, la curiosité des lecteurs français s’exacerbe et devient insatiable. Huysmans, dans sa grandeur de critique visionnaire, prophète de la décadence et des temps encore à (ad)venir.

L’isolement de Des Esseintes est avant tout un choix éthique. Huysmans parvient à unir magistralement, avec beaucoup d'humour, l’hédonisme épicurien – conçu comme absence de douleur – et l’approche esthétique du plaisir sensuel dont Wilde sera le plus illustre représentant par la suite. Comme chez Sartre, où la nausée doit être dépassée, Des Esseintes cherche un équilibre entre son être et le monde qu'il souhaite fuir, auquel il entend renoncer. Mais sa névrose s’accentue dans l’isolement ; épuisé, au bord de la folie, il est contraint, sur avis médical, de réintégrer la société pour se soigner – la même société dont il s’était justement enfui pour échapper à son mal. C’est la raison pour laquelle le titre original du roman, Seul, fut remplacé par le plus percutant À rebours : à contresens du progrès bourgeois du XIXᵉ siècle, à rebours des principes du naturalisme, à contre-courant du dynamisme factice de la vie sociale, pour un retour vers l’introspection. Comme lorsque le protagoniste entend effectuer un voyage en Angleterre et part avec toute une série de malles et d'effets personnels, avant d'échouer à l'embarquement, dans une gargote où il peut avoir un avant goût fantasmé de ce qui l'attend de l'autre côté de la Manche. Un portrait au vitriol et très drôle des Anglais, qui va le décider à rentrer chez lui, le soir même. La sensation plutôt que l'expérience, la sensation exacerbée comme expérience ultime. De quoi devenir fou, fuir ses semblables, dans un éclair de lucidité.


 
 

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